Les perles de l'architecture brutaliste à Bruxelles

Le béton rebute autant qu’il fascine. Pierrick de Stexhe, architecte-photographe, met à jour ce style architectural des années 50 à 80 dans un bel ouvrage: "Brutalism in Belgium".

Si l’architecture belge est connue pour ses mouvements Art nouveau et Art déco, on connaît moins, voire pas du tout, le Modernisme. Né au lendemain de la Première Guerre mondiale, le Modernisme s’oriente vers une recherche de simplicité, de fonctionnalité et d’innovation. Durant cette période qui s’étend des années 20 aux années 80, il y a plusieurs phases, dont le Brutalisme, qui apparaît aux alentours des années 50. En Belgique comme ailleurs, l’architecture brutaliste a suscité des réactions mitigées. Cependant, depuis quelques années, on assiste à un regain d’intérêt pour ces constructions, pour leur valeur patrimoniale et leur esthétique singulière.

"Il y a presque autant d’avis, qui divergent sur l’origine et l’extension du terme, que d’écrits, historiques et contemporains, qui tentent de circonscrire cette expression architecturale" explique l’historien de l’art et auteur Jean-Marc Basyn dans "Brutalism in Belgium", un ouvrage qui paraîtra chez Prisme à la mi-novembre. "D’ailleurs, s’agit-il d’un style, d’un mouvement, d’une tendance, d’une ère, d’une attitude, d’une éthique ou esthétique (...)?" poursuit-il.

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Bienvenue dans l'énigmatique villa en béton signée Marc Corbiau
"Brutalism in Belgium", chez Prisme Editions. Sortie le 14/11/2024.
"Brutalism in Belgium", chez Prisme Editions. Sortie le 14/11/2024.
©Pierrick de Stexhe

Le mot brutalisme aurait été employé pour la première fois par l’architecte suédois Hans Asplund, en 1949, pour décrire la Villa Göth, conçue à Uppsala par Bengt Edman et Lennart Holm. Il parle de "nybrutalism" (nouveau brutalisme en suédois). Par la suite, les architectes britanniques Alison et Peter Smithson l’auraient utilisé de façon ironique en 1954; Peter Smithson se faisait même surnommer Brutus. Ce n’est qu’en 1966 que le mot gagne vraiment en popularité. Le critique anglais Reyner Banham publie "The New Brutalism: Ethic or Aesthetic?" et emploie ce terme pour qualifier la transformation architecturale en cours au Royaume-Uni. Il repère chez les architectes des années 1950, une attitude influencée par certaines réalisations du Corbusier, de Mies Van der Rohe ou d’Adolf Loos qui emploient les matériaux sans subterfuge, les laissant bruts.

"Ce qui caractérise le Nouveau Brutalisme, c’est précisément sa brutalité, son insistance à rendre visibles les réalités de la structure et des matériaux du bâtiment», affirmait-il. À propos de la maison Jaoul construite par Le Corbusier à Neuilly-sur-Seine en 1955, il disait: "Les fenêtres ne sont plus faites pour qu’on regarde au travers, mais pour être regardées".

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Une sculpture de Jacques Moeschal – qu’il nomme ‘signal’ – décore l’entrée de la E40 à Grand-Bigard.
Une sculpture de Jacques Moeschal – qu’il nomme ‘signal’ – décore l’entrée de la E40 à Grand-Bigard.
©Pierrick de Stexhe

Bien que moins présents que chez nos voisins, on trouve des exemples de Brutalisme en Belgique sur l’ensemble de notre territoire. Cette version belge est influencée par les courants internationaux dont il a emprunté les codes: échelle monumentale, esthétique austère et forte expressivité structurelle. Le Brutalisme s’exprime particulièrement dans les équipements publics, dans les grands ensembles et les logements sociaux. Plus inattendu: de nombreuses églises construites après la réforme Vatican II (1965), qui cherchait à moderniser l’image de l’Église, ce qui passait aussi par une architecture minimaliste, donnant l’idée d’une Église humble, ouverte et en dialogue avec la modernité.

Spiritualité des lieux

Sous les cieux du Nord, ces géants de béton forment un camaïeu cendré avec le ciel, une esthétique forte et très photogénique, ce qui a attiré le photographe et architecte liégeois Pierrick de Stexhe (1984), à l’origine du livre "Brutalism in Belgium", le premier sur la question.

En 2017, suite à une visite de Londres et du centre d’art Barbican, emblème britannique du Brutalisme, il revient transcendé par les lieux: "J’ai été frappé par la puissance de la construction et l’harmonie de l’ensemble", témoigne-t-il. "En Grande-Bretagne, le patrimoine brutaliste est valorisé par de nombreuses publications. Il y a un engouement positif pour ce courant, contrairement à notre pays, où l’opinion est assez négative."

Malgré leur gigantisme, ces témoins d’une époque deviennent presque invisibles, tellement ils font partie de notre quotidien.
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Le bâtiment de la CGER à Bruxelles.
Le bâtiment de la CGER à Bruxelles.
©Pierrick de Stexhe

Armé de son appareil photo argentique, Pierrick de Stexhe sillonne les villes et les campagnes, à la recherche de ces bâtiments. Durant son périple, il vécut plusieurs expériences, dont une plus particulière avec le monastère de l’Alliance à Rixensart, construit par Roger Bastin en 1964-69. "Toutes les semaines, je me rendais sur un chantier tout près de ce bâtiment, sans le savoir. Un jour, j’ai été attiré par une masse grise au loin, j’ai donc pris une route différente. Je suis arrivé au monastère, où j’ai été accueilli par une sœur. Elle m’a fait patienter quelque temps dans la chapelle. J’y ai vécu une vraie rencontre avec les lieux, j’ai ressenti la spiritualité des lieux. C’était un moment très marquant", se souvient-il.

Les grandes figures

Parmi les principaux représentants du mouvement, citons Léon Stynen, Renaat Braem, André Jacqmain forcément, Claude Strebelle, mais aussi Roger Bastin ou encore Charles Vandenhove. Quant aux bâtiments emblématiques, on peut citer la centrale thermique du Sart Tilman édifiée dans les années 60 par Claude Strebelle à Liège, une sorte de pyramide aztèque métallique. L’ancien Crédit Communal situé boulevard Pachéco à Bruxelles, est imaginé par Marcel Lambrichs et se distingue par son jardin intérieur signé René Pechère. Mais c’est surtout l’ancienne Bibliothèque des Sciences, actuel Musée L, construite par André Jacqmain en 1970-75 qui est un pur bijou du brutalisme. Véritable emblème de Louvain-La-Neuve, elle a été partiellement aménagée par le designer Jules Wabbes (certains éléments sont toujours visibles), et mérite le détour à plus d’un titre. Enfin, l’impressionnante Église de Sainte-Rita à Harelbeke, construite en 1966 par Léon Stynen frappe également les esprits pour sa forme qui rappelle quelque peu un cône tronqué, tout de béton.

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À l’esthétique photogénique, ces géants de béton forment un camaïeu cendré avec le ciel.
L’église de Notre Dame de Kerselare, conçue par Juliaan Lampens en 1966.
L’église de Notre Dame de Kerselare, conçue par Juliaan Lampens en 1966.
©Pierrick de Stexhe

Simplicité radicale

À noter, le Brutalisme se distingue également dans l’art public et le mobilier urbain. On ne peut manquer d’évoquer les sculptures totems de Jacques Moeschal (1913-2004), ses fameux "signaux" comme il les appelait, que l’on croise régulièrement le long des axes routiers, autoroutes, et même à l’aéroport de Zaventem. Ici, la sculpture est aujourd’hui tristement affublée d’un bar à bières qui la gâche complètement.

Plus rarement, le Brutalisme s’exprime dans la maison individuelle, un des programmes favoris de l’architecte Juliaan Lampens (1926-2019). Ce Gantois est à l’origine d’une série de réalisations d’une remarquable inventivité, toutes plus originales les unes que les autres. Parmi elles, la maison Van Wassenhove à Laethem-Saint-Martin (1974), une villa unifamiliale habitée jusqu’en 2012, où l’on pouvait profiter de son offre Bed & Breakfast. Si dormir dans un lit rond ceint de béton n’est aujourd’hui plus possible, la maison est à découvrir lors d’expositions du musée Dhondt-Dhaenens qui en assure la gestion. Lampens est également l’auteur de l’église de Kerselare achevée en 1966 à Audenarde, une des réalisations les plus célèbres du Brutalisme belge. D’une simplicité radicale, elle présente un impressionnant porte-à-faux en béton brut qui sert d’abri aux fidèles, puissant geste sculptural.

 Le Keignaert à Oudenburg, construit en 1973 par Jacques Moeschal, abrite le restaurant de Willem Hiele.
Le Keignaert à Oudenburg, construit en 1973 par Jacques Moeschal, abrite le restaurant de Willem Hiele.
©Pierrick de Stexhe

Malgré leur gigantisme, ces témoins d’une époque deviennent presque invisibles, tellement ils font partie de notre quotidien. D’où l’importance de leur redonner la place qu’ils méritent, comme le propose ce livre. Incomprise, parce que sous représentée, l’architecture brutaliste est menacée. Petit à petit, les constructions s’abîment, sont mal réhabilitées ou, dans le pire des cas, détruites. Campés sur leurs bases solides, ces bâtiments incarnent des personnages, sortes de superhéros à l’apparence inébranlable. Mais, sous leur apparente invincibilité, se cache une fragilité qui se dévoile avec le temps, à l’image – peut-être – de notre humanité.

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