Le clapotis de l'eau d'un lac. Une histoire apaisante, racontée par l’acteur oscarisé Matthew McConaughey. Et si cela ne suffisait pas, une brume de sommeil à base de lavande, camomille et encens. L'été en pleine conscience avec Michael Acton Smith, l’initiateur de l'app Calm, valorisée à un milliard de dollars.
Un écran bleu avec le message ‘Take a deep breath’: c’est la première chose qu’on voit en ouvrant l'application Calm. Ensuite, on entend le doux clapotis d'un lac sur les galets du rivage. Dans l'App Store, Calm se présente comme une application pour ‘dormir, méditer et se relaxer’.
Au premier niveau, l'application vous accompagne au fil d’une méditation de 1, 5, 10 ou 30 minutes, une fois assis le plus confortablement possible et concentré sur sa respiration. On peut remplacer le son du clapotis par celui du doux crépitement d'un feu ou le chant du soir des grillons. Ou de la musique apaisante. Ou histoires racontées par des voix célèbres, dont celle de l’acteur oscarisé Matthew McConaughey.
Calm est une idée de Michael Acton Smith, établi à Marlow, dans le Buckinghamshire. Le Britannique a l'art de se remettre en perspective d’une manière amusante. Sa signature: les cheveux en pétard, une collection de bracelets, une bague crâne et une ceinture de plus de 500 euros avec boucle de cow-boy qu'il a achetée parce qu'il n'a pas osé dire au commerçant qu'il désirait quelque chose de moins cher au moment où la somme de 500 euros s’est affichée à l'écran de la caisse.
Peu importe: il peut largement se le permettre maintenant que son entreprise est valorisée à 1 milliard de dollars.
Licorne
Acton Smith et son associé Alex Tew ont eu cette idée en jouant à Fifa sur leur Xbox, à l’époque où ils partageaient un appartement dans le quartier londonien de Soho. Quand Tew a vu que le nom de domaine 'calm.com' était à vendre, ils ont senti qu'il avait du potentiel, sans savoir qu'en faire. "Nous trouvions qu'il y avait là une sorte de tension excitante, quelque chose d'électrique", se souvient Acton Smith.
"Ça peut paraître fou, mais très tôt, nous avons pensé qu'il pourrait devenir une des grandes marques du siècle." Comme ils ont estimé que Calm aurait de meilleures chances de succès et attirerait plus rapidement les investisseurs en Californie, ils sont partis aux États-Unis. C'était il y a quatre ans.
Selon les détracteurs, le succès de Calm en dit long sur notre société: aujourd’hui, nous avons besoin d'une application sur notre smartphone pour nous indiquer quand mettre celui-ci de côté.
Dans la Silicon Valley, on a un mot pour désigner une start-up valorisée à un milliard de dollars: ‘unicorn’, soit licorne. Une créature si rare qu'elle change la vie de ceux qui y investissent et la marche du monde, comme les applications Uber, Airbnb, Deliveroo ou Pinterest.
Au début de l’année, après une série de levées de fonds, Calm a, elle aussi, obtenu le statut de licorne. L'un de ce qui a cru au projet est l'acteur Ashton Kutcher, devenu investisseur en technologie. "Il faut des mois aux investisseurs pour effectuer leur 'due diligence'", explique Acton Smith.
"Il en allait de même pour nous. Mais un beau jour, nous nous sommes réunis dans notre petit bureau à San Francisco et avons déclaré: ‘Yes, nous avons réussi’. Nous nous sommes félicités, sommes allés chercher quelques snacks et du champagne, mais vingt minutes plus tard, chacun était de retour derrière son écran. Au travail." Calm emploie aujourd'hui 50 personnes.
Calm Premium
Acton Smith est bien conscient du fait que beaucoup de personnes considèrent la méditation comme un drôle truc de bizarre. "Bien sûr, il y a des gens qui se demandent comment notre entreprise peut bien valoir un milliard de dollars." Pourtant les chiffres de croissance de Calm, cependant, sont loin d'être flous. L'appli a été téléchargée 45 millions de fois. Chaque seconde, quelqu'un écoute un pep talk comme ‘7 days of Managing Stress’ ou ‘Loving Kindness’, ou encore l'acteur britannique David Walliams lire ‘Sienna the Sleepy Sloth’.
"D'ici la fin de l'année, nous aurons encore 20 millions de téléchargements supplémentaires", déclare Acton Smith."Nous nous développons très, très vite." D'ici la fin de l'année, une personne sur 116 dans le monde utilisera Calm.
Qui sait raisonner peut créer une app, mais convaincre de l'acheter est une autre paire de manches. Il est là le tour de force de Calm, ‘première licorne de santé mentale du monde’. Pour 69,99 dollars, on a un abonnement annuel à Calm Premium, qui vous permet d'accéder à une gamme de contenus encore plus large, avec davantage d'histoires et de cours de méditation. Au fait, combien de clients Premium Calm compte-t-il déjà? "Plus d'un million et demi, mais ce nombre augmente très rapidement", affirme Acton Smith.
Calm a même réalisé des bénéfices l'an dernier, ce qui est très exceptionnel pour une start-up. Un succès qui est dû en partie à son humour typiquement britannique. Parmi les narrateurs des ‘histoires pour dormir’, on trouve Ben Stein, célèbre professeur d'économie apparu dans une comédie des années 80 'Ferris Bueller's Day Off' ('Anyone? Anyone?'), c'est lui qui lit le premier chapitre du livre ‘The Wealth of Nations’ d'Adam Smith.
"Je pense que c'est la raison pour laquelle Calm a un tel succès", déclare Acton Smith. "Nous ne nous prenons pas trop au sérieux. Nous procédons d'une manière très créative et avec une bonne dose de rock'n'roll, c'est pourquoi les gens n'hésitent pas à utiliser l'application et à en parler."
Calm est bien plus qu'une application: son créateur ambitionne d’en faire le 'Nike of the brain', une marque qu'il cite à plusieurs reprises pendant l’entretien. Un de ses livres préférés est 'Shoe Dog', l'autobiographie de Phil Knight, le co-fondateur de Nike. Et sur le mur de son bureau trône la couverture du ‘People’ de juillet 1977, avec en gros titre: ‘Tout le monde fait du jogging, le nouvel engouement, même les stars’.
"Dans les années 1970, le jogging et le yoga étaient la nouvelle hype", commente-t-il. "On a ensuite assisté au boom de la santé physique et, là, il y a une salle de fitness à chaque coin de rue."
Le réveil de Moby
Acton Smith pense que la santé mentale est appelée à remplacer la santé physique sur le podium de la hype. Pourquoi ne miserait-il pas dessus? Calm est bien plus qu'une simple application pour faire un peu de méditation et essayer de mieux dormir. En mars, Moby a lancé son nouvel album via Calm, un mois avant que sa musique ne soit disponible ailleurs en streaming. Calm propose également une ‘brume de sommeil’ à base d’huiles essentielles de lavande, camomille, encens et sauge sclarée que vous vaporisez sur votre oreiller, un spray qui vous aide à 'quitter la journée et à vous détendre'.
"Calm est une marque avec un potentiel énorme", ajoute Acton Smith. Sa voix est douce et, comme pour un TED Talk, il a ce charisme convaincant des entrepreneurs qui réussissent. "Calm pourrait-il s'étendre aux vêtements? Pourrions-nous lancer un magazine? Ou une chaîne hôtelière? Et puis, nous avons eu cette idée folle: ne serait-il pas génial d'acheter une île et de la convertir en Calm Island, le resort le plus extraordinaire du monde?"
Acton Smith refuse de révéler combien d'actions son partenaire Tew et lui détiennent dans Calm, mais certains insiders parlent de 51% ou davantage. "Nous avons un bon pourcentage", déclare-il sans être plus précis. Plus de la moitié, alors? "Nous ne donnons pas de chiffres précis, mais ça doit être quelque chose comme ça." Ce qui signifie qu'à quelques millions près, Acton Smith pèserait 250 millions de dollars. Une belle somme pour un entrepreneur de 44 ans! Mais cette fortune ne s'est pas faite en un jour non plus.
"Ne serait-il pas génial d'acheter une île et de la convertir en Calm Island, le resort le plus extraordinaire du monde?"
En 1998, il venait de décrocher son diplôme en géographie à l'Université de Birmingham quand il a lancé Firebox, un des premiers retailers en ligne, spécialisé dans les gadgets pour hommes. Son premier gros succès a été un jeu d'échecs dont les pièces étaient des verres à shot. Les règles du jeu étaient simples: si on prenait une pièce à son adversaire, on devait boire un shot. Si Acton Smith est toujours un joueur d'échecs passionné, il boit beaucoup moins qu'avant.
Quand la bulle Internet a éclaté, Firebox s'est retrouvée à court de capital, avec des avocats devant la porte expliquant qu'Acton Smith finirait en prison s'il continuait à se comporter de la sorte. L'entreprise a considérablement réduit ses coûts, surmonté cette période difficile et survécu.
Changement de nom
Smith a ensuite fondé Mind Candy, une société technologique qui proposait notamment Moshi Monsters, un jeu en ligne incroyablement populaire auprès des enfants. À son apogée, Mind Candy valait plus de 110 millions d'euros, et ce n’était plus Michael Smith, mais Michael Acton Smith qui était à la barre. "Il y a 8 000 Michael Smith au Royaume-Uni!", explique-t-il. "À l'ère de Google, je me suis dit qu'il était important d'avoir un nom rare." Acton est le nom de sa mère.
À l'époque, Michael n'était pas single. Son amie, Kathryn Parsons, a fondé Decoded, qui fournit des conseils en matière de littératie numérique. Ensemble, ils ont été proclamés ‘geek power couple’ et ont reçu divers titres honorifiques britanniques: Acton Smith est ainsi devenu chevalier de l'Ordre de l'Empire britannique.
Mais le succès de Mind Candy a décliné lui aussi. Moshi a donc lancé des magazines, des jouets, un album de musique et même un film, qui est sorti au même moment que 'La Reine des neiges' de Disney. Un coup dont le label Moshi ne s’est jamais remis. Acton Smith refusait également de voir que les enfants abandonnaient l'ordinateur et les logiciels pour les smartphones et les applis. Or Moshi n'avait pas d'application. "Ce fut une leçon douloureuse, qui m'a aussi rendu très humble: nous avons appris que le monde du divertissement change rapidement, surtout pour les enfants", explique-t-il aujourd’hui. "Nous pensions que nous allions devenir le prochain Disney."
Mind Candy existe encore aujourd'hui, mais l’entreprise est désormais dirigée par quelqu'un d'autre même s'il en est encore actionnaire..
Quand nous évoquons sa vie privée, Acton Smith semble se crisper et dit que nous allons ‘off the record’. Il reste très discret concernant sa maison à San Francisco, et encore plus quant au fait qu'il l’occupe seul ou non. Il consent néanmoins à révéler qu'il fait constamment la navette entre San Francisco et Londres et envisage d'y acheter une maison. "Soho me manque", soupire-t-il.
L'an dernier, il a fait 45 allers-retours en avion, mais il adore ça. "Le vol transatlantique est une pause obligatoire dans la vie online, et vous donne le temps de griffonner quelques notes sur papier." Il retourne également souvent à Marlow, chez sa mère (son père est décédé il y a quelques années) ainsi que chez sa sœur Anna Acton, actrice dans le soap opera britannique 'EastEnders'. Et que pense sa mère de Calm et de ce chiffre d’un milliard de dollars?
"Tant que je porte un manteau et une écharpe pour ne pas prendre froid, elle est heureuse!", répond Acton Smith en riant. Sa seule petite folie en tant que nouveau magnat de la Silicon Valley est l’achat d’une nouvelle voiture pour sa mère. "Elle roulait dans une vieille Toyota de 20 ans, et je l'ai suppliée de me laisser lui acheter une nouvelle voiture. Elle rêvait depuis longtemps d'une Mercedes. Cette année, elle était enfin dans l'allée."
Prince Harry
Calm est loin d’être la seule entreprise à surfer sur les vagues de la santé mentale: on trouve des centaines d'apps de méditation dans l'App Store, de BetterMe à Sleep+++, en passant par Woebot: si on est victime d'une crise de panique à trois heures du matin, on peut parler à un thérapeute virtuel.
Le mois dernier, le prince Harry a annoncé qu’Oprah Winfrey et lui allaient produire une série de documents sur la santé mentale pour le nouveau service de streaming avec lequel Apple engage la lutte contre Netflix. Selon la société d’étude de marché Zion Market Research, le marché mondial des logiciels de santé mentale était d'environ 1,4 milliard de dollars en 2017. Les prévisions sont de 4,6 milliards de dollars d'ici 2026.
Le principal rival de Calm est Headspace, une application de méditation créée par deux Britanniques, Rich Pierson et Andy Puddicombe, un ancien moine bouddhiste.
Headspace a deux ans de plus que Calm et, en 2017, sa valeur était estimée à 320 millions de dollars. "Nous entretenons une forme amicale de concurrence", estime Acton Smith. "Il ne s'agit pas d'un marché où un seul gagnant s’empare de tout le butin. Il y a de la place pour d'autres acteurs, tout comme il y a d’autres chaussures de sport que Nike. Vous avez aussi Puma, Adidas ou d'autres marques encore. Bien sûr, nous aimerions être numéro un. Mais le fait que nous gagnions ne veut pas dire que tous les autres doivent perdre."
Critique
Lorsqu’il me demande ce que je pense de Calm, il est sincèrement surpris que je trouve la voix de Tamara Levitt, l’enseignante de méditation, trop sirupeuse. Ce n'est pas grave. D'autres émettent des critiques beaucoup plus virulentes concernant la façon dont l'industrie a flairé l'odeur de l'argent dans le domaine de la santé mentale. Dont l'auteur Peter Doran, qui a déclaré que la mindfulness en tant que pratique religieuse orientale a complètement perdu ses racines éthiques et contextuelles. Acton Smith qualifie cette critique de justifiée, mais affirme aussi que la méditation n'aurait jamais été un succès dans le monde occidental sans les adaptations que nous y avons apportées.
"Qu'y a-t-il de mal à créer notre version, qui offre encore d'énormes avantages, mais permet aux Occidentaux de l'intégrer dans leur vie bien remplie? Tout le monde n'a pas le temps de s'asseoir en tailleur une heure par jour, mais on a le temps d'inspirer et d'expirer tranquillement quelques fois par jour, ou une dizaine de minutes dans le train.
"D'autres décryptent le succès de Calm comme révélateur de ce qu'est notre société. Comme le fait d’avoir besoin d'une application sur notre smartphone pour nous indiquer quand mettre celui-ci de côté. Si vous ne sélectionnez pas ‘Set sleep reminder’ dans l'appli, vous obtenez un message passif agressif, "Êtes-vous sûr? Ce n'est pas facile de s’endormir sans aide."
"Cela ne me réjouit pas vraiment", déclare le professeur londonien Will Davies, également auteur de ‘The Happiness Industry’. S'il y a autant d'argent à faire avec quelque chose d’aussi ‘basique’ que faire une pause, se détendre et dormir, cela en dit long sur l'économie que nous avons développée."
Il en faut plus pour décourager les fans de Calm, et Acton Smith est fermement convaincu qu'il fait du bien. "Nous avons reçu des messages de couples qui étaient sur le point de se séparer et que Calm a réconciliés. Certains utilisateurs expliquent que l'app leur a sauvé la vie, a effacé leurs pensées suicidaires. Cette application peut donc changer le monde d'une manière positive.
Pour moi, c’est tout à fait exceptionnel: il s’agit d’une entreprise qui présente des résultats financiers impressionnants, tout en étant vraiment positive pour le monde."
Avant de prendre congé, j’ajoute encore qu'il est tout de même ironique que le terme ‘licorne’ soit utilisé comme récompense dans le monde des affaires, alors que les licornes n'existent pas dans la vraie vie. En fait, elles sont donc une fausse promesse. Il rit. "Elles existent, cela ne fait aucun doute, mais elles sont extrêmement rares. Vous n'y croyez pas, n'est-ce pas?" Non. Contrairement à des millions d'autres personnes.