À la découverte de la "transumanza" avec les bergers des Alpes italiennes

La transumanza, que les bergers des Abruzzes entreprennent avec leurs troupeaux de moutons et de chèvres, existe depuis plus de mille ans. L’Unesco l’a inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Les randonneurs peuvent participer à ce voyage au fil de paysages rocheux et de villages médiévaux.

À Anversa degli Abruzzi, la vie des 400 villageois semble figée dans le temps. Ici, dans les Gole del Sagittario, une magnifique réserve naturelle, les coutumes d’un monde rural oublié sont toujours vivaces. Depuis l’appartement du berger Nunzio Marcelli, où nous passons la nuit avant le départ, on peut voir la place du village, petite, mais animée, avec ses maisons médiévales entourées d’un superbe paysage de montagne. Les habitants se réunissent autour d’un café ou d’un aperitivo, les enfants jouent et tout le monde se connaît. On sort les guitares et Marcelli, quand certains se lèvent et se mettent à danser. Le vin coule à flots, les pâtes sont al dente, la nuit tombe lentement.

©DAVID DE VLEESCHAUWER
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Lorsque nous nous réveillons le lendemain matin, nous admirons depuis notre fenêtre les prairies sans fin et les sommets enneigés des Apennins. C’est le décor de la transumanza, transhumance en italien, soit la migration que les bergers de la région de L’Aquila effectuent depuis plus de mille ans avec leurs moutons et leurs chèvres: fin juin, ils emmènent leurs troupeaux vers les pâturages d’été et, début octobre, ils les ramènent au village.

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Vers 7 heures du matin, les bergers ouvrent les portes des étables et lâchent des vagues (pour ne pas dire des océans) de moutons et de chèvres. Marcelli possède à lui seul un millier de bêtes, qu’il va mener durant les prochains jours avec ses collègues bergers et leurs chiens, des bergers de Maremme, ainsi que des chevaux et des ânes. Tous savent exactement ce dont les troupeaux ont besoin et comment les protéger des loups et des ours qui peuplent les Abruzzes. Oui, cette région d’Italie est encore très sauvage et c’est ce qui la rend si fascinante. Notre petit groupe de randonneurs se forme à l’agriturismo de Marcelli, La Porta dei Parchi, où une vingtaine de compagnons de voyage de tous âges et de tous horizons nous attendent.

Culture traditionnelle

Au village, Nunzio Marcelli est considéré comme un héros. Après avoir étudié l’économie à la prestigieuse Sapienza Università de Rome, il est revenu à ses racines dans son village natal, où il mène depuis 30 ans une vie calme et simple, au rythme des saisons. Marcelli est connu bien au-delà du village pour sa lutte contre la modernité qui menace les traditions et la culture traditionnelle des Abruzzes. "Abruzzes et transumanza sont synonymes", annonce-t-il.

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"C’est un mode de vie qui ne doit pas disparaître: cette transhumance est l’âme de ma région rurale. Tout y est réuni: le rythme des journées, la cuisine traditionnelle, le vin, le mode de vie, le lien avec la terre, les paysages et les animaux. Les Abruzzes sont l’une des rares régions d’Europe où le lien avec cette coutume consistant à déplacer les bêtes pour leur permettre de trouver de la nourriture est toujours très présent. Les troupeaux migrent pour s’alimenter. Les villageois se rassemblent pour célébrer leur terre. Bref, c’est un cercle vertueux qui respecte et unit les animaux, le paysage et les hommes."

"Les Abruzzes forment un cercle vertueux qui respecte et unit les animaux, le paysage et les hommes."
Nunzio Marcelli
Berger des Abruzzes
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Les chemins que suivent les troupeaux, les tratturi, suivent en partie les anciens sentiers de transhumance qui formaient un immense réseau entre églises, prairies et ponts. "Ces routes naturelles faisaient parfois plus de 100 mètres de large et jusqu’à 245 kilomètres de long, mais il n’en reste plus aujourd’hui que quelques-unes pouvant être empruntés par les troupeaux", explique Marcelli. "En chemin, nous nous arrêtions sur des aires de repos appelées riposi, qui offraient de l’ombre et de l’eau aux bergers et à leurs troupeaux. La plupart de ces tratturi et riposi ont été effacés au profit des infrastructures, tant publiques que privées. C’est dommage."

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En 2019, l’UNESCO a inscrit la transumanza sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Cette demande avait été introduite par l’Italie, mais aussi par la Grèce, où cette tradition persiste sur le continent et sur certaines îles, dont la Crète et Naxos, ainsi que par l’Autriche, où la transhumance se poursuit aujourd’hui encore dans les Alpes de l’Ötztal. Marcelli se bat pour les tratturi et la transumanza, mais aussi pour le métier de berger, qui a presque disparu et que plus personne ne veut exercer à cause du dur labeur et du faible salaire. "Autrefois, les pères et les mères du village disaient à leurs enfants: si tu n’étudies pas, tu finiras berger. Aujourd’hui, c’est le contraire: ils sont nombreux à réaliser que la disparition de cette tradition serait une perte irréparable."

En plus de ses troupeaux, Marcelli gère un agriturismo et une petite trattoria, où l’on sert de savoureux pranzi face à une vue spectaculaire, ainsi qu’un magasin de produits bio.

Étendues reculées

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Le premier jour, nous traversons les étendues de nature sauvage que sont les Gole del Sagittario, décrites avec lyrisme par l’écrivain Gabriele D’Annunzio (1863-1938) dans la tragédie "La fiaccola sotto il moggio" (1905). Nous traversons le village de Castrovalva, dont le paysage a inspiré le peintre néerlandais Maurits Cornelis Escher, autre amateur des Abruzzes. Nous traversons les cols de montagnes à pied en suivant ou en précédant les moutons, puis arrivons à Frattura Vecchia, un ancien village de bergers aujourd’hui pratiquement désert.

Après des heures de marche, on dépose les sacs à dos pour se reposer dans la prairie, récupérer et contempler le paysage, un plaisir dont on ne se lasse pas. Les moutons paissent à quelques centaines de mètres de notre groupe. S’ils se reposent, nous nous reposons - et non l’inverse. Ce sont les troupeaux qui se déplacent, comme un seul corps, et qui, ainsi, déterminent le rythme quotidien que nous suivons. Le tempo des moutons est à la fois surprenant (parfois plus rapide, parfois plus lent) et relaxant. Se joindre à une masse laineuse presque uniforme qui se déplace en bloc et ondoie sans jamais se défaire est une sensation particulière. Tout semble naturel et déterminé par le rythme des bêtes qui se déplacent docilement à la recherche de vertes pâtures dans les hauteurs.

Ce sont les troupeaux qui se déplacent, comme un seul corps, et qui, ainsi, déterminent le rythme quotidien que nous suivons.

Adoptez un mouton

Quelques heures plus tard, nous arrivons au lac de Scanno: cette étendue d’eau en forme de cœur s’est formée naturellement il y a 2000 ans, suite à l’effondrement de la montagne en surplomb. Nous visitons le village perché à 1.100 mètres d’altitude, fondé par l’économie pastorale traditionnelle et où l’on peut aujourd’hui encore croiser des mamies en costume traditionnel en laine des Abruzzes. C’est un village matriarcal: comme les hommes étaient au loin plusieurs mois par an avec les moutons, les femmes s’occupaient du reste.

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La nuit tombe. Nous rejoignons une simple cabane de montagne isolée. Les bergers qui aident Marcelli font partie d’une famille roumaine. Le père est fromager: ricotta, pecorino, scamorza et caciottine sont au menu du soir, accompagnés de vins du pays, de musique à la guitare et de chansons. Au cours du repas, Marcelli explique comment lui est venue l’idée de créer "Adoptez un mouton", une initiative pour que l’élevage traditionnel reste viable. En échange d’une contribution annuelle de 180 euros, les adoptants reçoivent une sélection de fromages, charcuteries, huiles d’olive, pâtes bio et accessoires en laine des Abruzzes. "Ma philosophie, c’est produire moins, mais mieux", sourit Marcelli. Et ça marche: son programme d’adoption compte déjà près de mille membres.

Nature sauvage

Rassurez-vous: la transumanza n’est pas réservée aux randonneurs purs et durs. Tout le monde peut participer à la transhumance, même ceux qui ne sont pas de grands marcheurs. On parcourt environ 18 à 20 kilomètres par jour, mais, comme les pauses sont nombreuses, ce rythme est tenable. La nature est sauvage, à mille lieues de toute civilisation. Participer à la transumanza, c’est accepter de passer deux à trois jours dans un hébergement aussi  rudimentaire qu’un refuge de montagne. C’est aussi l’occasion rêvée de se déconnecter: pendant cette randonnée de trois jours, il n’y a pas eu de réseau et, même dans les villages, l’accès à internet était quasi inexistant.

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Le dernier jour, nous marchons plusieurs heures dans de profondes forêts pour atteindre notre but final: un beau pâturage d’été, l’Altopiano delle Cinquemiglia, un plateau situé non loin du joli village de Roccaraso. C’est ici que les animaux passeront l’été, essentiellement pour brouter une herbe grasse parsemée de fleurettes qui donnera à leur lait cette saveur particulière. Et, en octobre, elles retourneront dans leur étable.

En tout, nous aurons marché une soixantaine de kilomètres. Nos pas sont accompagnés par les sons des cloches des bêtes et le craquement des branches, parmi des paysages magnifiques révélant la richesse de cette région. Cette expérience est recommandée à tous, même à ceux qui ne sont pas des randonneurs confirmés. On participe à la transhumance principalement pour les histoires de vie et la tradition, si humaine et si vivante, mais aussi pour le plaisir de la marche dans les Abruzzes si sauvages que l’on ne peut faire qu’un avec la nature et approuver l’affirmation de Marcelli: la transumanza est un mode de vie qui ne doit en aucun cas disparaître.

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