L’Italie n’a de véritable musée du design que depuis 2007, étonnant pour un pays leader en matière de conception et de production. Mais, depuis 1923, les expositions de la Triennale mettent le design à l’honneur.
Lors de la Semaine du design de Milan, le Bar Basso accueille jusqu’au bout de la nuit une foule qui s’amuse, se mélange aux designers de renommée mondiale et boit des negroni sbagliati. Cette version plus légère du negroni est devenue la boisson emblématique du Bar Basso, pour laquelle le barman qui l’a inventé, Stoccchetto, a même créé un verre spécial, le «bicchierone» (grand verre), ce qui lui a permis de se hisser au même niveau que Giò Ponti, Ettore Sottsass et Vico Magistretti. En effet, ce verre emblématique trône dans la nouvelle exposition de la Triennale de Milan, un imposant bâtiment situé dans le parc Sempione. Cette dernière, qui a été inaugurée pendant la Semaine du design de Milan, présente les créations italiennes majeures de 1923 à nos jours. Cette période n’a pas été choisie au hasard: elle correspond au centenaire de la Triennale de Milan.
Un nom qui peut prêter à confusion. En effet, il désigne à la fois le centre culturel du parc Sempione où design, art, architecture, photographie, théâtre, mode et cinéma ont leur place, et l’événement triennal qui s’y déroule, dans le cadre duquel différents pays présentent leurs nouveautés en matière de design et d’art.
L’histoire de la Triennale ne suit pas une belle ligne droite allant de 1923 à nos jours, mais un parcours sinueux parsemé d’interruptions, de changements de régime et de décor. Tout a commencé le 19 mai 1923. C’est ce samedi-là que fut inaugurée la première «Mostra internazionale di arte decorative», une exposition qui accueillait pas moins d’un millier d’exposants. L’objectif était idéaliste: rapprocher les artistes, les artisans et les fabricants afin d’apporter prospérité et lien dans l’Italie de l’après-guerre. De plus, l’exposition souhaitait mettre le grand public en contact avec le secteur de l’ameublement. Elle était sous-titrée «Biennale di Monza», car elle se déroulait à Monza. Outre les différentes régions italiennes, d’autres pays étaient présents, dont la Belgique, la France et les Pays-Bas. Ce sont ces biennales qui firent le succès de l’architecte-designer italien Giò Ponti.
Palazzo dell’arte
Après quatre éditions à Monza (1923, 1925, 1927 et 1930), la foire prit ses quartiers à Milan en 1933, devenant la Triennale de Milan, un événement qui connut de longues pauses pendant la Seconde Guerre mondiale, dans les années 70 ainsi que dans les années 90. On s’y perd, mais, sachez que la 23e édition a eu lieu en 2022, soit 99 ans après la première.
Depuis qu’elle s’est installée à Milan, la foire se déroule au Palazzo dell’Arte, dans le parc Sempione. L’architecte Giovanni Muzio travailla pendant trois ans à l’imposant bâtiment, qui ouvrit ses portes en 1933, en plein fascisme. Pour Benito Mussolini, il s’agissait d’un projet de prestige; en effet, car le chantier fut l’une des premières étapes de son voyage lorsqu’il visita Milan en octobre 1932.
Dans une période où art, arts décoratifs, architecture et idéologie étaient indissociablement liés, le bâtiment devait devenir une œuvre d’art totale idéologique. C’est l’artiste Mario Sironi qui fut nommé pour coordonner le groupe d’artistes (dont Giorgio de Chirico) qui allaient réaliser les fresques, les mosaïques, les fontaines et les sculptures du nouveau Palazzo. Outre le logo de la Triennale V, Sironi conçut une série colossale de fresques dans le hall.
Germe du Musée du design
En tant qu’exposition dédiée aux arts décoratifs, à l’industrie moderne et à l’architecture, le design a toujours fait partie de la Triennale de Milan. Jusqu’au lancement du Salone del Mobile, en 1961, c’était pratiquement le seul endroit où de nouvelles créations étaient exposées, ce qui est étonnant pour une ville considérée comme la capitale mondiale du design!
Milan est considérée comme la capitale mondiale du design.
Il n’est dès lors pas surprenant que, dans le sillage de la Triennale, des voix se soient élevées pour réclamer la création d’un véritable musée du design. En 1951, à la clôture de la 9e Triennale, l’architecte-designer Franco Albini proposa de transformer le Palazzo dell’Arte en musée permanent de l’architecture et du design, idée qui fut remise sur la table par Giò Ponti en 1954.
Pourtant, il fallut attendre plus de cinquante ans avant que la question du design ne fasse son chemin. Une première graine fut plantée en 1995, année où la Triennale programma non pas une, mais trois rétrospectives consacrées au design italien, mais il fallut attendre 2004 pour que soit accepté le projet d’un musée national du design.
Pour cela, Michele de Lucchi rénova l’étage supérieur afin d’en faire un nouvel espace d’exposition et lui ajouta le pont de bambou qui enjambe le grand escalier, ainsi que le grand mur de verre. Et le 6 décembre 2007, le Triennale Design Museum ouvrit finalement ses portes.
l’Italie et le design
Depuis 2007, la Triennale combine expositions temporaires et présentations des collections permanentes. Des expositions monographiques y ont été consacrées à la majorité des grands noms du design italien, d’Angelo Mangiarotti à Carlo Mollino, en passant par Enzo Mari.
La dernière exposition en date est une présentation de la collection dans la grande salle semi-circulaire à côté de l’entrée. Sur 1.300 m², Marco Sammicheli, le directeur du musée, présente plus de 300 objets qui racontent l’histoire du design italien, mais aussi de l’Italie. Sammicheli: «L’exposition montre comment le design a changé nos maisons et nos vies grâce à l’apparition de nouveaux matériaux, de nouvelles techniques et de nouvelles conceptions de la beauté.»
Il n’y a donc pas que des iconiques (et très coûteuses) chaises de créateurs, mais aussi d’autres éléments, plus populaires: le lancement du porte-document «24 ore» de Valextra en 1954, pour répondre au nouveau mode de vie et de voyage des hommes d’affaires. On y apprend aussi qu’à l’époque, une Fiat 500 coûtait 13 mois de salaire à un ouvrier. Et que Giancarlo Zanotta s’est inspiré de l’alunissage réussi de 1969 pour créer ses célèbres Moon Boots en 1970. L’exposition présente des interrupteurs BTicino, un seau en plastique de Roberto Menghi et des pots de colle Coccoina, mais aussi le précurseur d’un ordinateur Olivetti, un robinet de douche Fantini et le verre à negroni sbagliato du Bar Basso. Sammicheli: «Mon idée, c’est de montrer que le design est partout autour de nous.»
"Mon idée, c’est de montrer que le design est partout autour de nous."Marco Sammicheli
Pièces d’archives
Sammicheli a sélectionné 80% des pièces présentées à l’exposition dans la collection de la Triennale. Celle-ci comprend désormais quelque 1.600 pièces de design italien, de la roupie de sansonnet comparé à la concurrence. Le Victoria and Albert Museum de Londres, le plus grand musée des arts appliqués au monde fondé en1852, a une collection de plus de 4,5 millions de pièces. Les Arts Décoratifs de Paris en possèdent plus de 500.000. La collection de design du MoMA de New York en aligne 28.000, tandis que le Vitra Design Museum de Weil am Rhein pointe à 20.000.
La collection de design fait partie des archives beaucoup plus vastes de la Triennale, où se trouvent les documents afférents aux 23 dernières Triennales, d’importantes archives photographiques, plusieurs archives de designers, dont celles d’Alessandro Mendini, ainsi que des archives du magazine de décoration Casa Vogue.
Les archives de la Triennale ouvriront leurs portes en décembre. Dans ce nouvel espace du bâtiment, on pourra consulter l’ensemble des archives qui ont été entièrement numérisées au cours de ces dernières années. Idéal pour se replonger dans le parcours sinueux de la Triennale!
- L’exposition, qui présente les créations italiennes les plus connues de 1923 à nos jours, sera visible jusqu’en mars 2025.
- Elle cèdera ensuite la place à la prochaine Triennale, Viale Alemagna 6 à Milan
- www.triennale.org