Ann Demeulemeester: "Je voulais aussi faire autre chose que créer des vêtements"

“Alors, qu’est-ce que tu vas faire maintenant?” Depuis qu’elle a quitté son label de mode, en 2013, on pose tous les jours cette question à Ann Demeulemeester. Elle nous a finalement donné une réponse: aujourd'hui, elle présente ses collections de porcelaines et de luminaires à Paris. "L’envie de créer de la beauté n’a jamais disparu."

"Voilà ce que nous avons fait!" s’exclame la créatrice de mode en riant, en arpentant le jardin, chaussée de ses grandes bottes noires, le vent dans ses longs cheveux bouclés. Une image encore étonnamment similaire à celle de la jeune femme qui, en mars 1981, était partie à la Fashion Week de Londres pour entrer dans l’histoire comme l’une des Six d’Anvers. Difficile de croire que cette icône aura soixante ans dans quelques mois! 

Cependant, la mélancolie et la nostalgie ne sont pas trop son truc: elle préfère établir des priorités et profiter de la vie. Pour en tirer le meilleur. "J’avais l’impression d’être dévorée par le rythme meurtrier de l’univers de la mode", explique-t-elle.

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C’est ainsi qu’en 2013, elle a pris l’audacieuse décision de le quitter. Un choix courageux, qui a, bien entendu, suscité de nombreuses réactions. "Tout le monde était curieux de savoir quelle serait ma prochaine aventure", ajoute-t-elle, amusée. "Moi, ça ne me préoccupait absolument pas. Il était temps de faire une pause." 

Ann Demeulemeester adore s’isoler dans son atelier pour façonner l’argile.
Ann Demeulemeester adore s’isoler dans son atelier pour façonner l’argile.
©Julien Mignot/The New York Times

Un jardin à soi

S’il y a un endroit où il est agréable de faire une pause, c’est bien son jardin. Un lieu magique où les fleurs de glycine forment un parfait dégradé de mauve à violet foncé. Où le potager regorge de légumes et d’herbes aromatiques soigneusement ordonnés. Où un étang rond à l’esthétique japonisante crée un lieu de repos et où il fait bon rêver dans l’annexe aménagée avec goût. 

C’est ici que la créatrice anversoise a passé les premiers mois qui ont suivi le point final mis à sa carrière dans la mode. Un endroit où elle pouvait à la fois créer de la beauté et faire le vide dans son esprit. Où elle pouvait penser librement à l’avenir.

"Quoi qu’il en soit, je voulais aussi faire autre chose que créer des vêtements. Exprimer mon univers dans une discipline différente." Ou plutôt “notre” univers, parce qu’Ann Demeulemeester forme un duo avec son mari, Patrick Robyn. "Rien ne voit le jour sans que nous n’y ayons travaillé ensemble. Cela a toujours été ainsi et le restera."

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©Marc wouters

Solitaire

Le labeur dans le jardin a porté ses fruits. Les premiers légumes du potager ont donné envie au couple de les présenter sur des assiettes de leur propre fabrication, pour compléter leur concept esthétique. "Nous sommes des producteurs" affirme-t-elle. "Nous essayons de répondre à nos besoins en créant ce qui est nécessaire de nos propres mains. Nos propres vêtements, nos propres légumes, nos propres luminaires et même nos propres meubles." 

"J’ai dû me lancer dans une formation approfondie pour maîtriser la technique de la porcelaine."

Et, aujourd’hui, leur propre vaisselle. Bien que cela puisse sembler une étape logique, la démarche était loin d’être une évidence. "J’ai dû me lancer dans une formation approfondie pour maîtriser la technique de la porcelaine. J’ai suivi des cours et des master classes en Belgique et à l’étranger. C’est comme ça quand je me passionne pour quelque chose!"

Ann Demeulemeester a acheté un four en pierre et aménagé un petit atelier. "J’adore travailler en solitaire, les mains dans l’argile. J’ai toujours été fascinée par la création en 3D. C’est ce que j’ai toujours fait dans mes collections de mode: j’ai façonné le corps comme s’il s’agissait d’une sculpture tridimensionnelle. J’ai modelé moi-même tous mes embauchoirs et mes talons." 

Avant d’arriver aux premières assiettes, il a fallu des mois de création, voire des années avant d’en être satisfaite. "À l’époque, je n’avais pas le moindre objectif commercial. Les assiettes nous étaient destinées, pour le quotidien mais aussi pour les dîners avec nos amis ou en famille." 

Aucun compromis

Amis et famille sont unanimes: ils adorent le service, au point de vouloir le même. "C’est alors que nous avons réalisé que nous devrions peut-être aussi partager ces créations avec le reste du monde. Un ami commun nous a mis en contact avec Axel Van den Bossche, CEO de Serax. J’ai tout de suite été charmée par sa personnalité et sa présence.

Je suis intimement convaincue que, dans ma vie, j’ai souvent rencontré les bonnes personnes au bon moment. C’est aussi le cas avec Axel. J’ai tout de suite été en accord avec sa façon de voir les choses: pouvoir proposer du beau au plus grand nombre. Mais je craignais que nos projets n’aboutissent pas. En effet, je ne fais aucun compromis quand il s’agit de mon langage formel." 

Parfaitement conscient de cela, Van den Bossche a relevé avec Demeulemeester et Robyn le défi de mettre en production les pièces uniques qu’ils lui avaient confiées. "Jamais nous n’étions allés aussi loin", précise le CEO. Chaque bord, chaque vis, chaque couleur et chaque coup de pinceau a été soigneusement étudié. "Quand un objet porte mon nom, je veux qu’il soit en tous points parfait", déclare l’Anversoise. 

Elle a ainsi dessiné méticuleusement chaque modèle de verre sur une feuille de papier, et il y en a plusieurs dizaines en tout: l’un très doux et arrondi, l’autre plus solide et droit. Tous les verres ont été soufflés à la bouche et portent le nom d’une femme: ‘Frances’ est délicat et subtil. ‘Grace’ présente un fin pied droit et un bord élégamment courbé. ‘Billie’ est un verre pour humer et déguster les vins. ‘Dora’ a une base cruciforme bien stable, ce qui en fait un verre plus sculptural. ‘Edie’ excelle dans la simplicité. Et ‘Lee’ joue avec la lumière dans ses bords taillés un à un. 

©Marc wouters

Paradoxes créatifs

Une particularité des verres est la couleur spéciale dans laquelle ils sont produits, un vert vif presque luminescent. Basé sur le verre d’uranium historique, produit massivement entre 1870 et 1940. "Aujourd’hui, on n’utilise pratiquement plus ce verre d’uranium", précise la créatrice. "Je suis donc très fière que Serax ait réussi à obtenir exactement la même couleur, mais sans recourir à l’uranium."

Bien qu’il n’y ait pas d’élément radioactif dans les verres, cette couleur semble pourtant légèrement dangereuse. Tout comme les couverts, d’ailleurs. Une intention mûrement réfléchie: "Un couvert doit avoir un côté dangereux", déclare-t-elle.

"J’ai abordé les couverts comme des objets en 3D. Les bords facettés confèrent une identité propre et un côté artisanal au couteau, à la fourchette et à la cuillère. Je voulais créer une forme à la fois nouvelle et intemporelle, dangereuse et poétique." 

Fans du monde entier

Dangereux-fragile. Sombre-lumineux. Accessible-mystérieux. Ce sont ces paradoxes qui forment le fil rouge de la carrière d’Ann Demeulemeester. Diplômée de l’Académie Royale des Beaux-Arts d’Anvers en 1981, elle décroche, un an plus tard, le prix du jeune créateur le plus prometteur de Belgique.

"Je ne fais aucun compromis quand il s’agit de mon langage formel."

D’emblée, la jeune femme se crée une signature forte: une femme à la fois mystérieuse et poétique, dangereuse et romantique, sûre d’elle et pourtant réservée. Ses silhouettes avant-gardistes en noir et blanc deviennent l’image de la mode belge dans les années 1990.

Une mode appréciée bien au-delà des frontières nationales, ainsi qu’en témoignent ses fans du monde entier et les boutiques Ann Demeulemeester qui ouvrent leurs portes un peu partout, jusqu’à Tokyo et Hong Kong, en 2006. 

Pendant plus de 25 ans, Ann Demeulemeester est à la tête de sa propre marque. Mais en 2013, elle décide de passer la main à l’équipe de Bvba 32 qui travaillait avec elle depuis des années. Le côté rock’n’roll de l’Anversoise, doublé de l’audace d’aller à contre-courant du reste du monde de la mode séduit également d’autres personnalités créatives, comme les musiciennes PJ Harvey et Patti Smith, qui n’ont jamais caché leur admiration pour elle et portent ses vêtements à la scène comme à la ville.

Dans l’avant-propos de la monographie qui lui a été consacrée, en 2014, Patti Smith écrit: "La fille de Flandre a suivi sa propre voie. Sans se plier aux attentes des autres, elle a posé des choix audacieux, inébranlables et radicaux."

Tutoriel

‘Dé’ joue avec le clair-obscur. Pour être sûre que les fines lignes du dégradé soient parfaites, la créatrice a envoyé un tutoriel à l’équipe qui peint à la main pour Serax.
‘Dé’ joue avec le clair-obscur. Pour être sûre que les fines lignes du dégradé soient parfaites, la créatrice a envoyé un tutoriel à l’équipe qui peint à la main pour Serax.
©Victor Robyn

Avec son passage de la mode à l’univers de la décoration d’intérieur, “la fille de Flandre” semble poser un nouveau choix, tout aussi audacieux, inébranlable et radical. Mais, selon elle, il s’agirait plutôt d’une évolution logique, presque évidente. Toute sa vie, elle s’est consacrée à la création de la beauté, à la concrétisation de son propre univers. 

"La mode était un langage que j’utilisais pour créer cet univers et les objets comme la vaisselle, les verres et les luminaires, en sont un autre." 

Les paradoxes dont Ann Demeulemeester a fait sa marque de fabrique s’expriment joliment dans la vaisselle. Ainsi, ‘Dé’ est une collection originale dans laquelle la créatrice joue avec le clair-obscur, la lumière et l’ombre.

"Sur le bord des fines assiettes, j’ai peint un dégradé, chaque fois avec une épaisseur de trait différente et donc, un sens dramatique différent", détaille-t-elle. Et pour être sûre et certaine que ces fines lignes du dégradé soient appliquées exactement comme elle le souhaite, elle a envoyé un tutoriel aux femmes qui peignent les assiettes à la main pour Serax. Un procédé qui fait que deux assiettes n’ont jamais exactement la même finition. Elles sont comme des petits tableaux que l’on dépose sur la table, noir et blanc cassé, ou avec un accent rouge sang. 

Un autre service, ‘Ra’, est décliné dans une variante de couleur verte. "Parce que je sais faire autre chose que du noir et blanc!", s’amuse l’Anversoise. Mais il y a une autre raison à cette couleur quelque peu atypique dans son univers: "Les légumes de notre jardin sont magnifiques sur un fond vert." 

Afin d’élever ce respect de la nature à un niveau supérieur, au sens propre cette fois, le service vert ‘Ra’ a été doté d’un socle. Une forme sculpturale, déterminante dans l’espace. Et une caractéristique également typique de toutes les nouvelles collections d’intérieur car, jusqu’à la plus petite cuillère, toutes tendent à avoir un impact sur l’espace dans lequel elles sont exposées. 

Prouesse

Avec ses franges en viscose, 
la lampe ‘Wong’ hachure l’espace dans laquelle elle se trouve.
Avec ses franges en viscose, la lampe ‘Wong’ hachure l’espace dans laquelle elle se trouve.
©Victor Robyn

C’est surtout vrai pour les luminaires. "Les lampes apportent une lumière poétique et créent une belle ambiance, mais ce que nous avons trouvé particulièrement intéressant, c’est le jeu d’ombres qu’elles peuvent générer. L’ombre d’une lampe est au moins aussi importante que la lumière qu’elle diffuse.

Avec ses franges en viscose, la lampe ‘Wong’, par exemple, hachure la pièce dans laquelle elle se trouve. Elle crée un effet presque cinématographique sur l’espace environnant."Outre la vaste collection de lampes à franges, elle a également créé, toujours en collaboration avec son mari, Patrick Robyn, toute une série de luminaires avec des rubans de porcelaine. "Les rubans ont toujours joué un rôle important dans mes collections de mode. La fabrication de fins rubans en porcelaine est une prouesse, et nous sommes particulièrement fiers du résultat final."

Monde nouveau

Lorsqu’on voit toutes les collections réunies dans les deux salles de présentation circulaires qu’Ann Demeulemeester et Patrick Robyn ont conçues et fabriquées de leurs mains, il se produit quelque chose de particulier. La matérialité et la fonctionnalité de tous ces objets échappent à la pensée, générant une sorte d’immersion dans un monde nouveau. Un monde dans lequel on peut choisir librement quelle assiette, quel bol et quelle lampe on préfère, tout en restant fidèle à l’univers poétique de ses créateurs. 

"J’ai abordé les couverts comme des objets en 3D. Je voulais créer une forme qui soit à la fois nouvelle et intemporelle."

"J’ai voulu présenter une collection tout à fait complète. Je tiens à offrir le choix dans ce que je fais. À la maison, quand j’ai des invités, j’aime dresser la table en choisissant des assiettes et des verres dépareillés. Il n’y a pas deux personnes semblables, alors pourquoi devraient-on manger tous dans les mêmes assiettes?" 

Cette semaine, les services et les luminaires seront proposés en première mondiale au salon Maison & Objet, à Paris, où les présentoirs en forme de cercle seront également utilisées. Cette forme n’a pas été choisie par hasard: le cercle est aussi un symbole, et il a toujours fasciné Ann Demeulemeester car c’est une forme forte, pleine d’espoir et infinie. Une forme familière, que le couple utilise régulièrement chez lui et dans son travail, comme le banc rond réalisé en 1999 pour être installé sur la place devant le Musée des Beaux-Arts d’Anvers. Malgré cette forme familière, c’est un pas vers l’inconnu et c’est en cela qu’il est captivant. 

Pour leurs nouvelles activités, Demeulemeester et Robyn se sont entourés de leur cercle de connaissances. Le catalogue et le packaging ont été conçus par leur fils, Victor, ainsi que la police de la lettre ‘A’ avec laquelle l’Anversoise signe ses créations en porcelaine. Cette nouvelle signature marque la différence avec le label de mode qui est, lui, signé Ann Demeulemeester. "Il s’agit d’un produit différent, d’une collaboration différente et donc, d’un design différent. Mais, bien sûr, cela reste Ann Demeulemeester", sourit-t-elle. 

Disponible à partir du mois d’octobre. www.serax.com


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