Ramdane Touhami aime les défis! Après avoir réveillé les bougies Cire Trudon, marque fondée il y quatre siècles, et dépoussiéré la marque de beauté Officine Universelle Buly, le directeur artistique et entrepreneur s’est installé dans une maison close parisienne, où vivait le peintre Henri de Toulouse-Lautrec.
Il estime que la réflexion est une activité surestimée. «Pour moi, c’est généralement une perte de temps», déclare Ramdane Touhami le plus sérieusement du monde. «Je me contente d’agir.» Nous nous sommes donné rendez-vous à la terrasse d’un café, à deux pas de son studio, dans le 10e arrondissement de Paris. La plupart des gens qui sortent en ville ont depuis longtemps abandonné leur masque, mais pas Touhami. D’ailleurs, il continue de rencontrer ses clients à l’extérieur, quel que soit le temps, terrifié qu’il est à l’idée de perdre ne serait-ce qu’une journée de travail pour cause de maladie. «J’ai tellement de choses à faire que l’absence n’a pas sa place dans ma vie.»
Avec Ramdane Touhami (48 ans), «perpétuer» est à prendre au pied de la lettre. On se souvient peut-être de lui grâce à Cire Trudon, le fabricant français de bougies vieux de près de quatre siècles, qu’il a dépoussiéré en 2007 et revendu quelques années plus tard. Ou encore d’Officine Universelle Buly, la marque de beauté que Touhami et son épouse ont rachetée en 2014, rebrandée et revendue au groupe de luxe LVMH en 2021. Aujourd’hui, il s’aventure également dans le monde littéraire, via sa nouvelle librairie parisienne La Pharmacie des Âmes. Celle-ci est située dans une ancienne pharmacie du XIXe siècle dont toutes les armoires d’origine ont été conservées. «Le nom de la librairie est en fait une façon de dire: venez vous soigner ici en acquérant de nouvelles perspectives», explique Touhami. «En fait, je veux semer un certain doute chez mes clients, sur leur façon de voir le monde. Ça prend du temps, mais je pense que les livres peuvent y contribuer.»
Sans-abri
Aujourd’hui, personne ne pourrait soupçonner que, lorsqu’il avait une vingtaine d’années, Touhami a été sans-abri pendant un certain temps, après avoir quitté sa famille, des agriculteurs marocains immigrés à Montauban, dans le sud de la France, pour tenter sa chance à Paris.
Aujourd’hui, Touhami se définit à nouveau comme un «directeur artistique». Avec son studio Art Recherche Industrie, installé dans un bureau Belle Époque de 650 mètres carrés, il relooke principalement des boutiques de mode et des marques de luxe. Récemment, il a créé un nouveau logo pour le maroquinier de luxe Moynat et l’orfèvre Christofle. Avec son équipe d’artisans, il a entièrement aménagé l’espace, en huit mois seulement, avec d’imposantes armoires en marqueterie, de spectaculaires moulures et de grandes surfaces en imitation marbre.
Le résultat est un espace de travail accueillant 25 créatifs qui rappelle les films de l’Australien Baz Luhrmann. Touhami y dispose d’un bureau entièrement dédié à sa spécialité, les polices de caractères graphiques, mais c’est aussi là qu’est installé le studio de sa nouvelle société de podcast. Et tous les midis, un chef privé cuisine pour le personnel.
Moulin Rouge
Cependant, même un projet de cette envergure ne peut satisfaire l’appétit de Touhami pour l’innovation créative. Début 2022, quelques mois après l’achèvement de ses bureaux, Touhami et sa tout aussi énergique épouse (ils ont ensemble trois enfants âgés de 15 à 20 ans) ont décidé d’acheter une maison rue Victor Massé, dans le 9e arrondissement, à proximité de la place Pigalle et du Moulin Rouge. De son propre aveu, il s’agissait d’une décision très impulsive: à peine une semaine après avoir appris par leur belle-sœur que la maison était à vendre, ils ont sauté sur l’occasion. En une demi-décennie, c’est déjà la 18e maison du couple, car Touhami et son épouse possèdent également des propriétés à Brooklyn et Tokyo, ainsi qu’un penthouse, que Touhami a entièrement transformé il y a dix ans, dans la très chic rue du Bac, de l’autre côté de la Seine. «Voilà ce qui arrive quand on agit au lieu de réfléchir», répète Touhami.
"Voilà le résultat quand on agit au lieu de réfléchir."Ramdane Touhami
Henri de Toulouse-Lautrec
On comprend très vite pourquoi Ramdane Touhami a pensé qu’il s’agissait d’une occasion unique. Même dans une ville regorgeant de palais urbains, l’immeuble blanc de quatre étages accroche directement le regard dans cette cour, cachée derrière une discrète arche haussmannienne fermée. Construite vers 1870, la maison fut utilisée comme maison close au début du XXe siècle. L’artiste Henri de Toulouse-Lautrec, qui avait un atelier près de l’avenue Frochot et peignait souvent des prostituées, y aurait vécu un certain temps au dernier étage.
Peu après la fermeture de la maison close, en 1931, l’immeuble fut racheté par un tapissier qui travaillait avec le célèbre designer Art déco Émile-Jacques Ruhlmann. Selon Touhami, c’est d’ailleurs Ruhlmann lui-même qui a conçu le monumental escalier courbe en plâtre surmonté d’une rampe en noyer poli.
Belle de Jour
En 1976, c’est Jean-Claude Carrière, un des acteurs et scénaristes français les plus célèbres et les plus prolifiques, qui s’y installa. Ce dernier a collaboré à des films réalisés par le cinéaste espagnol Luis Buñuel pendant sa période française, tels que «Belle de Jour» (1967) avec Catherine Deneuve ou «Le Charme discret de la Bourgeoisie» (1972). Carrière resta propriétaire de l’immeuble pendant plus de 40 ans, jusqu’à sa mort en 2021, à l’âge de 89 ans.
Quelques jours à peine après la finalisation de la vente, Touhami savait déjà exactement ce qu’il ferait de l’intérieur. Avec Carrière comme propriétaire, la maison de 500 mètres carrés était un lieu de rencontre pour les intellectuels et se trouvait encombrée d’étagères en noyer et de meubles négligés de couleur blanc sale.
Entretemps, la maison a été entièrement dépouillée et réaménagée de la cave au grenier, plongeant le visiteur dans une combinaison enivrante d’époques, de couleurs, d’effets et de décorations murales.
Portrait du Titien
Touhami ayant l’habitude de créer des intérieurs de magasins très rapidement, la maison a été prête en sept mois à peine, notamment grâce à ses collaborateurs qui ont souvent travaillé jusque tard dans la nuit.
Chaque pièce évoque une époque différente, avec sa propre logique.
Le grand salon de 80 mètres carrés, à gauche de l’escalier, respire l’atmosphère d’un lunapark dont même Buñuel aurait été jaloux: les murs en placage bois de cinq centimètres d’épaisseur, dont les coins supérieurs donnent l’impression de s’écailler, révèlent les pompeux ornements en plâtre du XVIIIe siècle qui se trouvent en dessous. «Les personnes qui y ont travaillé ont déclaré qu’il s’agissait d’une tâche impossible», explique Touhami. «Vous n’imaginez pas à quel point il a été difficile d’obtenir une courbure parfaite du bois afin que tout semble authentique.»
Dans une niche spécialement aménagée dans le placage bois au-dessus de la cheminée se trouve, selon Touhami, un portrait du peintre vénitien du XVIe siècle le Titien. Dans le cadre de la cheminée, on peut admirer des carreaux de porcelaine représentant une carte de tarot, un cadeau de Buñuel et un des rares éléments de la maison à être resté intact. Les murs de la pièce sont recouverts d’un enchevêtrement d’épais tubes de feutre réalisés sur mesure dans des tons de gris, marine, marron et rouge, censé représenter une sorte de système d’évacuation chaotique, une grande sculpture qui fait également office de siège.
Quelques jours après la vente, Touhami savait déjà exactement ce qu’il ferait de l’intérieur.
Navire de croisière de luxe
La salle à manger, située de l’autre côté du hall, rappelle la chambre privée d’un capitaine sur un luxueux navire de croisière de l’époque Art déco: une longue table ronde et polie qui brille comme un miroir, conçue par Touhami lui-même, entourée d’étroites armoires encastrées dans les murs. Chaque porte comporte des hublots gravés par Christian Fournié, une autorité en matière de reproductions historiques de verre mousseline français.
Au plafond, au-dessus de la table, ce n’est pas un lustre qui est suspendu, mais quelque chose rappelant trois araignées métalliques géantes, dont les ventres illuminés semblent ramper sur le plâtre ouvragé. Le long de la corniche, les noms de ceux qui, selon Touhami, ont marqué la maison de leur empreinte au fil des ans, sont inscrits dans le plâtre en majuscules carrées conçues par le studio de typographie de Touhami: Buñuel, Carrière, Ruhlmann, Toulouse-Lautrec et, bien sûr, Touhami lui-même. D’ailleurs, la maison dispose également de couverts et de céramiques personnalisés, ainsi que d’un logo.
Expérience de folie
Dans la cuisine voisine, toutes les surfaces, y compris le plafond, sont recouvertes de carreaux d’argile. Fabriqués à la main par une entreprise d’Ombrie, ils confèrent à l’espace une allure presque médiévale.
À l’étage, dans la première chambre, le plafond descend en pente raide. Touhami a réussi à convaincre son équipe de créer une série de fresques murales identiques en plâtre, dans le même style «Louis». Elles vont en rétrécissant, tout en conservant cependant exactement les mêmes proportions. «Mes hommes ont vraiment hésité», explique-t-il. Autant d’ornements qui contrastent avec les meubles italiens contemporains qu’affectionne Touhami, dans des styles allant de futuriste à Memphis.
L’artiste Henri de Toulouse-Lautrec aurait séjourné au dernier étage de cette maison.
Au sous-sol est aménagée une petite piscine de 1,5 mètre de profondeur pour 4,5 mètres de longueur, avec une margelle en carrelage totalement rétro. De l’autre côté de l’espace se trouve une chambre d’amis avec une porte vitrée donnant sur le jardin latéral, équipée de meubles en acajou presque noir des années 30, le résultat d’un travail de sculpture très complexe, et tous chinés au marché aux puces de Clignancourt. «C’est ici que dorment les invités, et c’est à chaque fois une expérience de folie», déclare Touhami.
Deux cabinets de toilette
Pour son épouse, il a conçu une salle de bains avec différents types de marbres colorés et intensément travaillés. La baignoire carrée ressemble à une sculpture. Les deux cabinets de toilette qu’il a trouvés à des étages différents sont restés en l’état: recouverts de haut en bas de petits carreaux émaillés multicolores apparemment combinés de manière aléatoire. Ces carreaux proviennent d’un décor de film de Buñuel, qui les avait offerts à Carrière. «Seul un idiot les enlèverait», affirme Touhami. «Même si vous créez quelque chose de complètement nouveau, il faut savoir reconnaître directement qu’on tombe sur quelque chose de magique. Et réaliser qu’il ne faut pas y toucher.»