L'entrepreneur belge qui ouvre les portes du VR et de l'AI aux marques de luxe
Cartier, Louis Vuitton, Dior... Avec sa société de technologie créative Bureau Béatrice, Kevin Alderweireldt s’est fait un nom grâce à des applications numériques basées sur la réalité virtuelle, la réalité augmentée, l’intelligence artificielle et le métavers.
Fin novembre 2018, Kevin Alderweireldt (38 ans), CEO de la société de technologie créative Bureau Béatrice allumait un cigare Oliva dans le fumoir de l’hôtel Four Seasons à Dubaï. L'entrepreneur anversois engage alors la conversation avec son voisin, qui lui demande ce qu’il fume. Cette question lui permet de parler du Nicaragua et de l’expérience de réalité virtuelle qu’il a réalisée pour Oliva Cigars. "Vous aimeriez peut-être en goûter un?"
L’homme acquiesce et se présente comme le directeur du marketing de la maison Cartier. Par le plus grand des hasards, Alderweireldt venait de lire la biographie du pionnier de l’aviation, Alberto Santos-Dumont (1873-1932). En 1904, le Brésilien demanda à son ami Louis Cartier de lui faire une montre-bracelet pour pouvoir piloter plus à l’aise. Le joailler lui fit faire un modèle qui devint légendaire, la montre Santos.
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Cette histoire donne au Belge une idée qu’il confie à son interlocuteur: "Vous ne trouvez pas que ce serait cool de survoler Dubaï dans un de ces vieux coucous avec cette montre au poignet sous forme virtuelle?" Comme il semble intéressé, Alderweireldt réalise une démo en réalité virtuelle. Le scénario? Le pilote légendaire survole Dubaï où il doit atterrir à l’heure, car il ne lui reste qu’une demi-heure de carburant virtuel.
Bijou virtuel
Ensuite, Kevin Alderweireldt n’a plus de nouvelles. Comme c’est la période des fêtes de fin d’année, il pense que c’est normal. Et puis, soudain, la veille du Nouvel An, il reçoit un coup de fil de Cartier: l’équipe marketing est enthousiaste, elle adore son idée. Est-ce qu’il pourrait produire la vidéo en RV pour le 21 janvier? "Comme je viens du secteur de l’événementiel et de la publicité, j’ai l’habitude d’improviser une solution en dernière minute!", s’exclame-t-il en riant. Il a donc présenté le travail demandé par Cartier en respectant le deadline.
Et le 22 janvier, cette vidéo en RV était présentée avec succès sur un ponton flottant, au pied de la tour Burj Khalifa, marquant le début d’une collaboration entre Bureau Béatrice et le fleuron du groupe de luxe Richemont. Cartier avait déjà utilisé le "projection mapping", une technique qui permet de projeter des images sur des objets réels comme des bâtiments, pour la Dubai Fashion Week. On y voyait une panthère Cartier qui sautait d’un immeuble à l’autre, un spectacle qui avait marqué les esprits.
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"Notre façon de présenter l’héritage de la maison Cartier est innovante", déclare le Belge. "Nous avons également développé des studios virtuels dans cinq bijouteries. Les pièces de la collection haute joaillerie de Cartier sont réparties dans quelques grandes villes à travers le monde. Si une dame à Tokyo veut voir un bijou qui se trouve à Genève, nous pouvons faire un live streaming en 4K. Via un code QR, vous pouvez également admirer ce bijou en réalité augmentée dans un showroom virtuel, sans qu’il soit nécessaire de le faire venir par avion. Cette application fait figure d'exception dans le secteur du luxe."
Magic box
La plupart des Belges qui rencontrent Kevin Alderweireldt lui demandent s’il est le frère de Toby, qui fut pendant des années le défenseur des Diables Rouges. La réponse est non. Et 99% de ses clients contactent son entreprise, Bureau Béatrice parce qu’ils pensent qu’ils doivent faire quelque chose dans le métavers. Là aussi, la réponse est (souvent) non. "Les consultants sont unanimes pour dire qu’il faut être actif dans le métavers, sous peine de rater le coche. Dans la plupart des cas, nous rejetons cette idée, et ce n’est pas pour une question de technologie. Il faut commencer par le début, soit analyser le problème commercial ou communicationnel. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut se demander si sa solution réside dans le monde virtuel."
"Notre façon de présenter l’héritage de la maison Cartier est innovante."
Kevin Alderweireldt
CEO de Bureau Béatrice
Bien sûr, il arrive que Bureau Béatrice développe quelque chose de spectaculaire dans le métavers ou grâce à la réalité virtuelle et augmentée, comme la vague virtuelle qui, grâce à l’intelligence artificielle, venait frapper la bannière de la campagne d’Adidas «Run for the Oceans». L’agence conçoit également des applications numériques dans le monde réel.
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"Depuis son rachat par LVMH, le joailler américain Tiffany & Co. fait l’objet d’un rebranding et d’un repositionnement complets. Nous avons conçu un mur interactif qui s’anime au moment où l’on passe devant une de ses bijouteries en cours de rénovation: l’iconique "Bird on the Rock" guide alors la clientèle vers la bijouterie éphémère. Voilà un bel exemple de retailtainment", déclare Alderweireldt. Le cube interactif installé dans le cadre de l’événement organisé par Richard Mille à Riyad, en Arabie Saoudite, pourrait être qualifié d’arttainment. "Depuis 2021, la marque horlogère suisse décerne un prix à des artistes prometteurs du Moyen-Orient. Nous avons développé une magic box interactive où les visiteurs étaient immergés dans les œuvres d’art des finalistes. Mieux encore: ils pouvaient y participer en direct."
Surprenez-nous!
Bureau Béatrice, l’entreprise de Kevin Alderweireldt (CEO) et de son partenaire Jon S. Maloy (Chief Creative Officer), se définit comme une société de technologie créative de luxe. "Nous ne faisons pas avancer la technologie, mais la créativité. Tout commence par un concept et une idée solides. Ce n’est qu’ensuite que la technologie entre en scène pour les soutenir. Si l’idée est nulle, la technologie de pointe ne la rendra pas meilleure", déclare l’entrepreneur.
L’entreprise travaille beaucoup pour des marques héritage du secteur du luxe telles que Cartier, Louis Vuitton, Tiffany & Co., Chaumet, Dior, Panerai ou Jaguar, mais aussi pour des labels plus généralistes comme Adidas, Starbucks, Pepsi, Heineken, Brussels Airlines et MAC Cosmetics. Y a-t-il un fil rouge dans leurs demandes? "Les marques sont souvent à la recherche d’originalité en matière de marketing et de branding", répond Alderweireldt. "Nous recevons souvent des 'Surprenez-nous!' De notre point de vue, tout est basé sur l’expérience et l’émotion. Une activation ou une campagne sans magie sera oubliée dès le lendemain. Nous utilisons des outils numériques pour créer une expérience qui va libérer un supplément d’émotion pour que les gens vivent un événement si surprenant qu’ ils ne l’oublieront pas de sitôt."
"Les marques sont souvent à la recherche d’originalité en matière de marketing et de branding."
Kevin Alderweireldt
CEO de Bureau Béatrice
"Dans le secteur du luxe, les marques et les clients sont déjà habitués à beaucoup de choses en termes d’expérience. Si vous voulez vous démarquer, vous devez proposer quelque chose de vraiment neuf." Un bel exemple de ce crédo: mandaté par une marque horlogère suisse, Bureau Béatrice a développé un outil qui permet aux nouveaux clients de suivre l’assemblage de leur montre. "Grâce à une caméra microscopique, on peut assister au travail de l’artisan horloger, signalé par une alerte sur smartphone."
"On pourrait croire que toutes les marques ont besoin d’outils numériques aussi sophistiqués, mais ce n’est pas le cas. La solution peut aussi être plus simple. Pour un événement organisé par une marque horlogère italienne, nous avons créé une invitation en réalité augmentée. Au lieu de recevoir une carte d’invitation, il fallait chercher cette invitation virtuelle dans son salon à l’aide de son smartphone. La fête commençait dès cette recherche."
Siège à Dubaï
L’entreprise de Kevin Alderweireldt a son siège à Dubaï. Pendant cinq ans, l’entrepreneur a fait la navette entre Anvers et le Moyen-Orient, où il s’est finalement installé l’année dernière. Son épouse, directrice du marketing numérique pour le chocolatier Barry Callebaut, l’a suivi. "Le Moyen-Orient investit massivement dans son avenir, alors que la Belgique et l’Europe ne bougent pas, tant en termes d’infrastructure que d’adaptation aux nouvelles technologies. Aux yeux des habitants du Moyen-Orient, l’Europe, c’est le vieux continent. Ils visitent Paris, Bruges et Londres, mais c’est pour regarder le passé: ils préfèrent se tourner vers l’avenir."
"Lundi, nous avons pitché une bannière géante animée pour l’office du tourisme d’Arabie saoudite. Nous voulions créer un morphing de tous les sites touristiques alimenté par l’intelligence artificielle. Le lendemain, notre budget et notre concept étaient approuvés. Et le vendredi, la vidéo était livrée. En Europe, c’est impensable pour un marché public. Tout va tellement plus lentement. Par contre, le stress des deadlines est bien présent, mais ça fait partie du jeu."
Des cubes magiques sur lesquels on peut jouer à l’artiste de manière interactive. Des bannières alimentées par IA avec des paysages ou des vagues qui se transforment. Une invitation en réalité augmentée à chercher dans le plus pur style Pokémon GO. Tout cela peut paraître relativement nerdy. Et, comme ce fut le cas avec la première génération d’art NFT, la limite avec le kitch est mince, très mince. En d’autres termes, s’il y avait à Art Brussels un cube magique sur lequel on pourrait collaborer à une œuvre d’art, comme chez Richard Mille, il y a de fortes chances que cette sculpture interactive se retrouve dans la catégorie art gadget.
"Nous ne nous profilons pas comme des artistes, ce n’est pas du tout notre domaine. Nous sommes une société commerciale, nous créons des applications de marketing numérique et virtuel", précise Alderweireldt.
Un tétris de mascaras pour MAC
Les acteurs du secteur du luxe sont-ils demandeurs de ces gadgets interactifs? "Justement, nous devons veiller à ce que cela ne devienne pas un gadget: nous ne devons pas nous laisser entraîner à créer quelque chose uniquement pour la technologie", confirme-t-il. "Mais le gaming, par exemple, est une piste intéressante pour ce genre d’outils de marketing numérique, car il permet de collecter des données très facilement."
Pour MAC Cosmetics, Bureau Béatrice a créé une sorte de Tetris consistant à empiler des mascaras plutôt que des briques afin de gagner des points. "C’est une campagne de marketing qui visait juste, car les gens jouaient au jeu pendant plus de 90 secondes. Je vous mets au défi de me citer un spot publicitaire qui retient votre attention aussi longtemps. En plus, les internautes ont lancé le jeu six fois en 30 jours en moyenne. Et son effet était directement mesurable: les joueurs recevaient un code de réduction de 15 %."
"Nous n’en sommes qu’au début!"
Après le Moyen-Orient, le Tetris en mascaras de MAC a été déployé aux États-Unis, au Brésil, en Australie, en Inde, en France, au Royaume-Uni et en Allemagne. Cette campagne a eu des conséquences pour Bureau Béatrice: la société travaille désormais aussi pour Estée Lauder au niveau mondial. L’entreprise d’Alderweireldt ne publie pas son chiffre d’affaires, mais celui-ci augmente rapidement – tout comme son équipe, qui compte déjà 26 personnes auxquelles s’ajoutent de nombreux freelances.
Quel est l'objectif stratégique de l’entreprise? Un rachat dans cinq ans? "Nous n’en sommes qu’au début!", s’exclame-t-il en riant. "Aujourd’hui, le marché évolue très rapidement. Les grandes innovations technologiques en matière de marketing et de communication ne font que commencer. Pour l’instant, notre objectif est de laisser Bureau Béatrice se développer sainement. Nous venons d’attirer un investisseur en capital-risque pour optimiser notre flux de trésorerie. Il travaille avec nous sur le recrutement de nouveaux partenaires, pour constituer un groupe capable de soutenir notre croissance. De plus, nous voulons renforcer notre position dans le domaine du contenu et, surtout, du gaming. Nous cherchons un managing director afin que je puisse me consacrer au développement commercial: l’Asie fait partie de notre stratégie d’expansion et cette région me demandera de plus en plus de temps à l’avenir. Mon objectif n’est pas de devenir le leader du marché, mais une référence."
"Les grandes innovations technologiques en matière de marketing et de communication n’en sont qu’à leurs débuts."
Kevin Alderweireldt
CEO de Bureau Béatrice
Bureau Béatrice accumule les clients de luxe et pourtant, Kevin Alderweireldt est issu d’une modeste famille de Flandre orientale. "Je ne dépenserais jamais d’argent pour des sneakers numériques dans le métavers. Je suis trop terre-à-terre!", sourit-il. "Je ne crois pas non plus que Louis Vuitton vendra un jour plus de sacs à main dans le métavers que dans ses boutiques. Mais je comprends que ce type de monde parallèle - la RV ou le métavers - soit attrayant pour ceux qui ont un esprit d'évasion, car il permet de s’évader dans un environnement où l’on peut être qui on veut: un homme, une femme ou un lapin. Mais est-ce que tout le monde a envie de ça? Je ne le crois pas."
Ne pas perdre de vue le monde réel
Aussi critique soit-il, le Belge admet être fan de gadgets. Un early adopter des nouvelles technologies et de l’innovation. "À 18 ans, j’avais déjà monté mon entreprise d’impression numérique. Avec mon père, nous avions mis au point les premiers bracelets numériques dotés d’une puce pour le festival Graspop de 2013. J’ai acheté un casque de réalité virtuelle de première génération en 2014 -mais n’allez pas croire que je me promène toute la journée avec ce casque sur la tête. Les Google Glass non plus ne sont pas destinées au grand public: elles existent pour permettre aux chirurgiens d’opérer un patient en Iran depuis Londres. Alors, oui, de ce point de vue là, c’est une application géniale, car elle leur permet de sauver des vies, alors que nous, nous la consacrons plutôt au divertissement et au branding."
Si ce ne sont pas les Google Glass ou le casque de réalité virtuelle, quelle sera donc notre utilisation des médias numériques à l’avenir? "Au niveau professionnel, je suis ancré dans le monde numérique, mais je ne suis pas un visionnaire: je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait. Cependant, je travaille avec des applications dont la plupart des marques (et leurs clients) ignoraient l’existence", déclare-t-il. "Cela va certainement vous surprendre, mais je suis une vieille âme. Quand je suis en Belgique, j’aime lire De Tijd sur papier, de préférence au coin du feu. Lorsque je revois le film en RV que nous avons conçu pour Oliva Cigars en 2016, je repense avec nostalgie au trajet en pick-up dans les plantations de tabac au Nicaragua. Même si j’ai un Kindle, j’achète toujours des livres papier. Le monde réel est bien trop beau pour se contenter de l’expérience virtuelle."