Disparu il y a trois ans, l'architecte Constantin Brodzki, aurait fêté ses 100 ans en 2024. Visite exclusive de la maison Klenowicz, vers Bruxelles, considérée comme l’apogée de son œuvre.
À la frontière de Rhode-Saint-Genèse et de Linkebeek, en bordure d’un champ, se dresse une étrange construction. En s’approchant, si les volumes nous apparaissent plus clairs, on s’interroge: est-ce une maison, un entrepôt, des bureaux? En tout cas, rien qui ne ressemble à ce que l’on connaît.
L’édifice prend des allures de station spatiale ou d’ovni posé au beau milieu des champs. Devant l’entrée, on s’imagine dans le film "Blade Runner", entre expressionnisme et néo-futurisme. Étonnante chez Brodzki, cette entrée théâtrale est proéminente comme le nez de Cyrano, alors qu’il avait l’habitude de dissimuler les entrées, comme pour les protéger de l’extérieur.
"Mon père était fan d’aventures du futur. Il lisait des dizaines de livres de science-fiction" se souvient Alexandre Lodzia-Brodzki, fils de Constantin Brodzki, et architecte lui-même. Une lecture fantastique qui a, sans nul doute, nourri l’imaginaire du créateur, comme dans cette maison construite en 1976 pour un ingénieur d’origine polonaise nommé Klenowicz, travaillant pour CIT Blaton. Anticonformiste, elle fait un pied de nez au logis traditionnel et au style fermette des rues voisines. Ici, la proposition est toute autre, affirmant une plastique aussi puissante que raffinée, profondément originale.
La demeure se compose de deux ailes qui passent progressivement de un à trois niveaux, réunies par un bloc central surmonté d’un belvédère style pagode, duquel on peut jouir de la vue à 360°. L’architecte et poète Albert Bontridder écrivait en 2004 à son sujet: "(Brodzki) reprend le thème de la villa implantée en pleine campagne, avec le sentiment que devait éprouver en son temps Palladio d’œuvrer sans exemple, sans précurseur, sans autre répondant que la pure rationalité technique aux prises avec la nécessité de rendre visible et d’exprimer fortement la maîtrise de la raison."
À mi-chemin entre le carré et le cercle, l’octogone réconcilie la force et la grâce.
L'octogone
L’habitation propose une expérience formelle inattendue: une déclinaison autour du thème de l’octogone, comme une obsession. Cette forme, transition entre le carré et le cercle, est peu utilisée en architecture. Elle connut un certain succès à la Renaissance et au Baroque, ainsi qu’en Asie, pour les pagodes.
Dès lors, pourquoi ce défi? Une volonté du commanditaire? Nul ne le sait. En tous points, on retrouve l’octogone dans le dessin des portes, des fenêtres, du belvédère et même du hall d’entrée. Objet de la géométrie sacrée, l’octogone offre une image de régularité et de perfection, à mi-chemin entre le carré représentant la matière et le cercle symbolisant l’esprit. Il semble réconcilier la force et la grâce, l’humain et le divin, d’où sa présence dans l’architecture sacrée où des structures octogonales peuvent soutenir les dômes ou les coupoles.
On se demande de quoi il s’agit exactement.Une villa? Un entrepôt? Des bureaux? La maison Klenowicz ne ressemble en rien à ce que l’on connaît.
Comme dans toute maison bourgeoise, elle présente une double circulation: celle de service, qui doit rester invisible, et celle des maîtres des lieux. Parfaitement conservé dans son état de 1976, l’édifice en pierre a de beaux détails constructifs — la signature de Brodzki — comme la liaison douce entre les façades et le sol. L’entrée officielle, en forme d’octogone elle aussi, rappelle la porte d’un vaisseau de "Star Wars". Elle s’ouvre sur le hall, théâtral, qui nous plonge dans un décor de spectacle. À droite, nous passons au salon, éclairé par une enfilade de cinq fenêtres octogonales. Orné d’une cheminée déclinée autour de la même figure géométrique, le séjour ouvre la vue sur la deuxième aile de la maison qui abrite une piscine intérieure avec des lambris de bois, les garages et les services.
Partout, les détails des seuils, des encadrements des portes et des fenêtres sont particulièrement soignés. L’étage comprend les chambres à coucher et, tout en haut de la partie centrale, se trouve un salon en mirador, duquel on peut admirer le paysage environnant. Dans l’unique ouvrage consacré à Brodzki, paru chez Mardaga en 2004, l’historien Pierre Loze fait l’éloge de la maison Klenowicz: "Sa puissance de suggestion réside dans la qualité de ses agencements plastiques et dans cette absence de références qui en fait véritablement une maison de rêve."
Anti-moderne?
Grand admirateur de Victor Horta et d’Henry Van de Velde, Brodzki se situait hors du Modernisme pur et à l’opposé de Le Corbusier. "Le Corbusier développe une mécanique alors que moi, je développe une ambiance", disait-il, lors d’une interview en 2014. «Il niait les obligations d’un architecte, qui sont, théoriquement, de faire un Parthénon à chaque fois.»
Architecte, urbaniste et designer d’origine polonaise, Constantin Brodzki (1924-2021) naît à Rome, d’un père diplomate polonais et d’une mère ardennaise. Il fait ses études d’architecture à La Cambre, suivies d’un stage à New York dans l’équipe en charge de la construction du siège de l’ONU, après la Seconde Guerre mondiale.
Des années 50 à 80, il construit une série de bâtiments en Belgique qui se distinguent par une grande maîtrise technique, une rigueur et un esprit novateur. Aux États-Unis, il découvre le mur rideau et la climatisation qu’il va être le premier à importer en Europe pour le siège social des Cimenteries Belges Réunies CBR, en 1967-70, à Watermael-Boitsfort. Cet immeuble emblématique aux vitres Stopray orangées s’intègre parfaitement dans la nature environnante, comme l’immeuble Glaverbel juste en face et celui de l’ex-Royale Belge, un peu plus loin.
Le CBR est probablement la seule réalisation de Brodzki connue du grand public et unanimement appréciée. Rénové en 2018, il est devenu l’espace de coworking Fosbury & Sons. Monté en 3 mois grâce à un système de préfabrication, il est le seul exemple belge choisi par Marcel Breuer -présent lors de l’inauguration- dans son expo "Transformation in modern architecture 1960-1980" au MoMA de New York, en 1980. Autre projet entré dans l’histoire de son vivant, le musée lapidaire de Montauban-Buzenol (1959), en Gaume. Un module semi-enterré dans la colline, composé de quatre cubes vitrés et seul musée belge repris dans l’expo Architecture of Museums au MoMA (1968).
Au début des années 80, Brodzki décroche la commande du siège social de SWIFT à La Hulpe où il s’appuie sur les systèmes de façades développés au CBR, soit des fenêtres hublots en série. Dénommé Gulliver I, il sera suivi, quelques années plus tard, par Gulliver II (1984-1988), dessiné par Ricardo Bofill et réalisé par Constantin Brodzki qui dirige le chantier.
Franc-parler
Personnage atypique, Constantin Brodzki portait un regard venu d’ailleurs qui traduit un goût certain pour l’originalité et l’éclectisme. Ses constructions audacieuses et d’une grande efficacité formelle ont leur personnalité. Surnommé "Tino" par ses amis, il était fan de voitures et battait des records de vitesse au volant de sa MG. Il aimait l’architecture autant que la musique — il rencontra Stockhausen — dont il comparait le rythme et le rapport au temps. "L’essentiel, en architecture comme en musique, est que cela doit servir et que les gens qui l’utilisent soient heureux", disait-il.
Il s’imprégnait de multiples disciplines, lisait Shakespeare, Proust et Platon, et a même élaboré un spectacle avec le chorégraphe Maurice Béjart.
Personnalité au franc-parler cultivant le goût du paradoxe, l’architecte construit une œuvre peu abondante -seulement une trentaine de bâtiments- mais qui présente une intensité et d’une originalité certainement hors du commun.