Le restaurant Mirazur donnera-t-il une nouvelle orientation à la gastronomie comme ses légendaires prédécesseurs El Bulli et Noma? Sabato s’est attablé au ‘Meilleur restaurant du monde’ et a découvert la raison des nombreux clins d’œil adressés par le maître d’hôtel à ses clients belges.
Dans une assiette creuse à large bord est drapé un carpaccio de betterave rouge aussi doux que de la soie. Un garçon le nappe d’une sauce d’un blanc lacté au caviar Osciètre et à la crème. Cette magnifique trinité est l’un des plats emblématiques du Mirazur, aux côtés de classiques tels que les petits pois et kiwis ou les calamars et bagna cauda, cette sauce italienne à base d’ail et d’anchois.
Après avoir mis la dernière touche à chacune des assiettes, le garçon nous fait un clin d’œil, ce qui est particulièrement incongru dans un trois étoiles. Les hôtes installés à la table en bois massif en plein milieu du restaurant savent pourquoi: ils vivent un moment d’exception dans cette lumière intense de l’après-midi, typique de la Côte d’Azur. Au loin, la Méditerranée scintille. Autour d’eux, la brigade de salle se livre à un élégant ballet.
Pourtant, à cette table, tous les yeux sont rivés sur l’assiette plus que son contenu. Elle porte le nom de catalogue ‘Dauw’ et est l’un des derniers succès en date de la collection de porcelaine du Studio Pieter Stockmans établi à Genk.
Que peut-on attendre d’une assiette? Qu’elle serve à présenter un plat? Qu’elle le magnifie? La betterave au caviar nous fait prendre conscience qu’une pièce de porcelaine extraordinaire peut faire accéder une préparation extraordinaire au rang d’œuvre d’art. ‘Dauw’ est une assiette creuse qui convient exactement pour mettre en valeur les strates de betterave rouge drapée. Les gouttelettes de porcelaine sur les bords rappellent les œufs d’esturgeon disposés au centre de l’assiette: ce plat parfait a trouvé l’assiette parfaite.
Étonnement
À 18 ans il entame une formation en économie d’entreprise pour reprendre le bureau comptable de son père. Un an plus tard, il décide de passer à autre chose et il s’inscrit à l’école hôtelière.
Pieter Stockmans, sa fille, Widukind, et son gendre, Frank Claesen, vivront encore d’autres moments mémorables cet après-midi-là. Dès son arrivée dans le restaurant, Pieter, artiste spécialisé dans la porcelaine et créateur du Studio, reconnaît d’emblée sur chacune des tables un vase sorti de son atelier et de son imagination il y a bien longtemps. Après la betterave rouge, Frank, qui est à l’origine de ‘Dauw’, voit défiler encore trois plats dressés sur de la porcelaine de sa main.
En effet, la cuisine a également opté pour une assiette ornée de gouttelettes pour le foie gras aux carottes et fleurs de tagète citron. Le thon grillé est servi dans une nage rose de vinaigrette à la framboise et pistache, sur une grande assiette dont le bord semble soulevé par une vague. Le magret de canard en déclinaison de prunes n’est pas servi dans une assiette, mais dans un saladier à bords hauts repliés de manière irrégulière. "C’est la première fois que je vois un plat servi dans cette vaisselle", remarque le Belge, un peu étonné.
Pour Widukind, gérante du Studio, la magie ne s’arrête pas aux assiettes posées devant elle en cet après-midi féerique; elle s’étend également aux gens, car elle fait enfin connaissance avec certains employés, comme Laurent, le maître d’hôtel auteur du clin d’œil, qui l’appelle et lui envoie des mails pour lui passer commande. "Nous avons livré des centaines de pièces de vaisselle au restaurant, mais je ne connaissais que le chef." Hélas, nous n’aurons pas l’occasion de le voir en personne pour le féliciter.
Citronniers et potagers
Depuis que Mauro Colagreco (42 ans) s’est vu décerner une troisième étoile Michelin (en janvier 2019) et que le Mirazur a été consacré Meilleur restaurant au monde (en juin), le chef est encore plus souvent aux quatre coins du monde qu’avant. Avec des restaurants en Chine, en France, en Argentine, aux États-Unis et, bientôt, à Bangkok, il n’est pas étonnant qu’Air France ait ironisé en disant qu’il passait par moments plus de temps dans les avions que ses pilotes.
Ce jour-là, le chef est parti rendre visite à sa famille, en Argentine. Depuis son arrivée en France, en 2001, pour suivre une formation à l’école hôtelière de La Rochelle, il essaie de rentrer au moins une fois par an à La Plata, la ville où il a grandi.
Quelques jours plus tard, tôt le matin, alors qu’il est de retour à Menton, le chef nous explique que, normalement, à cette heure-ci, il se trouve dans l’un des cinq potagers qui se trouvent près de son restaurant. Il parle posément, d’un ton mélodieux. Son français est teinté d’une pointe d’accent espagnol.
"Pour moi, cuisiner est une question d’émotion. Je dois me sentir connecté aux produits que je travaille. Le thon que vous avez mangé la semaine passée m’a été livré par le Prosper, un des deux bateaux de pêche qui continuent à prendre la mer depuis le port de Menton. Je connais les pêcheurs, je sais qu’ils travaillent avec soin. C’est pour cela que j’achète pratiquement tout ce qu’ils ramènent à terre. Je sens cette même connexion avec les potagers. Nous avons une parcelle plantée de citronniers et d’épices et, dans les trois autres, nous cultivons des légumes."
Il poursuit: "Au mois de mai, nous avons acheté 3 hectares à Castillon, à 15 kilomètres d’ici, pour l’essentiel plantés d’arbres fruitiers. Depuis l’ouverture du Mirazur, en 2006, ces potagers n’ont cessé de prendre de l’importance, ce qui nous oblige aussi à improviser beaucoup plus. Parfois, nous n’avons des petits pois mûrs à point que pour dix personnes et, dans ce cas, nous devons adapter le menu. Certains jours, chaque table se voit servir un plat différent."
La façon dont Mauro Colagreco s’est retrouvé dans une cuisine est un récit chargé d’émotion. À 18 ans, même s’il est passionné par la cuisine, il entame une formation en économie d’entreprise pour reprendre le bureau comptable de son père. Un an plus tard, il décide de passer à autre chose et, deux ans plus tard, il s’inscrit à l’école hôtelière du célèbre chef Gato Dumas, à Buenos Aires. "Là, on m’a dit que si je voulais vraiment atteindre un excellent niveau, il fallait aller en France." L’année suivante, il déménage à La Rochelle, où son parcours débute réellement.
Un parcours incroyable
Ressent-il la même connexion avec la porcelaine qu’avec les légumes? En tout cas, le chef ne ménage pas sa peine pour trouver les assiettes qu’il souhaite. Le chef argentin ne pouvait évidemment pas savoir que de la porcelaine artisanale d’excellence était fabriquée par Stockmans, une société belge installée dans un ancien bâtiment minier de Genk.
Mais, il y a une dizaine d’années, quand il va au restaurant trois étoiles d’Alain Ducasse à Monaco, Le Louis XV, il remarque un service à dessert complet - tasses, théière et sous-tasses, dans ce bleu signature de l’atelier, le ‘Stockmansblauw’. En effet, quelques années plus tôt, en 2005, l’atelier de Genk avait créé ce service pour le grand chef français, un ensemble que jeune Argentin a adoré.
Et voilà comment, lui aussi, a voulu de la vaisselle signée Stockmans: il se fait donc envoyer des dizaines de pièces différentes de la collection. "J’achète ce que je trouve beau. Ensuite, en cuisine, nous cherchons quelle assiette met le mieux en valeur une préparation. Un beau service, c’est comme un bon plat: celui qui le souhaite découvre dans les détails le travail du professionnel et sa qualité."
Génie
Que pense le chef du fait qu’un jury composé de 1.040 membres ait proclamé son travail comme le “Meilleur du monde”? Ce couronnement signifie-t-il que, comme ses prédécesseurs El Bulli et Noma, Mirazur imprimera une nouvelle orientation à la gastronomie?
Mauro Colagreco n’en est pas convaincu: "Un génie comme Ferran Adrià (El Bulli) est un phénomène unique dans l’histoire culinaire. Le mérite de Mirazur réside plutôt dans un retour à la simplicité. J’essaie de cuisiner sans trop d’ego ni de technicité. Quand les petits pois sont excellents, il ne faut faire preuve que de peu de technique."
L’Argentin n’annonce pas de révolution gastronomique, contrairement aux précédents lauréats comme The Fat Duck, Noma et El Bulli. Par ailleurs, les nouvelles règles du ‘The World’s 50 Best Restaurants’ ne permettent pas au Mirazur d’exercer une influence aussi marquée sur la gastronomie mondiale que cet illustre trio.
Désormais, un restaurant qui occupe la première place ne peut plus participer au concours. Ainsi, quand le jury établira le nouveau classement, en 2020, à Anvers, le Mirazur ne fera plus partie des candidats.
Salsifis noirs séchés
C’est un fait: quand on est attablé au Mirazur, on n’est pas happé par une révolution, ce qui n’empêche que tout soit incroyablement délicieux. Certains restaurants trois étoiles sont loin de proposer des plats aussi savoureux. De la cuisine de Mauro Colagreco émane le classicisme français des grands chefs pour qui il a travaillé de 2004 à 2005: Bernard Loiseau, Alain Ducasse et Guy Martin.
Mirazur prône le retour à la simplicité. Quand les petits pois de ses potagers sont parfaits, il ne faut plus faire grand chose pour que le plat soit réussi.
Cette formation classique se goûte dans les sauces intenses et la qualité irréprochable des produits traditionnels de la gastronomie française - caviar et foie gras. Le canard en déclinaison de prunes est un clin d’œil au canard à l’orange, grand classique de la cuisine française. La betterave rouge est, elle aussi, un clin d’œil: elle est préparée en croûte de sel, une préparation remise au goût du jour par Alain Passard, un autre de ses “professeurs”. Les deux partagent d’ailleurs la même passion pour les légumes et les potagers.
Et la technique? Le meilleur chef du monde la maîtrise parfaitement, même s’il ne s’en vante pas. La preuve? Les salsifis noirs séchés, bardés de lardo di Colonnata et saupoudrés de pollen donnent un remarquable aperçu de sa maîtrise high tech. Pourtant, il préfère parler d’émotion quand il évoque son style. Ou de son pain, qu’il a créé en hommage à sa grand-mère italienne. Ou de son vitello tonnato revisité, un plat de réveillon Noël en Argentine.
Il revient à la nature et à son potager. "Il y a une chose qui me tient à cœur: faire passer l’idée que nous devons cuisiner de la manière la plus naturelle possible. Nous avons déjà tellement détruit la nature pour produire nos aliments! Il faut y réfléchir. Manger ici, chez Mirazur, c’est aussi être près du potager ou du Prosper, et ainsi, être près de la manière dont nous envisageons notre alimentation."
Mirazur, avenue Aristide Briand 30, 06500 Menton, France. Le mercredi 25 septembre, Mauro Colagreco sera chez Sang Hoon Degeimbre à L’Air du Temps à Liernu (Namur). Studio Pieter Stockmans, C-Mine 100 bte 2, Genk-Winterslag.