Antidote à la vie urbaine et au changement climatique, l’ornithologie est de plus en plus pratiquée par des amateurs. Est-ce une nouvelle forme de mindfullness ou de chasse sans fusil? Armés de jumelles et de patience, nous avons accompagné trois jeunes passionnés d’oiseaux.
"Mon client principal est le cheikh de Sharjah"
On peut dire que Joris De Raedt a fait de l’ornithologie sa profession. S’il produit sur ordinateur ses illustrations scientifiques incroyablement réalistes, il se base toujours sur un croquis de terrain. "C’est dehors, face à l’oiseau, que vient l’idée, parce que c’est là que je vois son caractère. C’est le côté amusant du travail. Le vrai boulot, développer les croquis préparatoires, a lieu à la maison, sur ordinateur. Un dessin me prend trois à quatre jours.
Quand on me demande pourquoi je ne me contente pas de prendre une photo, je réponds qu’il est impossible de faire une bonne photo d’un oiseau: le plumage n’est pas net, l’arrière-plan peut être dérangeant, la posture n’est pas bonne, etc.
Mes dessins me permettent d’avoir le contrôle. Je dessine sur ordinateur, mais mes principales sources d’inspiration sont les dessins du XIXe siècle. Sur le terrain, je fais mes croquis à la main, au crayon, mais depuis quelques mois, j’utilise également l’aquarelle."
"Ma passion pour la nature vient de mon enfance. Chaque année, pendant les vacances scolaires, nous prenions la route en Land Rover Defender équipé d’une chambre de toit. Direction l’Afrique, la Scandinavie et l’Australie."
"Comme je travaille sur commande, quand je pars, c’est pour dessiner tel ou tel oiseau. Je consulte le site waarnemingen.be (en partie traduit en français NDLR) pour savoir où il a récemment été repéré. Pour les espèces exotiques, je cherche sur le site zootierliste.de où se trouve le zoo le plus proche. Pour ce travail sur le terrain, je suis toujours seul: personne n’aimerait attendre pendant des heures que mon dessin soit terminé. En plus, je suis dans mon monde, ce qui n’est pas très convivial!"
"Certains prétendent que l’ornithologie est quelque chose de compétitif, un vrai truc de mec: ce n’est pas mon cas. Je m’immerge dans la nature parce que ça m’apaise. Dès qu’une espèce rare a été repérée quelque part, dès le lendemain, il y a quarante personnes armées de jumelles. Alors que moi, je vais dans la nature pour éviter la foule."
Joris De Raedt (31 ans)
Illustrateur scientifique d’oiseaux et d’autres animaux
Client principal: un cheikh des Émirats Arabes Unis
Observe les oiseaux plusieurs fois par mois, mais aimerait le faire plus souvent
Spot préféré: le Kuifeend, une réserve naturelle au milieu du port d’Anvers
Dans son sac à dos: ses jumelles, son carnet de croquis et ses aquarelles
Nombre d’observations: 1.836.
"Mon plus gros client est le cheikh de Sharjah, un des émirats des Émirats Arabes Unis. Le cheikh Sultan III investit beaucoup dans la nature et je réalise les illustrations pour ses nouveaux parcs. Je suis entré en contact avec ce client exceptionnel par l’intermédiaire d’un ami de mes parents, Paul Vercammen, qui travaille pour lui depuis plus de 15 ans en tant que directeur du Breeding Centre for Endangered Arabian Wildlife. Pendant des années, il a été gardien au zoo d’Anvers et au parc Beekse Bergen. Il nous donnait la permission, à mon frère et à moi, d’aller là où personne ne pouvait aller, comme dans la cage des porcs-épics pour ramasser des épines. C’était super!"
"L’été 2008, je suis allé à Sharjah pour un job d’étudiant chez Paul. Je venais d’arrêter mes études de biologie et je ne savais pas encore ce que je voulais faire. Enfant, j’ai fréquenté l’académie de dessin pendant des années et, adolescent, je faisais de la photo. Mon rêve était de travailler pour le National Geographic. Et cet été-là, je me suis remis à dessiner. Dès mon retour en Belgique, j’ai acheté une tablette, je me suis inscrit à l’académie et, en 2012, quand j’ai obtenu mon diplôme, j’ai directement décroché une grosse mission pour le Kabilz Bird-of-prey Centre à Sharjah. D’autres parcs ont suivi."
"Pour chaque nouveau projet, je me rends sur place: c’est stressant parce que je dois dessiner énormément d’espèces d’oiseaux en très peu de temps. Parfois, par manque de temps, je dois prendre des photos. Je loge chez Paul, qui vit dans une villa dans le parc. C’est une expérience incroyable: pendant qu’on est tranquillement au bord de la piscine, des grues viennent picorer nos affaires."
"Je travaille régulièrement pour des éditeurs. En 2017, j’ai publié un livre sur les hiboux et les oiseaux de proie, je fais des dessins pour des manuels scolaires et j’ai dessiné une vingtaine d’oiseaux de jardin pour un livre d’ornithologie."
"Observer les oiseaux, c’est une passion!"
Qu’il aille au bureau, au restaurant, au supermarché ou au Zwin pour observer les oiseaux, Nicolas Van Overmeeren est toujours tiré à quatre épingles. "Je suis un esthète: le moindre détail doit être bien pensé. Pour mes balades dans la nature, je porte des bottes en cuir de la couleur de l’environnement, assorties à mon pantalon et à ma veste. Et je porte une chemise avec une cravate.
Je suis nostalgique des années 20 et 30, quand les gens étaient élégants, même pour se promener, comme on peut le voir sur les vieilles photos. J’attache énormément d’importance aux belles matières: une veste en tweed en hiver, une chemise en lin en été. Mais je crains qu’en 2019, je ne fasse figure d’exception. Mes amis observateurs d’oiseaux ne se soucient absolument pas de leur apparence: ils ne s’intéressent qu’aux oiseaux."
Nicolas Van Overmeeren (35 ans)
Tailleur chez Café Costume à Anvers
Observe les oiseaux vingt à trente heures par semaine
Spot préféré: le Zwin
Dans son sac à dos: le guide complet des oiseaux avec plus de 770 espèces européennes
Nombre d’observations: 5.445.
"Ce sac à dos Treesizeverse est en tissu ciré recyclé. Il a été fabriqué à la main en Belgique et il m’accompagne dans tous mes déplacements. C’est une pièce conçue pour la vie. Son designer, Ronald Ceuppens, qui est également tailleur de formation, y a ajouté des sangles spécialement pour moi. En tant que fan du sur mesure, mon rêve est de lui faire réaliser un sac à dos spécialement pour moi."
"Ma passion pour l’ornithologie date d’il y a quatre ans. Je m’en souviens comme si c’était hier: un beau jour, j’ai vu une buse perchée sur un poteau. Elle s’est envolée et s’est mise à tournoyer dans le ciel. Pendant au moins une demi-heure, je l’ai regardée en me demandant ce qu’elle faisait. Pour la première fois de ma vie, j’ai été fasciné par la nature. Quand, comme moi, on grandit en ville, on ne se sent pas à sa place dans la nature. Je tiens à ce qu’il en soit autrement pour mon fils."
"Observer les oiseaux, c’est une passion! Cela me prend un temps fou: vingt à trente heures par semaine. Je travaille à temps partiel chez Café Costume, ce qui me permet de profiter de mes heures de liberté. Je pars en observation seul ou avec des amis. Le matin, en allant travailler, il m’arrive de m’arrêter dans une réserve naturelle. Ou le soir, en rentrant chez moi. J’emporte toujours mes jumelles, des fois qu’il y aurait quelque chose à observer en cours de route. Même en vacances, je vais observer les oiseaux."
"L’été dernier, je suis parti avec mon épouse en Finlande, en Suède et en Norvège, un paradis en matière d’ornithologie! Mon spot d’observation préféré, c’est la côte car, dans les bois, il faut les chercher entre les feuilles et les arbres. Alors que sur une surface dégagée, il suffit d’attendre pour les voir passer."
"J’ai parfois du mal à vivre dans la société telle qu’elle est aujourd’hui, où l’attention est sollicitée non-stop. Je travaille en ville, ce qui peut me peser. Alors, pour compenser, je m’immerge dans la nature: être au grand air, c’est thérapeutique; écouter le son du vent au lieu du vacarme de la circulation, c’est zen; regarder les oiseaux, leurs couleurs et leurs formes, c’est merveilleux."
"Parmi ceux qui observent d’oiseaux, il y a d’authentiques chasseurs de trophées. Ils ont l’esprit de compétition: ils veulent être les premiers et repérer le plus d’espèces possibles. En plus, ils refusent de partager leurs bons spots avec les autres. En Amérique, il y a même un groupe dont les membres essaient d’observer le plus d’espèces d’oiseaux par an pour battre le record."
"Bien sûr, c’est super de voir une espèce rare, mais, pour moi, c’est plus une question de moment parfait, qu’il m’arrive d’immortaliser en photo. Je fais aussi des dessins, que je peaufine une fois rentré chez moi. Un ornithologue amateur peut faire la liste de tous les oiseaux qu’il a déjà vus, personne ne viendra contrôler s’il dit vrai ou pas."
"Yoga ou méditation? La nature me détend"
Tim Vanhaecke est un oiseau de nuit: soit il travaille comme DJ jusqu’à 5 heures du matin, soit il est levé dès 5 heures du matin pour observer les oiseaux. "J’aime la vie nocturne et la nature. J’ai besoin de ce calme pour tenir le coup, vu que j’ai deux boulots. Certains ne jurent que par le yoga ou la méditation; moi je préfère la nature. Alors, j’oublie tout, même le flux de messages sur mon portable. Heureusement, Gand est entourée de nature!
À dix minutes en vélo de ma maison en plein centre ville, il y a un super coin de nature, Gentbrugse Meersen. J’y vais plusieurs fois par semaine. Il y a quelque temps, j’y allais tous les jours parce que je suivais un couple de hiboux moyen-duc qui couvait. Depuis, leurs deux petits se sont envolés dans un bosquet un peu plus loin, en périphérie de la ville. L’un d’eux m’a même suivi le long de l’Escaut, pendant quelques minutes alors que je rentrais chez moi à vélo."
"J’ai commencé à m’intéresser à l’ornithologie il y a quatre ans, par hasard. Je partageais un appartement avec un bon copain, Dimitri Vandeputte. Il ramenait régulièrement chez nous des vieux livres sur les oiseaux, chinés aux puces. Moi, je revenais de Bornéo, où j’étais allé dans la jungle avec un photographe du National Geographic: la nature est extraordinaire sur cette île!
Tim Vanhaecke ou DJ hip hop Azer (37 ans)
Rédacteur en chef de la communauté musique et lifestyle en ligne Chase et résident DJ chez All Eyes On Hip Hop
Réserve naturelle préférée: Gentbrugse Meersen
Fréquence: quatre fois par semaine
Matériel: vélo, jumelles et une bouteille d’eau
Nombre d’observations: 199.
Alors, quand j’ai feuilleté les livres de Dimitri, j’ai eu envie de découvrir la nature en Belgique. Elle est peut-être moins exotique, mais tout aussi fascinante. Bien qu’en général je sors seul, Dimitri et moi sommes de bons compagnons d’observation. Je ne suis pas un spécialiste; je suis un amateur qui doit ses connaissances à ‘Vroege Vogels’, une émission de télévision néerlandaise extraordinaire. Je trouve aussi une foule d’informations sur le site waarnemingen.be, et je ‘follow’ des photographes de nature sur Instagram."
"Il m’arrive de m’installer dans des endroits peu évidents, comme le port de Gand où se trouvent de nombreux oiseaux marins. Ou le village déserté de Doel, où les jardins envahis par la végétation attirent toutes sortes d’animaux. Hier, de ma terrasse, j’ai vu deux buses tournoyer dans le ciel, mais je préfère aller dans la nature, avec ma paire de jumelles et une bouteille d’eau. Je n’emporte pas d’appareil photo: je préfère profiter de l’instant."
"Je suis un enfant de la campagne: à la maison, nous avions même un potager bio.
À l’adolescence, je me suis lancé dans le skate et les DJ sets, tout le contraire de ma vie d’enfant dans mon village natal: je voulais vivre en ville. Typique de l’adolescence... Maintenant que je suis plus âgé, je comprends le charme de la nature et j’adore la tranquillité qu’elle me donne. J’en ai besoin et, heureusement, on peut la trouver dans la banlieue. En venant ici, je croise des chevreuils et des renards."
"En tant qu’amoureux de la nature, je me soucie de l’environnement. Je suis devenu végétarien en 1990, à l’âge de treize ans, et je suis vegan depuis quatre ans. Au lieu de prendre l’avion pour visiter l’Asie, je passe mes vacances ici, en Europe: je fais du camping et je me déplace à vélo."
"En tant qu’ornithologue amateur, j’ai juste un petit problème: je suis daltonien. En effet, j’ai beaucoup de mal à distinguer le rouge du brun et le bleu du violet. Bon, le plumage n’est pas le seul moyen d’identifier un oiseau non plus, alors je compense mon handicap en observant sa silhouette, son comportement en vol, sa taille, l’endroit où il est perché et, bien sûr, son chant.
En tant que DJ, j’ai une excellente ouïe. Si je suis déjà allé observer des oiseaux en sortant d’un DJ set? Non, jamais. Mais c’est une bonne idée. Je devrais essayer!"