Dans le salon de l’entrepreneur de la tech Adrien Dewulf à Los Angeles

C’est dans un bijou moderniste de 1939, conçu par un élève de Rudolf Schindler à Los Angeles, que vit l’entrepreneur belge et cofondateur de Heroes Adrien Dewulf. Son compagnon, Giampiero Tagliaferri, dirige depuis janvier un studio de design d’intérieur dont les commandes internationales affluent déjà.

Combien d’idées entrepreneuriales avez-vous déjà eues dans un club à 4 heures du matin? Et combien étaient toujours aussi brillantes le lendemain? Il y a quatre ans, Adrien Dewulf croise Tristan Petit et Cyriac Lefort dans un club de Lisbonne. Les deux Français venaient de terminer W Project. Pendant un an, ils avaient parcouru le monde à la rencontre de quatre-vingts entrepreneurs français. "Leur principale constatation? Pour toutes les entreprises, indépendamment de la taille ou du secteur, recruter des talents est la principale pierre d’achoppement", déclare le Belge.

La pièce maitresse du salon, le fauteuil "Elda" de Joe Colombo, jouxte une sculpture Senufo et dialogue avec des œuvres de John Baldessari et de Cesare Berlingeri.
La pièce maitresse du salon, le fauteuil "Elda" de Joe Colombo, jouxte une sculpture Senufo et dialogue avec des œuvres de John Baldessari et de Cesare Berlingeri.
©Samuel Frost
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Il n’en fallait pas plus pour que le trio lance une application de recrutement visant à mettre en relation des entreprises et des candidats de la génération Z, les jeunes nés entre 1997 et 2012. "Heroes est le LinkedIn de la génération TikTok", lance Dewulf depuis Los Angeles. "Nous sommes un réseau social professionnel basé sur le contenu vidéo. Les entreprises trouvent des candidats par notre intermédiaire et les jeunes dénichent des jobs ou des conseils de carrière grâce à nous. Ils postulent par le biais d’une vidéo personnelle. Au départ, Heroes travaillait avec de grandes chaînes de restauration rapide, comme Panda Express, et des détaillants de mode, comme H&M et Forever 21, qui recherchaient par notre intermédiaire des candidats pour des emplois de premier échelon. Maintenant, nous proposons également des jobs dans le domaine de la logistique, par exemple chez Amazon ou FedEx. À l’avenir, nous voulons également pourvoir des emplois de bureau. C’est l’orientation que nous voulons prendre."

Laborieux en Europe

Actuellement, Heroes tourne avec une équipe de 25 personnes. Bien que son siège soit à San Francisco, la société a été créée à Paris en 2017. "Lancer en Europe une start-up au potentiel international s’est avéré très laborieux. Il était surtout difficile de trouver des fonds. Les investisseurs européens demandent d’abord un business plan complet et des prévisions de chiffre d’affaires pour les cinq années à venir. Ce n’est pas le cas aux États-Unis, où les investisseurs comprennent que le business plan change toutes les cinq minutes, surtout quand on veut lancer une start-up aussi ambitieuse. Ils ne se soucient pas de votre chiffre d’affaires à court terme: ce qui compte, ce sont les perspectives à long terme. Heroes a été incubé par un ‘business accelerator’ à San Francisco et c’est pour cela que je me suis installé dans la Silicon Valley en 2019."

Dans la salle à manger, un lustre de Gianni Celada pour Fontana Arte est placé au-dessus de la table en marbre italien vintage entourée des chaises "Swag" de George Nelson.
Dans la salle à manger, un lustre de Gianni Celada pour Fontana Arte est placé au-dessus de la table en marbre italien vintage entourée des chaises "Swag" de George Nelson.
©Samuel Frost

Au départ, Dewulf trouvait que San Francisco était "a shitty place". "Je filais à Los Angeles le plus souvent possible. C’est là que j’ai rencontré Giampiero, en septembre 2019." Giampiero Tagliaferri est arrivé à Los Angeles il y a six ans en tant que directeur artistique de la marque américaine de lunettes de luxe Oliver Peoples. "Lorsque la pandémie a éclaté, en février 2020, je n’avais pas envie de la passer seul à San Francisco", explique Dewulf. "Je me suis installé à Los Angeles chez Giampiero."

À ce moment-là, l'Italien, qui a un appartement juste à côté des bureaux d’Oliver Peoples, se rend fréquemment à Milan. Mais la pandémie l’empêche de retourner en Europe pendant un an et demi. Pour le couple échoué aux États-Unis, c’était le moment idéal pour chercher un chez-soi. "Au départ, nous voulions une maison mid-century, avec beaucoup de baies vitrées, mais les prix de ce type de bien se sont révélés prohibitifs", confie Tagliaferri.

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Ils trouvent finalement une superbe maison conçue en 1939 par et pour l’architecte E. Richard Lind, un collaborateur du célèbre Rudolph Schindler (1887-1953), l’architecte autrichien qui s’installa aux États-Unis dès 1914 et travailla pour Frank Lloyd Wright de 1917 à 1921.

Le canapé et la chaise longue sont de Luigi Colani; la table à cocktail, de Gae Aulenti. Au mur, une Œuvre bleue par Cesare Berlingeri.
Le canapé et la chaise longue sont de Luigi Colani; la table à cocktail, de Gae Aulenti. Au mur, une Œuvre bleue par Cesare Berlingeri.
©Samuel Frost

"Nous avons craqué pour l’architecture et pour l’emplacement, à Silver Lake, seul quartier de Los Angeles avec une vie de village. Ces cinq dernières années, il a connu un important afflux d’esprits créatifs qui trouvaient New York trop agité et trop cher", ajoute Dewulf. "Bien sûr, il aurait été agréable de vivre dans les collines d’Hollywood, mais là-bas, personne ne connaît ses voisins. Et elles sont si escarpées qu’il faut une voiture pour tout, même pour aller prendre un café. Silver Lake est très européen: on peut aller partout à pied, même jusqu’à Sunset Boulevard."

Cosmopolite

La maison de Dewulf et Tagliaferri évoque un mélange de deux mondes. Il ne s’agit pas d’une de ces maisons basses mid-century typiques qui ont fait la notoriété de Palm Springs et ses environs dans les années 40, mais pas non plus d’un des élégants clones de la Case Study House, très présents en périphérie de Los Angeles. Sur le plan architectural, la maison présente certains traits japonisants de la célèbre Schindler House (1922) à West Hollywood. À l’intérieur, la personnalisation sophistiquée rappelle davantage l’architecture européenne de l’entre-deux-guerres d’Adolf Loos ou Piero Portaluppi.

Dans la chambre à coucher, au-dessus du lit, se trouve une œuvre d’art de Sonia Delaunay. Les appliques sont de Carlo Nason pour Mazzega.
Dans la chambre à coucher, au-dessus du lit, se trouve une œuvre d’art de Sonia Delaunay. Les appliques sont de Carlo Nason pour Mazzega.
©Samuel Frost

Un mélange qui se reflète également dans l’aménagement: le couple a composé un intérieur cosmopolite fait de vintage italien, de design américain contemporain et d’art africain. On pourrait qualifier le style de leur maison d’"expat architectural lost in translation", entre modernisme californien et Art déco européen. Le résumé parfait de leur parcours intercontinental. "En fait, Adrien est beaucoup plus cosmopolite que moi", reconnaît Tagliaferri.

"Je n’ai pratiquement jamais vécu en Belgique", poursuit Dewulf. "Quelques mois après ma naissance, mes parents sont partis s’installer à l’étranger pour le job de mon père, qui travaillait dans le secteur de l’énergie. Nous avons vécu successivement à Paris, à Londres, à La Haye et au Maroc. Après avoir passé 26 ans à l’étranger, mes parents sont rentrés en Belgique. Enfant, je croyais qu’il était parfaitement normal de déménager aussi souvent, et ça ne me pose toujours pas de problème: les rares fois où je suis en Belgique, c’est pour un mariage, un enterrement ou une fête de famille."            

©Samuel Frost

Dans l’intervalle, Tagliaferri s’est aussi établi sur la côte ouest. Pendant les huit années durant lesquelles il a travaillé pour Oliver Peoples, il a fait de la marque de lunettes l’it-accessoire de Los Angeles et de la Californie. "Nous avons souvent tourné nos campagnes publicitaires ici, dans des maisons de John Lautner, Richard Neutra ou Craig Ellwood. Je suis fasciné par la manière dont ces grands architectes ont réinterprété les principes européens du Bauhaus en fonction du paysage et du climat américains", explique-t-il. "Mais je reste un Italien dans l’âme, bien sûr. C’est pourquoi j’ai collaboré avec la Fondation Giò Ponti. Normalement, ils sortent uniquement des rééditions d’objets conçus par Ponti, mais ils ont trouvé notre ligne de lunettes inspirée par Ponti si convaincante que, pour la première fois, ils ont associé son nom à un article que Ponti n’avait pas conçu."

En tant que directeur artistique, Tagliaferri a défini, non seulement, le look des collections et des campagnes d’Oliver Peoples, mais aussi celui des 15 boutiques ouvertes par la marque partout dans le monde. "J’ai aménagé le magasin de Milan comme un appartement des années 50 prêt à vivre. J’ai tout conçu, même le mobilier et l’éclairage. Plusieurs personnes m’ont fait savoir qu’elles appréciaient mon style et aimeraient un jour travailler avec moi sur leurs projets résidentiels. C’est alors que j’ai réalisé que ma carrière pouvait peut-être prendre un nouveau tournant."

L’entrée sous influence japonaise, inspirée par Rudolf Schindler, professeur de l’architecte E. Richard Lind.
L’entrée sous influence japonaise, inspirée par Rudolf Schindler, professeur de l’architecte E. Richard Lind.
©Samuel Frost

En effet, Tagliaferri a quitté son poste de directeur artistique chez Oliver Peoples en décembre 2021 et créé son studio de design d’intérieur en janvier. Il le dirige depuis leur maison de Silver Lake. Il se charge de tout l’aspect créatif, tandis que Dewulf se consacre au côté commercial: stratégie de marque, questions financières et contact avec les clients. "Tout comme une start-up, j’ai l’ambition que le bureau se développe rapidement et devienne un grand studio", déclare Dewulf. "Je suis tellement habitué au monde de la tech que, pour moi, tout est évolutif."

"Quand nous avons lancé le studio, en janvier, nous avions peur que personne ne nous appelle", avoue Tagliaferri. "Depuis, nous avons décroché sept grands projets, tant résidentiels que commerciaux, à Los Angeles, Milan, Aspen, Mexico et peut-être Paris. Nos contrats ne nous autorisent pas à révéler le nom de nos clients, mais certains sont issus du réseau d’Adrien dans le monde de la tech."

Dewulf ajoute: "Le succès est tel que nous devrions recruter. Seulement, il est très difficile de trouver du personnel. Et Heroes ne propose pas encore ce type de profils..."

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