Redécouverte de l'architecte à l'origine du chalet de sports d’hiver

Il a inventé le chalet, a contribué à faire rayonner Megève et a réalisé plus de 900 projets en 60 ans de carrière. Pourtant, l’architecte Henry Jacques Le Même est tombé dans l’oubli. Aujourd’hui, certaines pièces de son mobilier sont rééditées par un label créé pour l’occasion.

Les skieurs d’aujourd’hui ne savent pas qu’il y a un siècle, Megève était un village de Haute-Savoie avant que la baronne Noémie de Rothschild ne le transforme en station de sports d’hiver huppée avec l’aide de «son» architecte, Henry Jacques Le Même. C’est à lui que l’on doit le chalet de montagne, combinaison d’architecture traditionnelle, d’idées modernistes et de confort moderne toujours d’actualité. Pourtant, son nom ne vous dira pas grand-chose. En la matière, c’est plutôt le travail de Marcel Breuer et de Charlotte Perriand, qui ont conçu des stations dans les années 60, qui est célèbre alors que c’est Henry Jacques Le Même (1897-1997) qui y avait implanté le modernisme, 40 ans plus tôt.

Antoine Pioger entend remédier à cet oubli. «Bien que quasi centenaires, ses chalets sont très modernes», estime-t-il. «Hélas, beaucoup ont été démolis ou ont subi une rénovation ratée. Je voudrais faire connaître son nom et protéger son patrimoine.»

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 L’architecte Henry Jacques Le Même est l'inventeur du chalet.
L’architecte Henry Jacques Le Même est l'inventeur du chalet.
©Maison Henry Jacques Le Même

En septembre 2022, le Français a lancé, avec son ami Alexis Jakubowicz, la Maison Henry Jacques Le Même, qui réédite les meubles de Le Même d’après les archives d’origine. La première collection se compose d’un tabouret, d’une table, d’une patère et de luminaires. Le style de l’architecte est à la fois folklorique et raffiné, avec une touche d’art tribal et de formes géométriques à la De Stijl. Pour ces pièces, Le Même a écrit s’être inspiré «des motifs que les bergers sculptent au couteau sur leur bâton».

"Bien que quasi centenaires, ses chalets sont très modernes."
Antoine Pioger
Fondateur de la Maison Henry Jacques Le Même (HJLM)

Chalet et showroom

Il n’est pas étonnant que Pioger (avocat fiscaliste passionné d’architecture et de design) rende hommage au travail de l’architecte français, car il traverse sa vie comme un fil rouge. «Je suis né à Megève et j’ai passé mon enfance dans un chalet de Le Même jusqu’à ce que nous déménagions à Lyon. Il y a trois ans, j’ai acheté un chalet de Le Même à Megève construit en 1936 dans son état d’origine: une rareté!»

Cet achat a donné le coup d’envoi de la Maison HJLM. «J’ai restauré mon chalet comme s’il était encore en vie, c’est pourquoi je voulais aussi son mobilier d’origine. Je me suis plongé dans ses archives et j’en ai fait reproduire. C’est ainsi qu’est née l’idée d’une édition.» La production est réalisée à Megève par l’atelier de menuiserie qui travaillait pour Le Même. «Le fils a repris l’atelier familial, ainsi que les machines et le savoir-faire nécessaires, en respectant les directives du maître», se réjouit Pioger.

Le Même a construit à Megève, et dans les environs, 250 chalets, des sanatoriums, des hôtels, des écoles, et même un salon de thé.
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Les meubles sont des séries limitées, entre 10 et 40 exemplaires, fabriqués sur commande et il faut compter environ 10 semaines avant livraison. Actuellement, ils sont disponibles via le site web de la Maison HJLM. Ceux qui souhaitent les voir peuvent contacter Pioger qui, sur demande, les accueillera dans son chalet qui fait office de showroom. En octobre, quand la saison des sports d’hiver commencera, il ouvrira un magasin à Megève en collaboration avec une belle marque de décoration française dont il ne dévoile pas encore le nom.

Modèle du genre

Le salon de thé "Le Prieuré" sur la place de Megève.
Le salon de thé "Le Prieuré" sur la place de Megève.
©Maison Henry Jacques Le Même

Si Le Même est devenu l’architecte des  Rothschild, c’est grâce à sa santé fragile. Reprenons: après la Première Guerre mondiale, Noémie de Rothschild souhaite fonder une alternative à Saint-Moritz. En 1919, sur les conseils de son moniteur de ski norvégien, elle achète un terrain sur le Mont d’Arbois et transforme une auberge en hôtel: le Domaine du Mont d’Arbois ouvre ses portes. La montagne est à la mode et le village attire l’élite: au cours de l’hiver 1922, même le roi Albert Ier de Belgique y passe des vacances.

Quelques années plus tard, en 1926, la Baronne Mimi envisage de faire se faire construire une maison à Megève. Son souhait est le suivant: «un chalet qui ressemble aux fermes du pays, mais avec un intérieur très confortable, de grandes fenêtres qui donnent sur le paysage, une vraie cheminée, un porche abrité des tempêtes et une pièce pour farter les skis.» Elle s’adresse à Adolphe Beder, président de la Société Française des Hôtels de Montagne (SFHM): il lui recommande Henry Jacques Le Même. Le jeune architecte est en convalescence à Megève pour soigner une vilaine tuberculose. À cette époque sans antibiotiques, cette maladie pulmonaire était traitée à l’air de la montagne. «Je me suis installé à Megève en 1925, le lendemain de Noël. Deux semaines plus tard, je recevais la visite de Noémie de Rothschild», témoignait Le Même lors d’une interview en 1983.

La maison studio de le Même date de 1928. Ce bâtiment en béton rouge est inspiré de la maison «E-1027» d’Eileen Gray.
La maison studio de le Même date de 1928. Ce bâtiment en béton rouge est inspiré de la maison «E-1027» d’Eileen Gray.
©Arch. dép. Haute-Savoie / 142 J 3808 / 20

Balcon du Mont Blanc

Le Même, alors âgé de 28 ans, dessine pour la baronne Mimi un «Chalet du Skieur» qui deviendra l’exemple type de la résidence de vacances à la montagne. Le Même porte un regard urbain sur l’architecture de montagne: il conserve la forme des fermes traditionnelles de la région, mais prévoit à l’intérieur modernité, confort ainsi que de nombreux aménagements pratiques pour les amateurs de sports d’hiver. Il introduit également de nouvelles techniques, comme le béton armé.

Les chalets de Le Même sont reconnaissables à leur base en pierre naturelle locale: un rez-de-chaussée abritant un local pour les skis et des chambres pour le personnel de maison. L’étage supérieur est un espace de vie ouvert, avec un balcon, un escalier extérieur et de grandes fenêtres offrant une vue imprenable sur le paysage. Les volets, arborant couleurs vives et motifs graphiques, sont caractéristiques. Chez Le Même, les chambres sont généralement sous le toit à double pente en bois, un élément emblématique de son style architectural. Son travail mêle tradition et modernité. Ses conceptions fonctionnalistes trahissent l’influence de Le Corbusier, mais présentent un aspect décoratif hérité de l’Art déco.

Dans les années 1930, il dessine avec Pol Abraham plusieurs sanatoriums sur le plateau d’Assy.
Dans les années 1930, il dessine avec Pol Abraham plusieurs sanatoriums sur le plateau d’Assy.
©Arch. dép. Haute-Savoie / 142 J 3808 / 5

Ce projet pour Noémie de Rothschild lance sa carrière: Le Même dessine plus de 250 chalets. «Ils sont tous différents, car il les concevait en fonction du propriétaire et de l’emplacement. Il leur donnait un nom -Le Chalet de l’Inconnu, L’Ombre Blanche, Le Cairn, Le Grizzli,  L’Igloo. Le mien s’appelle La Hutte», explique Pioger. «Le Même concevait les chalets de A à Z, meubles et linge de maison compris, un sens du détail qu’il avait développé auprès du grand décorateur Jacques-Émile Ruhlmann, pour lequel il avait travaillé de 1923 à 1925. C’était son premier emploi après ses études d’architecture à Nantes (sa ville natale) et à Paris.»

Octogénaire productif

Le Même a marqué à jamais le panorama mégevan. Il a donné au village son âme architecturale. En plus des 250 chalets, il a signé des sanatoriums, des hôtels, un salon de thé, des écoles, des colonies de vacances et même une boîte de nuit. En 1938, il est chargé de concevoir la boutique de mode «Olympe» de la Tchèque Théa Nowiska, créatrice de haute couture d’inspiration sportive: c’est le coup de foudre. Ils se marient, mais le couple n’aura pas d’enfants. Cette absence de descendance -Le Même était fils unique- est peut-être la raison pour laquelle personne n’a perpétué son nom. Le Même nous a quittés en 1997, quelques mois avant son centième anniversaire. Théa Nowiska est décédée en 2001.

Le chalet nommé "L'Igloo" de Henri Jacques Le Même.
Le chalet nommé "L'Igloo" de Henri Jacques Le Même.
©Maison Henri Jacques Le Même

L’architecte a fait don de ses archives (des milliers de documents) à l’État français. Le Même était extrêmement productif et sa carrière s’est étalée sur près de soixante ans (il a travaillé jusqu’à plus de quatre-vingts ans), ce qui lui a permis de réaliser plus de 900 projets.

Ceux qui iront skier à Megève à la fin de l’année devraient porter une attention particulière aux joyaux de Le Même. Pour ceux qui n’apprécieraient pas le style chalet de montagne, nous recommandons sa maison-atelier de 1928, une création moderniste en béton rouge inspirée de la Villa «E-1027» d’Eileen Gray. La maison est toujours habitée et ne peut donc pas être visitée, mais on peut l’apercevoir à l’intersection du chemin Saint-Michel et de la montée du Calvaire à Megève.

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