L'incroyable parc d'attractions customisé par Haring, Dalí, Basquiat...

35 ans après être tombé dans l'oubli, un incroyable parc d'attractions pimpé par des artistes de renom - Basquiat, Hockney, Lichtenstein, Dalí, Haring - revoit le jour grâce à Drake, avec une tournée mondiale prévue pour l'été 2024.

Supposons que vous puissiez ouvrir un parc d’attractions avec des œuvres d’art contemporain, lesquelles choisiriez-vous? Le carrousel doré de Carsten Höller? Le labyrinthe à miroirs de Jeppe Hein? La piscine de ballons de Martin Creed? La structure gonflable en forme de crotte de Paul McCarthy? Les œuvres d’art farfelues ne manquent pas, mais quelle joie ce serait de les réunir pour créer le parc d’attractions ultime!

©Courtesy of Luna Luna LLC
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C’est exactement la prouesse qu’a réalisée l’artiste viennois et imprésario de cirque André Heller (aujourd’hui âgé de 75 ans) en 1987 avec Luna Luna. Il faut être lunatique pour se lancer dans un tel projet et demander à 33 artistes (dont David Hockney, Salvador Dalí, Kenny Scharf, Jean-Michel Basquiat, Keith Haring, Roy Lichtenstein et Georg Baselitz) de créer une attraction pour 10.000 dollars. Et pour refuser un sponsoring de McDonald’s, car la liberté d’Heller n’était pas à vendre. Seul l’éditeur de magazines allemand Heinrich Bauer Verlag (aujourd’hui Bauer Media Group, éditeur de Neue Revue et Bravo) l’a sponsorisé à hauteur de (l’équivalent de) 350.000 euros, ce qui lui a permis de réaliser le rêve de sa vie.

Du 4 juin au 31 août 1987, le parc d’attractions Luna Luna a attiré 250.000 visiteurs sur la Moorweide à Hambourg. À l’époque, on payait 20 marks pour "The most dizzying, dazzling art show on Earth" selon le magazine américain Life. Comment l’Autrichien a-t-il réussi à ce que Keith Haring et Jean-Michel Basquiat (alors au sommet de leur gloire) créent une attraction? À convaincre Georg Baselitz de concevoir un théâtre d’ombres? Et à ce que des géants comme Roy Lichtenstein et David Hockney peignent une pataugeoire? "Aujourd’hui encore, quand je repense à ceux qui ont cru en ce projet, je n’en reviens pas", écrit-il.

©Sabina Sarnitz, courtesy Luna Luna LLC

Fantasme

"Luna Luna est un de ces projets contre lequel des experts m’avaient mis en garde. Ils n’auraient jamais imaginé que les artistes qui figuraient sur la liste de mes envies accepteraient, parce qu’un parc d’attractions est considéré (à tort) comme moins sérieux qu’une exposition, mais aussi parce que je ne pouvais payer que des honoraires ridiculement bas aux artistes de ce calibre. Pour la plupart, c’était d’une aumône. On m’avait également mis en garde contre les coûts de production: personne ne pensait qu’il était possible de créer une trentaine d’attractions artistiques pour moins de 10 millions de marks (l’équivalent de 5.100 euros), alors qu’à l’époque, les parcs d’attractions ordinaires coûtaient facilement entre 100 et 600 millions de marks. Mais je ne suis pas doué pour tenir compte des avertissements. L’impossible m’a toujours attiré."

Le carrousel de Kenny Scharf, un artiste connu pour ses graffitis et ses  peintures cartoonesques.
Le carrousel de Kenny Scharf, un artiste connu pour ses graffitis et ses  peintures cartoonesques.
©Courtesy of Luna Luna LLC
"L’impossible m’a toujours attiré."
André Heller
Artiste viennois et fondateur du Luna Luna
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L’objectif de l’Autrichien était de faire voyager ces attractions. Au départ, la ville de Vienne devait offrir à Luna Luna un emplacement permanent, après quoi les Pays-Bas auraient dû être la première étape d’une tournée mondiale. Mais tous ces plans ont échoué, avec à la clé des problèmes financiers pour Heller. En 1990, il a vendu le parc pour 6 millions de dollars à la fondation américaine Stephen et Mary Birch, qui devait exposer Luna Luna à San Diego en 1991, mais en raison d’une bataille juridique, les attractions ont passé 35 ans dans 44 conteneurs dans un entrepôt au Texas.

100 millions financés par Drake

Dans le monde de l’art, peu savaient ce qu’était Luna Luna et encore moins où se trouvaient les attractions. Et Heller avait renoncé à son rêve depuis longtemps. "C’était comme une liaison à propos de laquelle on ne cesse de fantasmer", avait-il déclaré au New York Times. Jusqu’à ce qu’en 2019, Michael Goldberg, fondateur de l’agence créative Something Special Studios, tombe par hasard sur un article de blog à ce sujet et décide de soutenir la renaissance de ces attractions artistiques. Mais le coup de pouce final est venu de Drake. DreamCrew, sa société de production et de spectacles, a décidé d’investir 100 millions de dollars dans l’achat, la restauration et la relance. Depuis janvier 2022, les travaux ont été réassemblés à Los Angeles pendant que la société planifie la tournée, avec l’organisateur d’événements Live Nation.

Roy Lichteinstein dans son atelier de New York. André Heller a demandé à chaque artiste de dessiner une lune pour en faire le logo du parc.
Roy Lichteinstein dans son atelier de New York. André Heller a demandé à chaque artiste de dessiner une lune pour en faire le logo du parc.
©Courtesy of Luna Luna LLC

"Quand j’ai entendu parler de Luna Luna, j’ai été stupéfait", déclare Drake dans un communiqué de presse. "C’est une façon tellement unique de vivre l’art! L’idée sous-jacente est géniale: rapprocher les gens. Et c’est exactement ce que nous adorons faire." L’objectif de Drake et consorts n’est pas des moindres: restaurer les attractions de 1987 et les compléter par de nouveaux équipements. L’organisation refuse de communiquer quels artistes ont été choisis à cette fin, mais précise qu’une tournée mondiale est prévue l’année prochaine, en 2024. Comme le souhaitait Heller.

"Quand j’ai entendu parler de Luna Luna, j’ai été stupéfait."
Drake

Des artistes de renom

En guise de mise en appétit pour la tournée mondiale qui s’annonce, le livre original de 1987 consacré à Luna Luna a été réédité le mois dernier, en anglais. Si les photos d’archives datent, le line-up se lit toujours comme un "who’s who" des principaux courants artistiques de l’après-guerre. Sonia Delaunay, Joseph Beuys, David Hockney, Erté, Salvador Dalí, Kenny Scharf, Jean-Michel Basquiat, Rebecca Horn, Keith Haring, Jean Tinguely, Roy Lichtenstein, Hermann Nitsch, Friedensreich Hundertwasser, Daniel Spoerri, Erté, Georg Baselitz: la liste est juste inimaginable. Sans oublier le compositeur Philip Glass qui, outre Heller, est l’un des rares encore en vie.

Si Heller n’était pas un artiste du calibre de Haring et Hockney, il était connu pour être un fonceur excentrique doté d’une imagination, d’une force de persuasion et d’un dynamisme incroyables. Son arme secrète était le bouche-à-oreille et le lobbying.

Dès 1976, Heller commença à rêver de Luna Luna. Le premier grand artiste qui confirma sa participation fut Sonia Delaunay. C’est l’artiste française qui a créé le projet de l’arche d’entrée, mais elle est décédée en 1979, plusieurs années avant que le parc soit terminé. Même scénario avec Joseph Beuys, mort en janvier 1986, qui avait donné son accord pour sa participation et fourni son idée (un texte sur le capital et la créativité). Heller contacta également Andy Warhol, mais ce dernier était trop malade et l’envoya (avec ses meilleures salutations) chez Jean-Michel Basquiat, lequel accepta de peindre une grande roue à condition de pouvoir utiliser "Tutu" de Miles Davis comme bande sonore. Le plus facile à convaincre de participer fut Keith Haring. L’Américain s’inspirait beaucoup de l’univers des enfants. Et il peignait sur toutes sortes de supports, des planches de surf de Knokke aux carrousels, en passant par les vestes en jeans.

Keith Haring s’inspirait beaucoup de l’univers des enfants. Il dessinait sur tout les supports: planches de surf ou carrousels.
Keith Haring s’inspirait beaucoup de l’univers des enfants. Il dessinait sur tout les supports: planches de surf ou carrousels.
©Courtesy of Luna Luna LLC

Haring présenta Heller à son ami, Kenny Scharf, connu pour ses peintures murales et ses tableaux inspirés par les cartoons, les super héros et les comics. Roy Lichtenstein fut d’emblée aussi enthousiaste que ces jeunes artistes new-yorkais: sa contribution finale, la façade du Palais des glaces, était sonorisée par de la musique composée par Philip Glas. Lichtenstein donna à Heller le numéro de téléphone de David Hockney, qui accepta de participer: il créa un arbre magique et obtint l’autorisation du chef d’orchestre Herbert von Karajan d’utiliser des valses qu’il avait enregistrées avec le Berliner Philharmoniker.

"Pour Luna Luna, les artistes devaient imaginer quelque chose de totalement nouveau. Ils ne pouvaient rien sortir d’un tiroir et encore moins revisiter une idée ancienne", explique Heller. "David Hockney a réalisé une maquette précise que l’équipe a agrandie. Lichtenstein, Spoerri, Baselitz et Basquiat ont suivi de près l’exécution de leur plan, et Kenny Scharf et Keith Haring ont personnellement peint leur attraction."

David Hockney s’est aussi impliqué dans ce projet fou. ICI, il est à l’œuvre dans le pavillon "Enchanted Tree".
David Hockney s’est aussi impliqué dans ce projet fou. ICI, il est à l’œuvre dans le pavillon "Enchanted Tree".
©Courtesy of Luna Luna LLC

Un endroit sorti de rêves d'enfants

Les journaux intimes de Keith Haring permettent de vivre ce making-of aux premières loges. Le 1er mai 1987, un  mois avant l’ouverture, il écrivait avec enthousiasme: "Fête du travail. Mais pas pour moi! Nous retrouvons des gens de Luna Luna à l’aéroport de Munich et allons à l’hôtel. Nous prenons le lunch en regardant des mecs au joli cul dans leur pantalon moulant. Ensuite, nous faisons encore une demi-heure de route jusqu’à un village, où nous continuons à travailler sur le carrousel. Peter Petz est un célèbre constructeur de carrousels. Il dessine d’autres attractions et peint ou restaure des modèles plus anciens. Quelle maison il  a, et quel décor! Des statues de King Kong de 3,5 mètres de haut, des monstres, des pièces de manège, des sculptures… Cet endroit semble sorti de mes rêves d’enfant! Le carrousel avait l’air bien, à l’exception de quelques personnages que je n’ai jamais dessinés. Et le panneau supérieur était aussi un peu différent de ce que j’avais prévu."

Haring est mort en 1990, mais Peter Petz est toujours en vie. "Je me souviens très bien de ma collaboration avec Keith Haring et Arik Brauer, car j’ai développé à l’époque une attirance pour ces deux artistes", écrit-il. Travaille-t-il également sur le projet Luna Luna 2024? "Je suis en contact avec le responsable du projet, mais j’attends toujours des instructions précises concernant la rénovation."

Le palais des glaces de Lichtenstein avec la musique de Philip Glass.
Le palais des glaces de Lichtenstein avec la musique de Philip Glass.
©Courtesy of Luna Luna LLC

Une touche belge

Grâce à Keith Haring, Luna Luna est aussi un peu belge. En effet, l’inauguration a eu lieu le 4 juin 1987. La veille, Keith Haring se trouvait à Anvers, où il avait une exposition solo dans la Galerie 121. Jason Poirier dit Caulier (un ami proche de Haring qui dirigeait à l’époque la Galerie Plus-One Gallery à Anvers) était assis à côté de Haring lors du dîner au restaurant Euterpia, après le vernissage. "J’ai encore une belle photo de Keith datant de ce soir-là. Il portait un T-shirt Luna Luna avec une lune brillante. Dans les lettres qu’il m’a écrites à l’époque, il expliquait à quel point il était occupé. Il n’a, hélas!, jamais pu se rendre au parc d’attractions."

Il est peu probable qu’André Heller soit le bienvenu à la renaissance de Luna Luna. Son fils Ferdinand et lui s’étaient pourtant impliqués dès le départ dans le projet américain, mais André Heller est récemment tombé en disgrâce lorsqu’il est apparu qu’il avait intégré des dessins originaux de Basquiat pour Luna Luna dans une œuvre d’art qu’il a essayé de vendre à la Tefaf. Lorsque le pot aux roses a été découvert, il a été expulsé du conseil.

Heller a incorporé des dessins de Basquiat à une œuvre d’art du même artiste qu’il a essayé de vendre à la Tefaf en 2017.
Heller a incorporé des dessins de Basquiat à une œuvre d’art du même artiste qu’il a essayé de vendre à la Tefaf en 2017.
©Courtesy of Luna Luna LLC

Par contre, il a rédigé un nouveau texte pour le livre. "Avec Luna Luna, j’ai produit quelque chose qui était inspirant et agréable pour les gens de tous âges et de tous niveaux d’éducation", écrit-il. "Pour moi, l’art n’est pas une société secrète réservée à quelques privilégiés."

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