Certains espèrent que ce n’est qu’un au revoir; d’autres, qu'on en aura fini pour de bon avec cette habitude. Mais qui se souvient encore que c'est à Mai 68 que nous devons le baiser de salutation? Une petite révolution à l'époque...
Bon débarras! Fini le rite du "Salut. Smac! Ça va?". Voilà ce que vous avez peut-être pensé quand les virologues ont proscrit la bise ou "baiser social". Soyons honnêtes: la bise sur la joue peut être aussi déroutante que le french kiss est sensuel, voire excitant. Que ce soit pour un anniversaire ou une cérémonie de remise de prix, les trois bises standard permettaient de s’en tirer sans commettre d’impair en Belgique. Mais, pour toutes les autres occasions, c’était mystère et quiproquo: faut-il faire une, deux ou trois bises? On commence sur la joue gauche ou la droite? OK pour les membres de la famille et les amis, mais quid pour l’ami d’un ami? Et les bises trop appuyées ou trop bruyantes?
Bien qu’Hollywood prétende que le baiser est une affaire de romantisme, le baiser romantique n’est qu’un détail de notre tradition du baiser.
Sur la scène mondiale, il doit exister à peu près autant d’habitudes en matière de baisers que de dialectes. Les Français qui, selon les régions, font jusqu’à cinq bises, savent comment se comporter dans leur pays grâce à www.combiendebises.com.
Par contre, ils sont perdus une fois passées leurs frontières. Tout le monde connaît l’étrange ballet diplomatique qui se produit lorsque différentes nationalités se saluent: le Parisien présente sa deuxième joue au Bruxellois, qui ne fait qu’une seule bise, tandis que le Milanais en claque une troisième - c’est la dernière qui est la meilleure. Parfois, on n’embrasse pas du tout, comme les Asiatiques, qui préfèrent s’incliner. Ou comme l’Allemand dans le cou duquel ma bouche s’est retrouvée, et qui a reçu une étreinte au lieu d’une bise. Malaisant...
Déjà, rien qu’en Belgique, la différence est notable: les Wallons se font plus facilement la bise que les Flamands, légèrement plus réservés. Selon le psychologue social Frank Van Overwalle, si la confusion qui règne au sujet des bises est source de gêne, c’est parce que nous tenons à communiquer clairement. “La façon dont nous nous saluons en dit long sur la nature de la relation”, détaille le professeur de la VUB. “Quand nous nous comportons de manière inappropriée dans une autre culture, nous nous mettons dans l’embarras, car nous risquons involontairement de communiquer un message erroné, et de fâcher l’autre.”
Baiser hollywoodien
Bien qu’Hollywood prétende que le baiser est purement romantique (et se considère même comme son inventeur), le baiser romantique n’est qu’un détail dans la tradition du baiser. Selon certains biologistes de l’évolution, ce rituel trouverait son origine il y a des milliers d’années, dans le nourrissage bouche à bouche et la prémastication des premiers humains qui, comme les animaux, pratiquaient la becquée.
Plus tard, le baiser est devenu une expression de rang et de respect: en 500 avant J.-C., l’historien grec Hérodote rapportait déjà que les Perses se saluaient selon une étiquette stricte, la personne de rang inférieur devant donner un baiser en fonction de son statut.
Heureusement, les anciens Romains ont apporté une certaine variété: ils pratiquaient aussi bien le baiser d’amour (basium, échangé entre époux ou membres d’une même famille) que le baiser érotique (suavium, réservé aux courtisanes) et le baiser de salutation (osculum, un baiser donné lèvres fermées). Les illettrés de la Rome antique pouvaient même "signer" officiellement un contrat en y apposant un baiser.
Baiser politique
Hollywood a donc tort: à travers l’histoire, le baiser est davantage une question de rang et de respect que de romance. Au Moyen Âge, il était courant d’embrasser la main du seigneur, les pieds du pape et le sol aux pieds du roi. Le baiser sur la joue n’est devenu une mode qu’après la Révolution française, en 1789, quand la bourgeoisie libérale -liberté, égalité, fraternité- décapita la noblesse et ses normes de Cour.
Aujourd’hui encore, un baiser donné sur la joue symbolise l’égalité. Il suffit de regarder les baisers politiques que se donnent les dirigeants mondiaux, comme le font Merkel et Macron lors de réunions au sommet. Cependant, personne ne faisait plus fort dans le genre que les communistes, qui exprimaient leur profond respect pour un camarade du parti par un baiser fraternel, parfois hardiment donné à pleine bouche. La version street art du légendaire baiser entre le dirigeant de l’URSS Leonid Brejnev et le président du Conseil d’État de la République démocratique allemande Erich Honecker, en 1979, est depuis trente ans une attraction de l’ex-Mur de Berlin.
Baiser d’ingénue
Je me souviens aussi clairement de mon premier baiser sur la joue que du vrai baiser qui a suivi, des années plus tard. À l’époque préréseaux sociaux, ma petite voisine s’était trouvé un amour de vacances venu de la ville. Je ne sais plus comment ils s’étaient rencontrés, mais l’élégant baiser de ce garçon sur ma joue d’ingénue, donné au bord d’un étang de baignade, fut inoubliable.
Cette connotation élitiste et chic n’est historiquement pas si étrange qu’il n’y paraît. Dans "The Kiss in History", Karen Harvey écrit qu’en raison de l’égalité implicite, seules les classes sociales supérieures ont longtemps été les seules à pratiquer la bise sans complexe, ce qui a également laissé des traces dans les différences géographiques qui subsistent entre la ville et la campagne.
“Si, aujourd’hui, à l’exception du protocole royal, nous ne sommes plus tenus de saluer quelqu’un en fonction de son rang, la salutation reste révélatrice de notre identité”, précise Van Overwalle. Tout comme les cheveux teints, les piercings ou les tatouages révèlent beaucoup de choses, le baiser proclame également "À la ville, nous sommes différents". En tout cas, pas comme près de l’étang de mon enfance, si loin de la ville.
Baiser de salutation
C’est à Mai 68 que nous devons le baiser de salutation, ou bise, tel que nous l’avons connu jusqu’ici. S’embrasser sur la joue de manière égalitaire était inhabituel et bourgeois, jusqu’à ce que les jeunes bouleversent l’ordre social, explique Valérie Piette, professeur d’histoire à l’ULB. “1968 est l’année où le baiser s’est démocratisé, car les jeunes lui ont donné une signification nouvelle.”
Ce qui a commencé comme un parti pris politique (des hommes et des femmes de classes différentes s’embrassant pour montrer qu’ils sont sur un pied d’égalité) a finalement été intégré dans nos vies par l’intermédiaire de films, jusqu’à rendre la bise normale, puis banale. Et parfois même excessive.
“Je connais des gens qui prennent congé lors du Nouvel An, juste pour échapper aux bises des collègues”, pointe Brigitte Balfoort, spécialiste de l’étiquette. Commencer par observer les autres: c’est son premier conseil dans cette "jungle de coutumes". “Maintenant, c’est facile”, ajoute-t-elle, soulagée. “Nous sommes obligés de garder nos distances. Les baisers redeviendront de vrais baisers, réservés à sa famille et à ses enfants.”
Le baiser post-coronavirus
Que signifieront ces baisers et ces bises dans le futur? Aujourd’hui, nous critiquons les personnalités (comme Carla Bruni et Jean-Marie Dedecker) qui, au début de la pandémie, proclamaient qu’elles continueraient à faire la bise.
Le psychologue social Van Overwalle prédit un comportement plus distant: “Nous avons déjà pris l’habitude de dire "au revoir", paume tournée vers l’écran, un geste depuis longtemps en vogue en Chine.” Balfoort se réjouit que nous ne puissions plus nous cacher: “Avec une bise, on pouvait s’en tirer facilement. Bonjour, paf, bise, et c’était parti. Maintenant, il faut vraiment se présenter et réapprendre à engager une conversation.”
Ce qui n’est peut-être pas une mauvaise chose. Lorsque nous pourrons de nouveau oublier les salutations avec les pieds et les coudes, nous aurons au moins quelque chose à nous dire après un vrai "Salut. Mwah! Comment ça va?"
5 baisers décriptés
Le French kiss, fruit de l’humour anglais
Une expression qui fait référence aux Français et qui n’existe qu’en anglais c’est suspect. Celle-ci fut inventée au plus fort des hostilités anglo-françaises, entre 1730 et 1820. À cette époque, le sexe était répréhensible, tout comme les Français et leur culture latine. Des "French lessons" (rendre visite à une prostituée) aux "French prints" (images pornographiques) en passant par "being frenchified" (contracter la syphilis), la langue britannique trouva pour chaque concept associé au sexe un synonyme "pudique" à la française. Bien qu’ils aient perdu la suprématie mondiale, les Britanniques continuent de pratiquer le "French kiss", soit le baiser amoureux.
Le kiss of life, banni par l’ordre des médecins
En 1745, le docteur John Fothergill fit une allocution à la Royal Society of London au sujet du "kiss of life"(le bouche-à-bouche), une pratique utilisée depuis longtemps par les sages-femmes pour sauver les bébés inanimés. Une technique suffisamment ancienne pour être mentionnée dans la Bible. Curieusement, les médecins considérèrent cette pratique comme tellement indigne de leur profession que ce shocking bouche-à-bouche ne fut réintroduit dans la médecine des hommes savants avant qu’aux années 1950.
Le baiser alcotest
Même dans les cultures qui renoncent aux baisers en public, presque tout le monde s’embrasse au sein du cercle familial. Dans l’Antiquité, il existait même une loi, le "ius osculi", qui permettait qu’une femme puisse être embrassée par tous les membres de sa famille. Non pour la saluer, mais pour vérifier qu’elle n’avait pas absorbé de l’alcool en catimini, ce qui lui était strictement interdit.
Le baiser volé
Si le baiser échangé entre Madonna et Britney Spears lors des MTV Video Music Awards en 2003 pouvait paraître choquant à l’époque, il relevait clairement d’un commun accord. Le baiser que "Mado" vola à Drake, treize ans plus tard, était, lui, un vrai baiser volé, ce qui apparut d’ailleurs clairement sur le visage déconfit du rappeur. Chez les Romains, un baiser sans consentement mutuel, ou "crimen osculationis", était passible de punition, en fonction du rang et de la position de la victime. Drake attend toujours que justice soit faite.
Le Q.U.O.I.?
Ne méprisez pas les mots de la génération internet tels que "LOL" (laughing out loud) ou "YOLO" (you only live once), car cela fait plus longtemps que ça que nous utilisons d’étranges acronymes pour communiquer. Les lettres officielles en Espagne se terminaient par "QBSM", autrement dit "que besa su mano" (je vous baise la main) ou "QBSP", "que besa sus pies" (je vous baise les pieds). Autre acronyme historique, "S.W.A.L.K." ou ‘sealed with a loving kiss’, clôturait les lettres romantiques que les soldats anglais échangeaient avec leur fiancée lors de la Seconde Guerre mondiale.