Tout abandonner et repartir à zéro? Troquer l’agitation de la ville pour la nature paisible? Le chef et photographe Gilles Draps a réalisé son rêve: il a trouvé son coin de paradis dans un restaurant étoilé sur une île de la mer Baltique.
Il y a un peu plus d’un an, dans le centre de Bruxelles, Gilles Draps chargeait ses dernières valises dans sa voiture pour rejoindre Sassnitz, une station balnéaire à l’extrême nord de l’Allemagne, d’où il prendrait le ferry jusqu’à Rønne, seule grande ville sur l’île danoise de Bornholm. Que s’est-il ensuite passé? "Désolé si ça paraît cliché", sourit Draps. "De Rønne, j’ai longé la côte jusqu’au sud de l’île: au bout d’un quart d’heure, j’ai su que c’était exactement ici que je voulais être. Je me sentais chez moi."
Falaises spectaculaires, ciel bleu vif. "Aujourd’hui, je sais que cette route qui longe la côte sud-ouest de Bornholm n’est pas la plus belle partie de l’île. Pourtant, je suis tombé sous le charme du paysage, mais aussi d’une atmosphère que j’ai du mal à décrire. Ici, tout paraissait plus calme, plus lent, plus doux. Comme si je pouvais respirer pour la première fois depuis longtemps."
"Au bout d’un quart d’heure, j’ai su que c’était exactement ici que je voulais être. Je me sentais chez moi."Gilles Draps
Le but de son voyage? Un stage dans un restaurant qui s’est mué en emploi, doublé du projet de s’installer dans l’île. "Je savais déjà que je ne retournerais plus en Belgique. Partir à Bornholm était le choix le plus personnel que j’aie jamais fait. Je devais me donner cette nouvelle chance pour être vraiment heureux."
"Un saut dans l’inconnu qui est devenu la plus belle aventure de ma vie."Gilles Draps
En Belgique, Gilles Draps travaillait comme second au restaurant Commotie à Gand. Un beau jour, il reçoit un mail du restaurant Kadeau en réponse à sa candidature. "J’ai pensé que c’était pour le restaurant deux étoiles de Copenhague qui m’avait fasciné pendant des années, mais où je n’étais jamais allé. En fait, c’était pour l’autre restaurant, sur l’île de Bornholm. Un saut dans l’inconnu qui est devenu la plus belle aventure de ma vie."
Hotdogs de qualité
Gilles Draps menait l’existence enviable de celui qui avait fait de ses hobbys une carrière -chef, styliste culinaire et photographe. Sur Instagram, il poste une succession de jolies photos, de repas avec beaucoup d’amis dans une ambiance fête permanente. "C’est aussi comme ça que ma carrière a commencé. Il y a huit ans, j’ai eu l’idée saugrenue de lancer un stand de hotdogs de qualité: saucisses artisanales, légumes marinés, pain au levain. Je participais à des événements en surfant sur la hype des "haute dogs". Pour la promo, je postais mes photos: elles ont manifestement plu, car j’ai reçu des offres pour faire de la photographie culinaire pour des marques et des magazines. J’ai tout appris sur le tas avec pour fil rouge la nourriture, car c’est le plus beau moyen de réunir les gens et de les rendre heureux. J’ai arrêté les hotdogs au bout d’un an: j’aime être créatif et proposer quelque chose d’innovant, mais gérer une entreprise, ce n’est pas mon truc."
"Je n’ai jamais eu l’intention de travailler en cuisine, jusqu’au jour où je suis allé au Magma, le restaurant de Maarten Van Essche à Malines. J’ai été tellement impressionné que je lui ai demandé si je pouvais faire un stage un jour par semaine. Le stage s’est transformé en temps plein et je suis devenu le bras droit de Maarten. Sa manière authentique et pure de travailler avec des produits locaux de saison est une source d’inspiration et j’ai énormément appris avec lui, mais tout s’est arrêté à cause du confinement."
"Pendant cette période, je me suis pris de passion pour la restauration et c’est ainsi que je suis devenu second au Commotie à Gand. Travailler en cuisine a un côté addictif, car créer quelque chose que d’autres vont savourer me procure énormément de satisfaction. Le revers de la médaille, c’est l’épuisement: quand on vit pour être validés, c’est fragilisant, car cette approbation devient une sorte de drogue. Au point que la critique devient insupportable."
"Le point de bascule s’est produit lors d’un de mes voyages en Scandinavie. Je m’étais rendu en Norvège pour un festival gastronomique et j’y suis resté cinq semaines! Là-bas, j’ai vu qu’un autre rythme de vie était possible. Ensuite, lors d’un voyage, j’ai craqué: au sommet d’une montagne, j’ai senti que je ne pouvais plus continuer comme ça."
"Le rythme de vie en Belgique me minait. Bref, un burnout, une dépression, un passage à vide… appellez ça comme vous voulez."Gilles Draps
"J’aimais bien travailler dans des restaurants, mais le rythme de vie en Belgique me minait. Les missions de photo et de stylisme culinaire que je réalisais commençaient également à me peser, car elles allaient à l’encontre de mon amour pour la bonne cuisine.J’évoluais dans une industrie alimentaire qui vit de la production bon marché et du gaspillage. Bref, un burnout, une dépression, un passage à vide… appellez ça comme vous voulez. C’est là-bas, au sommet de cette montagne norvégienne, entouré par l’immensité, la lumière et l’air pur, que j’ai décidé de changer de cap."
Haute gastronomie
C’est alors qu’est arrivé le mail de Kadeau. Et Gilles Draps s’est retrouvé sur une île de la Mer Baltique de 40.000 âmes. "C’est difficile de ne pas tomber dans les clichés quand on essaie de décrire Bornholm: c’est un endroit idyllique avec une nature magnifique, des plages d’un blanc nacré, des maisonnettes aux couleurs vives et le plus grand nombre d’heures d’ensoleillement de toute la Scandinavie. Mais, moi, ce que j’y ai trouvé, c’est un rythme de vie très différent, lié à la philosophie que les trois fondateurs de Kadeau, des amis d’enfance de Bornholm, ont insufflée à leur établissement."
"Ici, j’ai eu la chance de travailler dans un restaurant avec une étoile Michelin, une vue magnifique sur la mer et les plus beaux levers et couchers de soleil du monde. Notre équipe compte 12 personnes en cuisine et 6 en salle au service de 20 convives. C’est de la haute gastronomie, mais sans la pression du temps ni le stress. L’ambiance familiale qui règne ici rend Kadeau vraiment unique."
"Toute l’équipe vit dans la même maison. Nous prenons le petit déjeuner et le lunch ensemble, et nous avons une heure et demie de pause dans la journée que nous passons à bavarder et rire sur la plage avec un petit verre de vin. Il n’y a pas de contexte plus agréable pour exercer ce métier, et cela n’a rien à voir avec les histoires horribles que l’on entend trop souvent sur les conditions de travail dans les grands restaurants. C’est la leçon que l’on apprend ici chaque jour: être performant à haut niveau n’implique pas forcément de se faire du tort."
Bouée de sauvetage
Kadeau est dirigé par ses fondateurs, le chef Nicolai Nørregaard et ses amis d’enfance Rasmus et Magnus Klein Kofoed, tous trois natifs de Bornholm. Depuis son ouverture en 2007, sur la plage de Vester Sømarken, sur la côte sud de Bornholm, Kadeau est devenu un des porte-drapeaux de la Nouvelle Scène Nordique: une gastronomie innovante de premier plan basée sur des techniques et des produits locaux, et relevée d’une belle dose d’engagement envers l’environnement. En 2011, un deuxième établissement, tout aussi florissant, s’est ouvert à Copenhague pour faire découvrir les saveurs de Bornholm aux habitants de la capitale.
Au départ, ce restaurant était une déclaration d’amour de Nørregaard à son lieu de vie, mais il est ensuite devenu une bouée de sauvetage économique pour l’île. "Ici, la solidarité est à toute épreuve", souligne Draps. "On s’entraide, et c’est Kadeau qui a donné le ton. Tous les produits proviennent de producteurs et d’artisans locaux, jusqu’au service de table en céramique et les verres. Kadeau a inscrit Bornholm sur la carte des destinations rêvées des foodies du monde entier. Ils viennent ici pour dîner, mais ils en profitent pour passer quelques jours dans l’île. Ce n’est pas le seul restaurant au monde à servir des menus exclusifs en 16 services, mais rien ne peut égaler son cadre et l’expérience offerte."
"Aussi étrange que cela puisse paraître, je n’ai jamais eu le mal du pays. Avant, j’étais toujours en train de décompter les jours jusqu’à mon prochain voyage, mais ici, toutes les destinations de ma bucket list sont proches: le ferry m’emmène dans le sud de la Suède en une heure, les îles Féroé sont juste à côté et Copenhague est à une demi-heure de vol. Si, comme moi, vous avez succombé au charme de la Scandinavie, c’est une base merveilleuse."
L’eau à la bouche
"Kadeau n’est ouvert que pendant les mois de printemps et d’été. En attendant l’ouverture, début avril, j’ai vécu quelque temps à Copenhague. Même cette ville très verte et très calme est trop trépidante pour moi. En décembre, j’ai passé 10 jours en Belgique et, pour moi, une ville comme Bruxelles, dans laquelle 1,2 million de personnes vivent agglutinées, c’est de la folie! J’ai tout de suite senti que cet environnement ne me convenait plus du tout: je dormais mal, je me sentais anxieux et agité. Dans les conversations avec mes amis et ma famille, je réagissais de manière épidermique. En fait, j’avais hâte de repartir."
Bornholm lui a apporté concentration et clarté. Pour Draps, l’île signifie aussi qu’il en a fini de jongler avec dix jobs différents. "La saison dernière, j’ai travaillé en cuisine et un peu en salle, pour assurer le service, mais il est prévu que je me consacre principalement à la communication visuelle de Kadeau, ce que je faisais déjà entre deux emplois. Je serais très heureux de pouvoir y consacrer toute mon attention, tout en réalisant des productions photo et vidéo pour d’autres clients. Raconter de belles histoires sur la cuisine, c’est ce que j’ai toujours préféré faire. Mon rôle n’est plus de préparer à manger, mais de mettre l’eau à la bouche!" (rires)
Gilles Draps est aujourd’hui à la recherche d’une petite maison à louer sur Bornholm: "Il est évident pour moi que l’île deviendra ma résidence principale. Pendant les mois d’hiver, Bornholm se vide et il n’est pas aussi facile d’y trouver du travail. Alors, je retournerai peut-être à Copenhague pour des missions temporaires. Mais, tant que j’ai mon appareil photo et du wifi, je peux travailler de manière créative où que je sois."
Silence excitant
"On me demande parfois si je ne m’ennuie pas sur une île comme celle-ci. Je suis quelqu’un de curieux qui a besoin de beaucoup de sensations nouvelles, mais le calme aussi peut être très excitant. Pendant que je vous parle, je suis assis sur une terrasse, bien emmitouflé. Je vois passer un cycliste avec une jolie écharpe rouge. Je sens l’odeur du café qui est devant moi, j’entends les canards qui plongent dans la pièce d’eau juste à côté."
"Maintenant que j’ai trouvé la tranquillité, je suis beaucoup plus créatif."Gilles Draps
"À Bruxelles, quand j’étais sur une terrasse, il y avait des centaines de gens, de cyclistes et de voitures qui la longeaient et je n’entendais rien, je ne sentais rien et je ne voyais rien. Maintenant que j’ai trouvé la tranquillité, je suis beaucoup plus créatif. Avant le silence de Bornholm, je ne savais pas ce qu’était le silence."