La liste des stars qui y ont passé la nuit, comme Juliette Gréco, est longue. Mais la semaine prochaine, l’hôtel La Louisiane, à Saint-Germain-des-Prés, sera surtout le haut-lieu du design à l'occasion de la Paris Design Week.
C est loin d’être un palace. Pourtant, cet hôtel est riche d’anecdotes et d’histoire(s). En près de deux siècles, La Louisiane, au cœur de Saint-Germain-des-Prés à Paris, est devenu le quartier général des artistes qui y ont trouvé un refuge de création et de liberté. L’enseigne compte quatre-vingts chambres qui, chacune, ont leur légende, comme la n°10 qui était celle de Juliette Gréco, la seule où il y avait une baignoire.
“Je ne vous raconte pas les allées et venues!” témoigne-t-elle dans le film documentaire réalisé sur l’hôtel par Michel La Veaux en 2015. C’est ici qu’elle rencontre Miles Davis et qu’ils vivront une belle histoire d’amour. Ensuite, elle partage sa chambre avec Anne-Marie Casalis et Annabelle Buffet, un sacré scandale dans les prudes années 1950.
Robert Doisneau a immortalisé plusieurs scènes qui se sont déroulées dans ce lieu emblématique. À la Libération, l’hôtel accueille de nombreux Américains et, notamment, des jazzmen dont Miles Davis, John Coltrane, Chet Baker, Charlie Parker, Dexter Gordon. Ces musiciens seront suivis par leurs héritiers rock, dont Jim Morrison avec The Doors et Pink Floyd.
La littérature est aussi chez elle à La Louisiane (le quartier accueille nombre d’éditeurs renommés tels que Gallimard, Flammarion, La Martinière, Fayard, Robert Laffont).
En 1945, l’écrivain égyptien Albert Cossery s’y installe. En 63 ans, il n’a changé de chambre qu’une seule fois! Il y vivait avec presque rien, seulement quelques livres - les meilleurs et les siens - et quelques vêtements, cultivant la paresse. “Pas la paresse dans le sens de ne rien faire, mais de réfléchir et de lire... La chose la plus extraordinaire au monde, c’est la lecture”, disait-il.
D’autres écrivains célèbres y ont également séjourné: Ernest Hemingway, Henri Miller, Antoine de Saint-Exupéry, mais aussi des fondateurs de l’existentialisme, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Cette dernière y emménage en octobre 1943. “Jamais aucun de mes abris ne s’était tant approché de mes rêves; j’envisageais d’y rester jusqu’à la fin de mes jours”, témoigna-t-elle.
Théâtre de rencontres
Des hommes de théâtre ont également franchi le seuil de cette adresse parisienne, à l’instar d’Olivier Py, de Robert Le Page et de grands noms du cinéma, comme Louis Malle et Bertrand Tavernier, qui en fit de décor de “Autour de Minuit” (1986). Cette liste de célébrités s’allonge avec les plasticiens comme Joseph Beuys et Cy Twombly.
Salvador Dali et Amanda Lear y vécurent de bons moments, Bernard Buffet y passera sa première nuit avec Annabelle après sa rupture avec Pierre Bergé. Giacometti y prendra aussi ses quartiers: il offrira une sculpture à Albert Cossery qui l’offrira à son tour, car la possession d’un objet était sa hantise!
Keith Haring y dessine sur une serviette en papier, Lucian Freud y peint Hotel Bedroom en 1954, un tableau aujourd’hui exposé à la Beaverbrook Foundation au Canada.
Si l’hôtel continue aujourd’hui à accueillir des artistes contemporains et à les exposer régulièrement, il est fondé dans un tout autre esprit, en 1823: un colonel de Napoléon s’installe à Paris après la mort de l’Empereur, où il ouvre un hôtel baptisé La Louisiane en l’honneur de cette terre d’Amérique d’où ses frères d’armes, les Français de Louisiane, étaient partis pour tenter de faire évader Napoléon de Sainte-Hélène.
Loin des hôtels étoilés, l'hôtel est aujourd’hui la propriété de la quatrième génération d’une même famille. Cette adresse est restée humble, confidentielle, hors du temps, voire un tantinet désuète. Les murs des 80 chambres résonnent encore de cet esprit libre et artistique si singulier. La plupart des chambres sont habitées à l’année par des créateurs à la recherche d’un lieu propice à la création.
Il y règne aussi une ambiance digne d’un film de Cocteau, un peu surréaliste, et l’hôtel continue à être le théâtre de rencontres fortuites: “J’ai l’impression d’être en famille depuis que je me suis installé ici” nous confie Jean-François Declercq, collectionneur et galeriste (Atelier Jespers, Area 42, Bocca della Verita), récemment installé à La Louisiane où il vit quand il n’est pas à Bruxelles.
"C’était important de monter la pluralité et la diversité des origines des exposants."
Le Belge est cocurateur de Bienvenue Design Art Fair, qui s’y déroulera du 8 au 12 septembre prochain. Il nous raconte comment il est arrivé ici: “Comme souvent, les plus belles histoires sont le fruit du hasard. Je suis très à l’écoute des rencontres et je laisse souvent le destin me guider. Je suis venu m’installer à La Louisiane il y a quelques mois, dans l’ancienne suite de Miles Davis. En faisant mon check-in, l’hôtelier m’a mis en contact avec le galeriste Olivier Robert qui avait ce projet de salon autour du design. Ça nous faisait beaucoup de points communs! C’est comme ça que je suis devenu curateur de l’événement.”
Comme dans "Shining"
Le galeriste d’art contemporain Olivier Robert a créé, en 2018, le salon Bienvenue Art, dont la première édition a eu lieu à la Cité Internationale des Arts à Paris. La troisième édition, qui était prévue en 2020 ayant été annulée, il en a profité pour lancer un nouveau salon, consacré au design international, coïncidant avec la période des salons parisiens Maison et Objet et Parcours des mondes.
Cette première édition de la Bienvenue Design Art Fair revendique un concept novateur, plus accessible que les grands salons internationaux, exposant un choix restreint de galeries et une sélection d’œuvres qui font la part belle à l’expérimentation.
C’est donc la première fois que l’événement aura lieu à La Louisiane: la thématique choisie est en lien avec le lieu et le nom même du salon, Bienvenue, souligne la notion d’accueil sur un mode international, en présentant des artistes du Brésil, d’Italie, de France, d’Afrique et de Belgique.
Vingt-cinq chambres d’hôtel seront investies par 19 galeristes ou designers différents. “Le salon aspire à perpétuer l’esprit artistique des lieux. Nous avions envie de raconter une histoire”, explique Jean-François Declercq, curateur de l’événement. “Chaque chambre aura une atmosphère différente, nous y retrouverons aussi bien des exposants historiques que des jeunes galeristes venus de tous horizons. C’était important de montrer la pluralité et la diversité des origines des exposants, comme un parallèle avec le va-et-vient des résidents d’un hôtel. Au-delà des histoires imaginées, l’esprit bohème des lieux est volontairement préservé. Nous avons laissé intacts les papiers peints des chambres qui datent des années 1980. Ce qui compte, c’est de créer l’événement, que les gens puissent vivre une expérience et devenir les acteurs de l’histoire que l’on propose. Grâce aux couloirs très étroits, on a l’impression de se retrouver dans un labyrinthe comme dans le film ‘Shining’: on aimerait que les visiteurs s’y perdent!”
Des Belges sous les spotlights
La musique y résonnera comme aux débuts de l’histoire de l’hôtel, avec des jam-sessions organisées par les galeristes et artistes dans les chambres et les couloirs. C’est donc un événement hybride, entre exposition et vente, où l’on pourra retrouver Paul Bourdet, un galeriste français qui présentera du design des années 1980-1990, ou Philippe S (aka Philippe Starck), qui prendra possession d’une chambre comme s’il y avait vécu, avec quelques-uns de ses meubles rares des années 1980-1990 et des esquisses jonchant le sol, comme si, en pleine création, il venait de la quitter pour aller boire un café.
Les exposants livreront une scénographie originale et très personnelle, évocatrice de nos intérieurs privés. “Les couleurs seront très présentes: le 'white cube', c’est fini”, annonce le curateur. “La galerie devient un lieu de vie, d’échange. Un 'white cube', c’est trop aseptisé: il convient aux connaisseurs, mais est trop impressionnant pour les jeunes collectionneurs. Le marché a beaucoup changé ces dernières années, les foires se sont démultipliées et deviennent accessibles par Instagram. Aujourd’hui, on va davantage dans les salons, plus intimes, que dans les galeries, car on a besoin de pouvoir imaginer les objets chez soi.”
Outre le thème du voyage, il y aura un important focus belge. La moitié des exposants viendront de notre pays, avec la participation de l’agence belge d’art et de design One Town Agency (fondée par Kunty Moureau et Pascale Dedoncker) qui a sélectionné les galeries qui investiront six chambres.
Parmi elles, la bruxelloise Nomad Gallery présentera le photographe américain Hector Acebes (1921-2017) qui aurait eu 100 ans cette année. Ce sera l’occasion de montrer, pour la première fois, 25 de ses photos prises lors de ses voyages en Afrique dans les années 1940 et 1950, empreintes de beauté et d’énergie. L’Atelier Jespers présentera le designer liégeois Arnaud Eubelen (1991) et l’artiste visuel français Benoît Maire (1978).
“Cette foire nous permet de constater que la frontière entre art et design est de plus en plus fine. Nous proposons un design plutôt formel, dans un salon que nous souhaitons plus indépendant et accessible possible. Et nous souhaitons la “Bienvenue” à tous, bien évidemment!”