Après 25 ans de collaboration avec Rodolfo Dordoni, le label de design Minotti passe le relais au designer Hannes Peer. Il apporte déjà une nouvelle approche dans la fabrication des canapés.
Nul n’est irremplaçable, mais est-ce vraiment le cas? Que fait une entreprise de design lorsqu’elle se retrouve sans directeur artistique? Comment s’assurer de ne pas voir sa collection partir dans tous les sens? Qui veille sur l’ADN esthétique? Et qui définit le cap pour l’avenir?
Minotti a été confrontée à ce défi l’été dernier, suite au décès de Rodolfo Dordoni à l’âge de 69 ans. Le départ de l’architecte-designer, directeur artistique de Minotti pendant 27 ans, laisse un grand vide. "Rodolfo était unique, un directeur créatif dans l’âme qui a façonné notre collection et fait grandir la marque", nous déclare Roberto Minotti par téléphone qui, avec son frère Renato, dirige l’entreprise familiale depuis plus de 30 ans. Il décrit la mort de Dordoni comme un choc. Un décès aussi brutal entraîne une réaction: que faire? Se cacher ou riposter? Minotti a choisi la deuxième option, ce qu’on a pu constater en avril dernier, au Salone del Mobile de Milan. "Une nouvelle ère a commencé pour Minotti. On peut parler d’une renaissance."
Le rôle principal dans cette renaissance de Minotti est joué par l’architecte-designer italien Hannes Peer. Bien que le designer américano-milanais Giampiero Tagliaferri ait également présenté quelques créations, c’est Peer qui semble avoir rempli le stand de Minotti: il a présenté une vingtaine de projets, tant pour l’intérieur que l’extérieur, de quoi meubler une maison entière: tables variées, paravent, lit, buffet, bibliothèque modulaire, fauteuil et bien d’autres.
"Yves Saint Laurent a rompu avec la rigidité de la mode. Je veux faire la même chose pour le mobilier."
"Tout a commencé il y a un an par un canapé modulaire", explique Hannes Peer (47 ans) quand nous le rencontrons au Salon de Milan. "Le décès de Dordoni représentait un défi pour Minotti. Sans leur fidèle guide, ils étaient un peu perdus; ils cherchaient une nouvelle définition. Je leur ai donné un coup de pouce, notamment avec mon approche plus architecturale des canapés et des meubles."
Contrairement à ce que suggère son nom, Peer est un Italien originaire de la ville de Bolzano, dans le Tyrol du Sud. Avant de fonder son studio en 2009 à Milan, où il a étudié au Politecnico, il a travaillé pour l’architecte Rem Koolhaas à Rotterdam. Ce canapé modulaire a été baptisé "Yves" en hommage à Yves Saint Laurent: "Il a rompu avec la rigidité de la mode. Je veux faire de même pour le mobilier. La plupart des canapés Minotti sont carrés ou rectangulaires; je voulais un canapé qui dégage de la douceur et c’est pour cela que j’ai introduit des formes arrondies et organiques. C’est un modèle très polyvalent: les différents éléments qui le composent permettent de créer plus de 300 combinaisons."
"Ma vision architecturale du mobilier a changé la donne."
Lundi, c’est Minotti
Les canapés sont la colonne vertébrale de Minotti, mais Peer ne s’est pas limité à cette première déclinaison. "Pendant le processus de conception, nous sommes entrés dans une dynamique créative. Plus nous créions, plus nous avions envie de créer. Minotti me demandait sans cesse de nouveaux projets: bibliothèque, bar, tables basses, etc. Dans mon studio, tous les lundis, c’était Minotti. On a bossé comme de fous. Pour le fauteuil, par exemple, nous avons réalisé 20 prototypes. C’est vraiment dingue, mais nécessaire pour qu’il soit à la hauteur de Minotti et de Hannes Peer!", s’exclame-t-il en riant. "Ce fauteuil est ma pièce préférée de la collection, c’est pourquoi je lui ai donné le nom de ma grand-mère, Emmi."
À l’entendre, Peer semble être le successeur tout désigné de Dordoni. Cependant, Minotti est d’un autre avis. "Nous ne voulons pas d’un nouveau directeur artistique. Pour nous, Dordoni est irremplaçable. Aujourd’hui, c’est nous qui définissons le cap stylistique. Nous sommes comme un chef d’orchestre qui doit veiller à ce que tous les musiciens, soit les designers avec lesquels nous travaillons, jouent à l’unisson. Dans cette symphonie, nous recherchons l’innovation et le renouveau, sans perdre de vue l’ADN de Minotti. En ces moments de transition, la continuité est essentielle. Hannes a réinventé notre style à sa manière", déclare Roberto Minotti.
Le canapé "Yves" en est un bon exemple. "De face, on voit ses formes organiques, rondes et féminines. C’est l’apport de Peer. À l’arrière, il est géométrique, masculin et monolithique, ce qui est typique de Minotti. Il en va de même pour les finitions raffinées: même si nous utilisons des technologies contemporaines, l’essence de notre entreprise est artisanale, haute couture en quelque sorte."
Entremetteur
Si les chemins de Peer et de Minotti se sont croisés, c’est grâce à Dordoni: c’est lui qui les a présentés. "Rodolfo nous avait suggéré de prendre un café avec Hannes Peer, un architecte qu’il suivait depuis un certain temps. C’est ce que nous avons fait lors du Salone 2021. Le courant est bien passé. Hannes a un bagage culturel très riche et une façon de penser raffinée", témoigne Roberto. "Hannes est un esprit libre, il a du caractère et s’exprime dans un langage clair. C’est ce que nous recherchions. Le fait qu’il n’avait pas encore beaucoup collaboré avec des marques de design industriel était aussi à son avantage, car cela génère une attitude différente. En tant qu’architecte, il aborde chaque projet comme un travail sur mesure. Son plus grand talent? Son travail n’est jamais banal."
Ce n’est pas la première fois que Dordoni joue les entremetteurs chez Minotti. Jusqu’en 2017, il concevait la collection de A à Z, mais il faisait parfois appel à des designers invités, dont Nendo, GamFratesi et Marcio Kogan. Minotti poursuit sur cette lancée. Et la collaboration avec Peer n’est pas terminée. "La semaine dernière, nous nous sommes réunis pour discuter des nouveaux projets pour 2025, notamment une chaise de salle à manger et un nouveau canapé", annonce Roberto.
Son père, Alberto, a fondé Minotti en 1948. Roberto et Renato ont repris le flambeau en 1991. Depuis lors, la troisième génération est également montée à bord: les fils de Renato, Alessio et Alessandro, ainsi que les enfants de Roberto, Susanna et Leonardo, ont rejoint l’entreprise entre 1998 et 2020. "Nous les impliquons dans toutes les décisions, même si, pour le moment, nous continuons à prendre les décisions finales", précise Roberto, qui attribue le succès de Minotti à son penchant pour la difficulté. "Pour réussir en tant qu’entreprise, il faut résister à la tentation de la facilité et sortir de sa zone de confort. La façon dont vous surmontez les difficultés, c’est ce qui vous distingue."