"Et si?": voilà la question centrale de l'"Atlas of Never Built Architecture". En reprenant plus de 300 bâtiments jamais réalisés, ce livre explore le monde tel qu'il aurait pu être.
Imaginez que Le Corbusier ait remporté le concours d’architecture d’Anvers pour le projet Linkeroever. C’est là que trônerait aujourd’hui l’unité d’habitation modèle, la Cité radieuse. Même le cœur de Paris aurait pu avoir une autre allure: un éléphant géant aurait pu se dresser à la place de l’Arc de Triomphe, une utopie de l’architecte Charles Ribart en 1758. Les visiteurs seraient montés à l’intérieur de son corps par un escalier en colimaçon et la trompe aurait projeté de l’eau.
Il aurait même pu accueillir un orchestre, dont la musique aurait été diffusée par les oreilles. Dans les années 60, on a envisagé de raser le quartier de Westminster, à Londres, pour le remplacer par un complexe brutaliste. À propos, saviez-vous qu’Antoni Gaudí, le célèbre architecte catalan, avait conçu un gratte-ciel à New York? Cela aurait été l’une des tours les plus hautes et les plus folles, mais il s’est ravisé.
L’argent est généralement la raison pour laquelle les projets n’ont pas dépassé le stade du croquis.
Walt Disney
La question "Et si?" n’a pas seulement un potentiel comique; elle titille notre imagination, même en matière d’architecture. Bonne nouvelle pour les amateurs, l’ouvrage "Atlas of Never Built Architecture" a été publié le 22 mai. Cette brique présente plus de 300 bâtiments jamais réalisés des XXe et XXIe siècles: des ponts aux cimetières, des gratte-ciel aux parcs d’attractions, des musées aux hôtels et des casinos aux salles de concert. Ces utopies sont réparties dans 80 pays et classées par localisation. Les 500 illustrations – dessins, esquisses et gravures – révèlent un monde parallèle étrange et merveilleux.
Presque tous les grands noms s’y trouvent: Le Corbusier, Frank Lloyd Wright, Norman Foster, Alvar Aalto, Lina Bo Bardi, Ricardo Bofill, Rem Koolhaas, Oscar Niemeyer, Ludwig Mies van der Rohe, Tadao Ando et Zaha Hadid, mais aussi des noms inattendus, comme Walt Disney. En 1966, ce dernier a conçu une ville visionnaire de 20.000 habitants, sans voitures, où chacun se serait déplacé en monorail automatique. Les voitures et les camions auraient circulé sous un immense dôme de verre pour protéger les piétons du bruit, de la pollution et des accidents. Il avait chargé ses meilleurs designers de réaliser une vidéo promotionnelle pour son projet. Malheureusement, il décède deux mois plus tard et le conseil d’administration de Disney jugea le projet financièrement trop risqué.
L’argent est généralement la raison pour laquelle les projets n’ont pas dépassé le stade du croquis, mais ce n’est pas la seule: clients capricieux, guerre, nouveau régime politique ou, l’idée est jugée ridicule ou irréalisable.
Dans ce pavé de 368 pages se trouvent trois projets belges non réalisés, dont deux de l’architecte Renaat Braem: le rectorat de la VUB et le cimetière de Deurne. Pour ce dernier, Braem avait dessiné une entrée aussi spectaculaire que gigantesque: une arche parabolique en forme de H avec de hautes colonnes en pointe et un auditorium conique avec une grande verrière. L’administration communale rejeta cette entrée et confia l’aménagement à l’équipe locale des espaces verts. "Ils ont banalisé l’ensemble d’une manière particulièrement ennuyeuse", lança l’architecte, connu pour ne pas avoir sa langue dans sa poche.
La basilique Notre-Dame d’Henry Lacoste à Beauraing (Namur) figure également dans la sélection. Le projet grandiose, trop mégalomane pour la ville, fut remplacé par une petite chapelle en pierre, qui reste à ce jour un lieu de pèlerinage.
L’extension de la Banque Nationale du Congo, dessinée par l’architecte belge George Ricquier en 1960, est un autre projet belge. L’annexe était signée Eugène Palumbo, un Italien qui a dessiné tous les bâtiments d’État iconiques sous le règne de Mobutu. Cependant, ce projet ne s’est pas concrétisé, car il comportait trop d’influences du modernisme brésilien et ne correspondait donc pas à l’ambition de Mobutu, qui souhaitait effacer les traces du colonialisme belge et promouvoir l’image de l’Afrique authentique.
"Les projets non réalisés révèlent la vision la plus pure et la plus authentique des architectes."Sam Lubell et Greg Goldin
Opus magnum
L’architecture non réalisée a déjà fait l’objet de nombreuses publications. Nous avons déjà mentionné que les scénarios "et si" nous faisaient rêver. Cependant, jamais un panorama mondial aussi vaste n’avait été publié. Cet ouvrage, qui pourrait être qualifié "d’opus magnum" est l’œuvre de Sam Lubell et Greg Goldin, qui mènent des recherches sur ce sujet depuis des années. Ils ont organisé les expositions "Never Built New York" et "Never Built Los Angeles". L’avant-propos précise leur point de vue: "Plus que des pierres, du béton, du bois et du verre, les bâtiments sont un ensemble d’idées, d’histoires, de difficultés, de cultures et de coïncidences".
Le premier concours d’architecture au monde est un appel à construire quelque chose au sommet de l’Acropole d’Athènes pour commémorer l’expulsion du roi perse Xerxès, qui avait mis la ville à sac en 480 avant J.-C… Il y a eu des propositions alternatives au célèbre Érechthéion, mais elles n’ont pas été retenues. Notre image d’Athènes repose donc sur le seul bâtiment existant alors que d’autres projets sont oubliés à jamais. C’est le cas tout au long de l’Histoire, souvent écrite par les vainqueurs. Ce qui n’est pas construit est oublié.
Pisa ou Pizza?
Les auteurs ont travaillé sur ce livre pendant des années. Au départ, il y a 5.000 projets sur leur "short list", qu’ils ramènent progressivement à 1.000, pour finalement aboutir aux 350 repris dans l’ouvrage. "Un cauchemar pour les encyclopédistes que nous sommes", écrit le duo.
"À chaque découverte, nous réalisions davantage que notre réalité n’est pas aussi figée que nous le pensons. Chaque décision aurait pu être différente. Chaque parcelle de terre aurait pu accueillir autre chose. Ou même rien du tout."
Ces découvertes se lisent parfois comme un roman d’aventures, fourmillant d’anecdotes savoureuses. Ainsi, Tom Monaghan, le grand patron de Domino’s Pizza, avait commandé un gratte-ciel surnommé "The Leaning Tower of Pizza", un clin d’œil à la tour de Pise. Cependant, cette tour inclinée n’a jamais été érigée.
De même, il s’en est fallu de peu pour que ce ne soit pas Le Corbusier, mais Matthew Nowicki qui conçoive la ville de Chandigarh. En effet, c’est à cet Américain d’origine polonaise que l’on demande de redessiner la ville indienne. Il s’exécute, mais il décède dans un accident d’avion alors que son projet est prêt. Voilà ce qui a mené au choix de Le Corbusier qui est choisi.
Autre anecdote savoureuse: Frank Lloyd Wright a 89 ans quand il conçoit une tour de 528 étages qui aurait dû s’élever à Chicago. Mais, au-delà de ces anecdotes, les auteurs s’intéressent à la philosophie de ces bâtiments jamais réalisés. "Les projets non réalisés révèlent la vision la plus pure et la plus authentique des architectes. En effet, ce qui est resté à l’état de projet a échappé aux inévitables ajustements – au marché, à la politique ou aux clients -, qui peuvent transformer des idées brillantes en réalité standardisée. Dans notre imaginaire, ils forment tous une sorte d’au-delà des rêves, un royaume que nous pouvons contempler et sur lequel méditer, avec tout ce qu’il a à offrir."
"Atlas of Never Built Architecture", Sam Lubell et Greg Goldin, Phaidon, 125 euros, www.phaidon.com