Depuis le début de sa carrière, elle n’a jamais tourné sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Ni sur la couleur de peau à Hollywood, ni sur la politique, ni sur sa jeunesse. Et pour Sabato aussi, Zoë Kravitz ne mâche pas ses mots.
Zoë Kravitz est née avec le meilleur atout - des parents célèbres et talentueux - mais, revers de la médaille, elle a dû se faire un nom, ou plutôt, un prénom. Mission accomplie: elle est aujourd’hui reconnue pour ses talents d’actrice, de réalisatrice et d’interprète. Entretien au sujet de la célébrité, de la cancel culture et de son chat intérieur.
Fille de l’actrice Lisa Bonet et du musicien Lenny Kravitz, Zoë Kravitz (33 ans) est la chérie du show-business. Je m’attendais à ce qu’elle soit franche: tout au long de sa carrière, que ce soit à propos de couleur et d’Hollywood, d’image et de politique, elle n’a jamais mâché ses mots. En 2017, elle a joué dans une vidéo du Vogue britannique dans laquelle elle criait "Fuck Trump!" en sortant plein d’objets bizarres de son sac. Quand nous nous rencontrons un soir sur Zoom, elle est fidèle à elle-même: décontractée et réfléchie, en star qui dit ce qu’elle pense plutôt que les niaises gentillesses débitées par des célébrités plus prudentes. "I’m just a fucking nerd", déclare-t-elle, bien qu’à moitié convaincante. "Je suis juste bizarre". Emmitouflée dans un sweat à capuche et un bonnet, elle n’est pas maquillée à part un délicat trait d’eye-liner en forme d’œil de chat, qui s’avère approprié.
L'esprit des chats
Nous nous rencontrons pour discuter de "The Batman", son nouveau film, dans lequel elle incarne Catwoman, alias Selena Kyle, et donne la réplique à Robert Pattinson. Le film est signé du réalisateur américain Matt Reeves, qui décrit Kravitz comme "intelligente, drôle, honnête, modeste" et "une excellente partenaire artistique".
Pour se mettre dans la peau du personnage, l’actrice a regardé des vidéos de grands félins pour assimiler leurs caractéristiques. "C’était fun de jouer en adoptant différentes façons de marcher et d’être agile", commente-t-elle. "Vous savez, on ne peut pas décrypter l’état d’esprit des chats, c’est pour cela que beaucoup de gens se sentent mal à l’aise en leur présence." Kravitz a conceptualisé Kyle comme une personne "dure, débrouillarde. Sa vie a été difficile, mais elle a trouvé un moyen de survivre et de prendre soin d’elle-même, et elle se soucie vraiment de ceux qui vivent des situations similaires."
Pour se préparer au rôle, elle s’est entraînée pendant quatre mois. Kravitz, qui a souffert de troubles alimentaires à l’adolescence, craignait-elle que cet examen minutieux de son corps ne puisse être un nouveau déclencheur? "Non, en réalité, je me concentrais sur le fait d’être musclée plutôt que mince. Je voulais m’assurer qu’on puisse croire que mon personnage était physiquement capable de réaliser toutes ces actions. En fait, j’étais plus forte et en meilleure santé que je ne l’avais été depuis longtemps."
Et l’iconique catsuit? "J’étais comme un enfant de deux ans!", répond-elle en riant. "Quand je devais aller aux toilettes, quelqu’un devait m’escorter pour m’aider à l’enlever et à le remettre."
Double Complexe
Compte tenu de son pédigrée, Zoë Kravitz était destinée aux feux de la rampe. Lorsque je lui demande si elle n’a jamais envisagé un emploi rationnel, comme la comptabilité, elle sourit. "Pour plaisanter, mon père me disait que devenir avocate ou quelque chose du genre serait ma façon de me rebeller. Mais je ne sais pas comment je pourrais exercer un travail de bureau: j’ai du mal avec ce genre de structure et avec l’autorité."
Sa mère, Lisa Bonet, a été renvoyée de la série dérivée du Cosby Show, "A Different World", quand elle a été enceinte de Zoë. Son père, Lenny, était alors un musicien en pleine ascension. Sa grand-mère paternelle est Roxie Roker, qui a joué dans "The Jeffersons", une sitcom des années 1970 qui fut la première à présenter un couple mixte en prime time. Après la séparation de ses parents, lorsqu’elle est enfant, sa mère a refait sa vie avec Jason Momoa, l’acteur qui a joué le rôle d’Aquaman (ils se sont séparés récemment). Quant à son père, il est sorti avec Nicole Kidman, Vanessa Paradis et Adriana Lima.
Ses parents "brisaient les frontières de multiples manières", explique-t-elle. "Ils ont tous deux dû gérer le fait d’être des artistes qui n’agissaient pas, ne s’habillaient pas, ne présentaient pas ou ne s’exprimaient pas de la manière dont un black était censé agir en fonction des attentes spécifiques des blancs."
En grandissant entre LA, Miami et New York, Kravitz se sentait parfois mal à l’aise. "Mes cheveux me posaient un réel problème", explique-t-elle. "Je les défrisais, je les traitais avec des produits chimiques, j’épilais mes sourcils. J’étais gênée par le fait d’être noire. Il m’a fallu beaucoup de temps pour l’accepter, pour l’apprécier et avoir envie de le crier au monde entier."
Elle ajoute que le tournant a été de réaliser ce que cela signifiait pour sa grand-mère de décrocher un job dans "The Jeffersons", d’être une femme noire à la télévision et ce que cela représentait de figurer dans une relation mixte à l’écran. Et aussi d’écouter ce que sa mère lui raconte sur son expérience de métisse dans les années 1970 et ce qu’elle ressentait. Je lui demande si ses parents lui avaient parlé du racisme avant son arrivée à Hollywood. "Ils ne m’ont jamais mise en garde ni ce genre de chose", répond Kravitz. "Je pense qu’ils étaient plus concentrés sur le fait de veiller à ce que je comprenne que, malgré ma couleur de peau, je devrais être capable de jouer, de m’habiller ou de faire ce que je voulais."
Enfin, Zoë Kravitz est une polymathe. L’égérie de la maison de mode française Saint-Laurent a fait partie d’un groupe, Lolawolf, et bosse actuellement avec Jack Antonoff, le collaborateur de Taylor Swift, mais refuse de révéler quoi que ce soit. "C’est une chose vivante, qui respire", déclare l’Américaine à propos de l’album. "Et je ne sais pas encore vraiment où cela va se terminer."
Choix stratégiques
Concernant les rôles, Kravitz se montre stratégique: son agent évite de lui présenter des scripts qui pourraient la cataloguer. Elle explique: "À un moment donné, tous les scénarios qu’on nous envoyait portaient sur la première femme noire à faire des muffins, ce genre de chose. Même si ces histoires sont importantes à raconter, je veux aussi une ouverture pour moi-même, en tant qu’artiste." Kravitz estime que si son personnage dans la superproduction de HBO "Big Little Lies" était si profond, c’est parce qu’il avait été écrit à l’origine pour une blanche. Lors du tournage, en Californie, elle raconte: "Il y a eu quelques moments où je me suis sentie un peu mal à l’aise, parce que c’est une région ultra blanche." Je lui demande de développer. "Juste des racistes bizarres dans les bars, ce genre de chose."
Certes, le rôle de Kravitz dans "The Batman" la classe résolument au rang de star. Mais c’est "Big Little Lies", un succès critique et commercial pour HBO, qui a été sa rampe de lancement.
Dans la série, Kravitz donne la réplique à Nicole Kidman, Reese Witherspoon, Laura Dern et Meryl Streep, et apparaît dans une très grande mesure comme leur égale, est arrivé pile au bon moment. Pendant des années, elle avait tourné en rond dans des rôles à la marge. Elle a été l’acolyte au rôle inconsistant du personnage principal de Shailene Woodley dans "Divergente". Elle a été une super héroïne marginale dans "X-Men: First Class". Très vite, elle réalise qu’elle devait s’entraîner à ne pas flasher pour des rôles avant de les avoir décrochés, car c’était trop déprimant quand ça ne se passait pas comme elle l’avait voulu. Sa mère lui a donné le conseil suivant: le rejet est une protection. "Même si c’est parfois difficile à comprendre sur le moment même, quelques années plus tard, on se dit généralement: OK, voilà pourquoi ça ne s’est pas fait."
Maison de fous
Un de ces rejets sort du lot. En 2012, Kravitz a tenté d’auditionner pour le Batman "The Dark Knight Rises", mais on lui a rétorqué qu’elle était trop "urbaine" pour le rôle. "Je ne sais pas si ça venait directement de Chris Nolan", ajoute-t-elle, soucieuse de ne pas entacher la réputation d’un réalisateur primé. "Je pense que ça émanait probablement d’un directeur de casting, ou de l’assistant d’un directeur de casting... Être femme de couleur et actrice et m’entendre dire qu’à l’époque, je n’étais pas capable de lire à cause de ma couleur de peau, et devoir encaisser comme ça le mot ‘urbain’, c’est ça qui a été vraiment dur."
Quelques années plus tard, la nouvelle que Kravitz jouerait dans "The Batman" tombe. "C’était fou!", s’exclame-t-elle avec un demi-sourire, une lueur de triomphe dans ses yeux curieusement félins. "Mon téléphone chauffait plus que pour n’importe lequel de mes anniversaires."
D’autres rôles plus consistants suivent aussi, notamment le reboot diffusé sur Hulu de la comédie romantique "High Fidelity", dans lequel elle est actrice et productrice exécutive. Cette série a reçu des critiques mitigées et a été annulée au bout d’une saison. "Ça craignait", déclare-t-elle à propos de l’annulation. "Ça m’a fait mal. Et je pense vraiment que c’était une erreur."
Nature humaine
Zoë Kravitz se prépare à tourner son premier film en tant que réalisatrice, "Pussy Island", un thriller inspiré de MeToo qui raconte l’histoire d’une jeune serveuse qui entreprend de séduire un magnat des affaires. "J’adore écrire et monter, mais jouer me stresse parce que j’ai l’impression d’être là pour servir le réalisateur et que je ne veux pas le laisser tomber." D’instinct, elle pense que passer à la réalisation serait plus confortable pour elle. "La nature humaine m’intéresse vraiment. Et, derrière la caméra, je peux m’y consacrer, mais sans la partie performance", commente-t-elle.
Au départ, la sortie de "The Batman" était prévue pour juin 2021, mais la production interrompt le tournage à cause de la pandémie. "C’était complètement dingue", déclare Kravitz à propos du jour où le tournage a été mis sur pause. "Vous êtes loin de chez vous, concentré et prêt à vous lancer, vous vous entraînez depuis des mois... C’était terrible pour beaucoup d’entre nous, qui ne savaient pas si le confinement allait durer une semaine ou deux. Finalement, il a duré six mois." À l’époque, elle était en tournage au Royaume-Uni. Elle a passé donc les trois premiers mois de confinement à Londres, à regarder les conférences de presse du gouvernement et à se promener dans la ville voisine de Hampstead Heath. "J’étais comme tout le monde. Tiger King, les films, la nourriture et tout le reste. C’était une période étrange et solitaire. Comme je n’ai pas beaucoup d’amis à Londres, je me sentais super isolée", se souvient-elle.
Finalement, Kravitz retourne chez elle, dans sa maison au nord de l’État de New York, où elle se terre en regardant des films et en essayant de rester en forme pour quand la production reprendrait. "Quand ce genre de chose arrive, vous n’avez qu’une seule envie, c’est de vous affaler sur le canapé et de manger des snacks. Et je ne m’en suis pas privée. Pourtant, j’ai malgré tout essayé de continuer à suivre mon régime, pour ne pas gâcher toute l’énergie que j’y avais déjà consacrée."
Aucune considération
New York est sa ville préférée au monde, mais, dernièrement, elle s’y est sentie oppressée. "J’adore me promener et faire partie de cette ville", explique-t-elle. "Mais il y a eu des moments où j’étais en mode: je ne vais pas sortir de ma maison aujourd’hui parce que je me sens émotionnellement incapable de me protéger de ça au niveau de mon énergie." Par "ça", Kravitz entend être reconnue dans la rue - elle n’aime pas devoir faire face à la célébrité. "C’est un sujet difficile à aborder", ajoute-t-elle, "car personne n’a envie de plaindre ceux qui ont une vie de rêve."
Elle tente d’expliquer ce qu’elle ressent sous cette surveillance constante, l’effet profond que cela lui fait: "Quand vous entrez dans un café, tous les yeux se rivent sur vous. Alors, vous consacrez toute votre énergie à essayer de faire comme si vous ne voyiez pas que tout le monde vous regarde. Et ce sont des petites choses: je vais mettre le couvercle sur mon café, en faisant bien attention à ne pas le renverser, parce que si je le renverse, ça va se retrouver sur internet... C’est un peu comme être tous les jours le petit nouveau à l’école."
Elle est cinglante à propos des comptes Instagram qui partagent des photos prises à la dérobée de célébrités sans méfiance. "Les gens pensent qu’il est acceptable de prendre des photos des personnes célèbres alors qu’elles essaient juste de prendre leur déjeuner en paix ou d’avoir une conversation personnelle. Et si vous leur dites ‘Ne faites pas ça’, ils s’en fichent. C’est bizarre de ne pas être considéré comme un être humain, c’est ce que l’on ressent dans ces moments-là", explique-t-elle.
En septembre 2021, Kravitz supprime tous ses posts Instagram, sauf un faisant la promotion de "The Batman". Auparavant, elle avait été prolifique dans ses publications, partageant des photos de ses amis célèbres avec ses 6,5 millions d’abonnés. Mais, au fil des ans, elle s’est fait incendier à plusieurs reprises sur les réseaux sociaux. En janvier 2021, elle a été critiquée pour ne pas avoir supprimé un post d’anniversaire pour son ami, le créateur de mode Alexander Wang, après les allégations d’abus formulées à son encontre. En septembre 2021, les choses se sont gâtées quand elle a assisté au Gala du Met dans une robe en maille très transparente. Lorsqu’elle a posté sa tenue sur Instagram, certains followers l’ont critiquée pour s’être affichée "pratiquement nue".
Cet incident a été le catalyseur qui l’a poussée à effacer l’intégralité de son contenu. "Ça m’a blessée", explique-t-elle, avec un sourire désabusé. Elle est clairement piquée au vif par la critique. "J’ai été vraiment blessée. Peu importe qui vous êtes, à quel point vous êtes sûr de vous, quand les gens vous disent que vous êtes dégoûtant ou que vous devriez vous suicider, ça ne fait pas du bien... En créant un espace d’expression, une zone de commentaires, pour que quelqu’un puisse me dire ce qu’il pense [de moi], j’ai réalisé que ça commençait à affecter ma santé mentale et même la façon dont ça influait sur mes décisions pour mon travail artistique, car je me demandais ce que les gens allaient dire. En tant qu’artiste, c’est dangereux de commencer à se soucier de ce que les autres vont penser, ou de ce qu’ils pensent."
La honte et la peur
Elle est acerbe à propos de la culture du call-out sur les réseaux sociaux. "Les gens ne s’expriment pas ou ne font pas ce qu’ils veulent, parce qu’ils ont peur d’avoir des problèmes", déclare-t-elle. "Nous ne laissons pas de place au développement. Tout est basé sur la honte et la peur. C’est complètement hors de contrôle."
Eddie Redmayne a déclaré que sa décision de jouer une femme transgenre dans le film "The Danish Girl" (2015) avait été "une erreur". "Je trouve vraiment dangereuse l’idée que certains acteurs ne puissent pas jouer un certain rôle parce qu’il ne correspond pas à ce qu’ils sont dans la vraie vie. Si l’on n’a pas le droit de jouer un certain personnage, je ne sais pas ce qu’est le métier d’acteur. C’est une question d’empathie, de sortir de soi."
Une position courageuse, car il serait plus facile d’éviter les sujets controversés. Mais je soupçonne qu’à ce stade de sa carrière, Kravitz préfère juste dire les choses telles qu’elles sont. "Il y a certainement eu des moments dans ma vie où j’ai senti que j’avais besoin d’arrondir les angles, d’une certaine manière. Je pense que c’est quelque chose que la plupart des gens connaissent, quel que soit leur secteur. Ne pas vouloir prendre trop de place, ou l’idée que les femmes doivent être agréables, ce genre de choses. Là, j’ai passé quelques années vraiment géniales à accepter le fait de prendre de l’espace, et de ne pas réussir à tous les coups. Et ça a été vraiment, vraiment libérateur."