Le “chaos dressing”, une mode mi-stylée, mi-ringarde qui inspire les créateurs

Les gourous des tendances ont identifié une nouvelle vague, le “chaos dressing”. Elle submerge la plus jeune génération, qui affiche une sorte de laisser-aller peu flatteur composé d’un mélange de styles ringards. Et cette tendance inspire même les créateurs de mode. Que se passe-t-il?

Dès le premier jour de la nouvelle année, le quotidien britannique The Guardian titrait “Slobs rejoice! In 2023, looking dreadful will be the height of fashion”, soit “Négligés, réjouissez-vous! En 2023, avoir un look épouvantable sera le summum de la mode”. Le laisser-aller comme nouvelle tendance, nous ne l’avions pas vu venir. Et pourtant, il suffisait de se regarder dans le miroir! Assise sur mon canapé que je partage avec deux chats, j’écris cet article en mode télétravail. Je porte mon uniforme d’hiver: un long et large pull à col roulé, un pantalon à taille élastiquée et une paire de chaussettes. Dans mon panier d’achats sur mon laptop, je ne dépose ni escarpins ni blazers ni robes, mais des objets utiles, des articles ménagers, des vases et des bougeoirs. Pire: je me surprends à afficher de nouvelles préférences. La semaine dernière, par exemple, j’ai adoré l’étrange grenouillère dans laquelle Brad Pitt a été repéré. À mon grand désarroi, je ne semble attirée que par le confort et l’esthétique qui permettent à mon cerveau de se reposer.

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©GC Images

Suis-je sur le déclin? Déjà au bas de l’échelle de la mode? Dois-je suivre une thérapie de style? Objection: je ne suis pas négligée intentionnellement, mais accidentellement: tout ce qui promet confort et chaleur m’attire, contrairement au reste. Bref, je suis manifestement en “mode gobelin”. En mode quoi...?

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En mode gobelin

Le terme “mode gobelin” (“goblin mode”) a été élu mot de l’année 2022 au Royaume-Uni. Les gobelins, ce sont ces créatures aux joues sales, aux ongles longs et aux cheveux gras. Ce terme était principalement utilisé pour désigner ou décrire une nouvelle tendance visible, à savoir “un type de comportement éhontément décadent, fainéant, je-m’en-foutiste ou vorace, généralement en butte aux normes sociales”, comme le définit l’Oxford English Dictionary.

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©Getty Images for Vogue

Le fait qu’il ait été élu “mot de l’année 2022” en est la meilleure preuve: de plus en plus de personnes se reconnaissaient dans cet état négligé. T-shirts oversized, pantalons de yoga inutiles, vieux joggings et hoodies mous ont été largement suffisants pour survivre en restant confortablement au lit, parmi des boîtes de pizza et des sachets de chips vides, à binger des séries dystopiques sur Netflix. Après tout, à quoi bon encore essayer d’être branché, à la mode ou cool si c’est pour rester au lit?

Le “mode gobelin” est un phénomène nouveau. Au siècle dernier, le rejet des normes et des attentes sociales a culminé lors du mouvement punk, mais, en 2022, c’est autre chose: on renonce à se donner du mal pour avoir de l’allure en matière d’habillement. Pendant le COVID-19, vestimentairement parlant, il y avait peu de chose à espérer et, quand nous avons à nouveau retrouvé la vie normale et pu nous retrouver tous ensemble, nous avons réalisé que ce ne serait plus jamais comme avant. La “Fear Of Missing Out”, ou FOMO, a fait place à une nouvelle tendance jubilatoire, la “Joy Of Missing Out”, ou JOMO.

Au siècle dernier, le rejet des normes et des attentes sociales a culminé lors du mouvement punk.

Face à la maladie et à la mort dans le monde, soutenues par des images apocalyptiques de quarantaine perpétuelle, une polarisation croissante, la cancel culture et les woke déchaînés, “comment s’habiller?” est devenu le cadet de nos soucis. Et le monde est parti à la dérive, en négligé de soi. Les grandes questions existentielles se sont emparées des télétaffeurs à mi-temps, qui ont renoncé au “self embetterment” et au “self improvement”.

Le mode gobelin n’était finalement qu’une bienfaisante hibernation mentale. Un lâcher-prise au niveau du dressing. La vie était déjà assez épuisante comme ça. Après tout, qu’est-ce qui était réellement important? Moins de travail, mais plus d’ambiance cosy à la maison, plus d’amitiés, de nature, d’enfants, d’animaux.

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Par conséquent, être en mode gobelin n’était pas un signe de paresse, mais une grand-messe de la sauvagerie. C’était embrasser l’impulsif et nourrir un sentiment primitif perdu. Comment lutter contre la fatalité des crises climatiques, de l’injustice et de la destruction autrement qu’en s’enfermant dans un cocon de douceur?

Les zoomers donnent le ton

Ces derniers temps, on assiste également à un phénomène intergénérationnel. Les zoomers, soit la génération Z, autrement dit les grands enfants des millennials, ne se retrouvent plus dans l’esthétique online des vies artificielles et superficielles des influenceurs lisses et des silhouettes soigneusement composées et totalement sponsorisées, même abondamment nappées de moraline “body positivity”.

©Photo News

Après tant années à scroller au fil d’ensembles parfaitement assortis portés par les millennials influenceurs aux ongles parfaits, aux lèvres parfaites et aux coiffures parfaites, passés ou non au filtre du mensonge, on peut dire que l’esthétique de la fausse perfection appartient au passé.

Les abdos d’Emily Ratajkowski et les frasques de Kim Kardashian? La plupart des jeunes scrollers s’en moquent. Ce n’est même plus un petit plaisir coupable. Pour les ados expérimentateurs, les selfies ne semblent plus être le moyen d’autopromotion ou de selfbranding qu’ils l’étaient pour les millennials. Par contre, ils leur offrent une possibilité de lien avec leurs amis, de fun et de déformation intentionnelle plutôt que de perfection. TikTok est devenu le forum des life hacks, des tutos farfelus, des recettes alternatives, des combinaisons de mode hors normes. L’app française BeReal et la fonctionnalité TikTok Now, qui invitent à capturer et partager des moments authentiques et non mis en scène, encouragent les utilisateurs à cultiver l’ordinaire, le moche et le banal.

Besoin d’authenticité

En marge de cette aversion croissante pour les looks dictés par les réseaux sociaux émerge une nouvelle façon de s’habiller qui permet d’exprimer le désir bouillonnant d’authenticité et de liberté, malgré les événements chaotiques du monde. Un style vestimentaire qui n’est pas un style, qui n’a pas de règles et qui n’est même pas basé sur des marques spéciales. Bref, le “chaos dressing”.

La génération Z ne se retrouve plus dans l’esthétique online des vies superficielles des influenceurs lisses et des silhouettes soigneusement composées.

Quel est ce phénomène étrange? Le chaos dressing et la chaos fashion désignent la combinaison bizarre de différents vêtements, généralement inspirés de l’esthétique Y2K ou de diverses tendances datant du début des années 2000. Les chaos dressers portent leurs vêtements avec une belle dose d’audace et un je-m’en-foutisme total à faire frémir les boomers. Et le fait que tout cela n’aille absolument pas ensemble et n’ait aucun sens est justement ce qui fait la force de ce concept.

©Photo News

Il s’agit là d’un choc visuel, mais combiné avec des cheveux remarquablement soignés et un maquillage éclatant. C’est comme l’expression ultra-individuelle d’une émotion ultra-individuelle, pour l’exprimer de manière littérale peu appropriée. Dans le chaos dressing, tout semble déplacé. Des pantalons taille basse, évasés et ultra longs sont portés avec des mini crop tops ou des brassières dans un tissu épais, des combinaisons d’imprimés criards, des superpositions sans aucune logique, des tissus qui ne vont pas ensemble, des accessoires incongrus, les porter en ignorant volontairement toutes les règles et antirègles possibles est tout un art.

The White Lotus

Le quotidien britannique The Guardian a identifié la figure de proue du chaos dressing: le personnage de Portia, interprété par Haley Lu Richardson, dans la deuxième saison de “The White Lotus”, qui joue le rôle de l’assistante de Tanya (Jennifer Coolidge). Ce qui lui plaît, c’est d’accumuler les ruptures de style telles qu’édictées par les générations précédentes. De plus, tout est vintage, moche et/ou de qualité douteuse.

Bien que Portia soit un personnage de fiction, elle est emblématique de toute une génération, car même si le chaos dressing donne à tous les coups l’impression qu’une silhouette a été conçue en dépit du bon sens et du bon goût – ou que l’on s’est habillé dans le noir –, il y a une intention, une certaine logique qui échappe à ceux qui n’appartiennent pas à la génération des zoomers et qui, se penchent sur le chaos dressing, n’en déchiffrent pas les codes facilement. Le fossé des générations se creuse.

La figure de proue du chaos dressing est Portia (Haley Lu Richardson) dans la série “The White Lotus”.
La figure de proue du chaos dressing est Portia (Haley Lu Richardson) dans la série “The White Lotus”.
©Fabio Lovino / HBO

Championne du chaos

Une qui maîtrise le code du chaos dressing, bien qu’à un niveau légèrement supérieur à celui de la fictive Portia, est Julia Fox. Julia s’est fait connaître grâce à sa liaison d’un mois avec Kanye West, après s’être séparé de Kim Kardashian. Durant ce mois sous les spotlights, Fox a miraculeusement perdu plusieurs kilos, mais elle a aussi directement gravi quelques échelons en tant que modèle de style hyper cool. Depuis lors, elle fait feu de tout bois, même avec une interprétation toute personnelle du mode gobelin. Elle pourrait porter un sac poubelle et obtenir des millions de likes. Sur TikTok, elle montre comment procéder: elle découpe une serviette de bain, la combine avec des gants longs et des cuissardes, baptise la vidéo “End of The World Fashion Tutorial” et cartonne.

Julia Fox, bel exemple de style hyper cool et de chaos dressing, où rien ne va avec rien.
Julia Fox, bel exemple de style hyper cool et de chaos dressing, où rien ne va avec rien.
©GC Images

Elle fait ensuite une vidéo peu flatteuse de son petit appartement en désordre et déclare aussi qu’il y a des souris. Le chaos est vrai, le chaos est fun et Julia Fox est une championne du chaos. Elle parle également de son TDAH, le chaos qui va jusqu’à contaminer son esprit. Les zoomers admirent son honnêteté et sa “net worth” ne cesse d’augmenter.

Fashion weeks

Le chaos dressing, cette nouvelle façon de s’habiller issue de la contreculture jeune et branchée, a-t-il aussi une influence sur les créateurs de mode? La réponse est oui, aussi étonnant que cela ne puisse paraître. Il n’est pas rare que les créateurs s’inspirent de ce que portent certaines célébrités audacieuses comme Julia Fox et qui, souvent, se résume à une collection incohérente de vêtements groovy. Le retour des pantalons cargo relax, qui sont montés sur les catwalks via TikTok et les fesses de Zendaya, Bella Hadid et Hailey Bieber, en sont un bel exemple.

Bella Hadid est passée sans effort de TikTok aux grands défilés de mode.
Bella Hadid est passée sans effort de TikTok aux grands défilés de mode.
©Photo News

Ce chaos était visible lors des fashion weeks, avec des combinaisons de styles tantôt irrationnelles tantôt carrément zarbis, comme chez JW Anderson. Parfois, le clash des couleurs était trop vif et les couches trop dérangeantes, comme chez DSquared. Au sujet de sa collection pour la maison Louis Vuitton, Nicolas Ghesquière a expliqué vouloir “perturber les caractéristiques typiques de la féminité”. Chez Prada, nous avons repéré des robes qui semblaient avoir été lacérées au couteau. Pour expliquer l’atmosphère de chaos contrôlé, Miuccia Prada déclarait, en son nom et celui de son bras droit Raf Simons, “La vie ou l’humanité font les vêtements (...). Des vêtements créés par des traces de vie, voilà ce que nous trouvons stimulant.”

Curieux point de basculement

En tout cas, le phénomène de la chaos fashion en dit long sur qui nous sommes et ce que nous ressentons. Les tendances apparaissent et disparaissent, car, à l’instar de la pop culture et de la musique, la mode est le reflet de la société. Le chaos dressing est le reflet du chaos dans nos têtes, de l’insécurité, mais aussi d’un désir de plaisir et de liberté. Sean Monahan, le gourou américain des tendances qui avait prédit le “normcore” (sneakers New Balance, dad & mom jeans, vêtements ultra basiques pour composer une sorte d’anti style), observe un changement clair dans la façon dont les gens s’habillent. Selon lui, l’ère des coûteux vêtements à logo est en grande partie révolue. Il prédit un retour à une culture de la mode plus fragmentée. Et aussi au style de musique rock jouant sur la même ironie visuelle que dans les années 80 ou 90. Monahan parle d’un “vibe shift”.

Le chaos dressing est le reflet du chaos dans nos têtes, de l’insécurité, mais aussi d’un désir de plaisir et de liberté.

Certains reviendront au style “indie sleaze” (le vintage désordonné des nillies). D’autres commenceront à s’habiller de manière tout aussi décontractée, mais dans un nouveau genre de grunge (hey, Brad!). Le grunge 2.0 est une version plus luxueuse du grunge nineties, destinée à ceux qui souhaitent rester en mode gobelin sans complexe, mais avec style. On verra bien.

Marie Kondo

Autoriser le chaos dans sa vie serait-il le nouveau zen? Ce n’est pas un hasard si Marie Kondo, la grande prêtresse millennial de la maison bien rangée, a assoupli ses rigoureuses règles de rangement et laissé le chaos entrer dans sa vie et sa maison. Espérons que Marie a compris que les enfants, les adolescents, le télétravail et la vie de famille (bref, la vie tout court) impliquent une dose de chaos. Certaines choses, malheureusement (ou heureusement), échappent à notre contrôle.

Même Marie Kondo, l’influenceuse millennial à la maison bien rangée, se laisse (doucement) aller au chaos.
Même Marie Kondo, l’influenceuse millennial à la maison bien rangée, se laisse (doucement) aller au chaos.
©Courtesy of Marie Kondo

Soit on accepte ce chaos, soit on devient profondément malheureux. Ceux qui sont capables d’aller encore plus loin et de célébrer le chaos lui découvriront sans doute même des vertus. Alors, pour le moment du moins, vive le n’importe quoi! Et vive le je-m’en-foutiste qui sommeille en chacun de nous!