Après Saint Laurent, Paco Rabanne et Courrèges, c’est au tour de Chanel et Dries Van Noten de succomber aux talents de La Cambre mode[s]. D'où vient le succès de cette école? Analyse.
Dans le monde de la mode, l’excitation est palpable: tout le monde est impatient de découvrir ce que Matthieu Blazy va présenter chez Chanel. Directeur artistique de Bottega Veneta jusqu’en décembre dernier, avec une belle expérience chez Calvin Klein, Celine et Maison Margiela, Blazy va désormais pouvoir marquer de son empreinte une des plus grandes maisons de luxe.
Ce Franco-Belge a grandi à Paris et a fait ses études à La Cambre Mode[s]. Comme Julian Klausner, nommé successeur de Dries Van Noten. Et Anthony Vaccarello, à la tête de la création chez Saint Laurent depuis 2016. Et Julien Dossena, directeur artistique de Paco Rabanne depuis 2013. Et Nicolas Di Felice, qui occupe ce rôle chez Courrèges depuis 2020. Idem pour Marine Serre, Marie Adam-Leenaerdt, Ester Manas et Louis Gabriel Nouchi, des créateurs indépendants acclamés et primés. Les designers sont constamment sollicités à participer au perpétuel jeu de chaises musicales du monde de la mode.
En parallèle, La Cambre Mode[s] tire intelligemment son épingle du jeu: les chasseurs de têtes de l’industrie du luxe semblent avoir un accès privilégié à l’école bruxelloise, où ils viennent dénicher le talent créatif indispensable à leur évolution.
S’il semble anodin que le label Dries Van Noten ait choisi un designer bruxellois pour occuper la fonction de directeur artistique, ça ne l’est pas. "Que puis-je dire à ce sujet?", réagit Tony Delcampe, directeur de la section mode depuis 1999. "Que c’est une belle revanche sur Anvers? Pour nous, c’est formidable, mais cela ne m’étonne pas. Ce que Julian propose s’accorde parfaitement avec l’univers de Dries. J’ai même reposté la vidéo de la collection qu’il avait créée pour son master sur Instagram. C’était déjà un défilé très Dries. Alors, est-ce une revanche? Oh non, je m’en fiche: je suis juste content pour lui."
"Chaque projet sur lequel vous travaillez doit aller au-delà de l’esthétique: vous devez transmettre une idée, une émotion."Marine Serre
Mais comment expliquer le succès de La Cambre Mode[s]? Est-ce une méthode d’enseignement, un style, une approche? "La Cambre Mode[s] ne forme pas juste des techniciens", explique Marine Serre. "Elle forme plutôt des individus capables de repenser le monde et la mode. C’est ce mélange de compétence technique et de vision personnelle qui fait que l’on soit si prisés par les grandes maisons. Nous maîtrisons les fondamentaux tout en offrant des perspectives audacieuses."
Henry Van de Velde
En 1926, Henry Van de Velde fonde l’école de La Cambre. Ce peintre, architecte et décorateur d’intérieur, figure emblématique de la genèse du légendaire Bauhaus, l’école d’art multidisciplinaire établie à Weimar, marque son époque. Professeur d’architecture et d’arts décoratifs à l’Université de Gand, il est le concepteur de la célèbre Tour des Livres bâtie dans cette même ville. À Bruxelles, il fonde l’Institut Supérieur des Arts Décoratifs, première école belge à dispenser un enseignement conjuguant art et arts appliqués. "Cette approche pluridisciplinaire, héritée du Bauhaus, offre aux étudiants un socle culturel solide, allant de l’histoire de l’art à la musique contemporaine, en passant par la philosophie esthétique", commente Julien Dossena.
Il faudra attendre 1986 pour voir éclore une section mode au sein de La Cambre. Tout commence cinq ans plus tôt, quand l’Institut pour le Textile et la Confection de Belgique est créé dans le but de revivifier une industrie textile alors en difficulté. La fonction de l’ITCB consiste à publier les magazines "Mode c’est Belge" et "BAM", organiser des missions commerciales internationales et lancer "La Canette d’Or", un concours prestigieux destiné aux jeunes créateurs. "À cette époque, l’Académie d’Anvers vivait son âge d’or et il n’y avait pas d’équivalent à Bruxelles ni en Wallonie", témoigne Delcampe. "C’est dans ce contexte que La Cambre a ouvert une section mode."
Nouveau monde
La Cambre Mode[s] est fondée par Francine Pairon, une architecte d’intérieur passionnée de mode, forte d’une expérience pédagogique reconnue. "Elle a eu le mérite d’impliquer les étudiants dans des concours et les festivals comme celui d’Hyères, en France. Nous avons grandi ensemble. Ces compétitions internationales nous ont ouvert un nouveau monde et ont accru notre notoriété." En 1989, Francine Pairon demande à Annemie Verbeke d’être son bras droit. "Une créatrice qui avait sa propre marque", précise Delcampe, "Grâce à elle, le niveau de la formation s’est élevé, notamment sur le plan technique."
Sami Tillouche, un des premiers étudiants de La Cambre Mode[s], est sélectionné pour le concours de La Canette d’Or quelques mois à peine après son entrée à l’école. Lors de son défilé, il séduit Romeo Gigli, membre du jury., qui lui propose de travailler dans son atelier. Aujourd’hui, c’est un spécialiste reconnu de la maille: il est devenu free-lance et travaille pour le label culte Casey/Casey. Olivier Theyskens, première star internationale issue de La Cambre Mode[s] dans les années 90, est accueilli à bras ouverts à Paris.
"Comme il n’y avait pas d’équivalent de l’Académie d’Anvers à Bruxelles, nous avons fondé une section mode à La Cambre."Tony Delcampe
C’est en 1999 que Tony Delcampe prend la succession de Francine Pairon. "Après le lycée, j’ai tenté d’intégrer la formation de mode de l’Institut Bischoffsheim à Bruxelles, sans succès. Je me suis alors tourné vers des études de textile à Tournai. Mais la mode est restée ma passion – j’ai toujours été fan de Dries Van Noten et Martin Margiela. Finalement, j’ai intégré La Cambre."
Depuis 25 ans, sous sa direction, l’école a gagné en prestige: il a façonné la formation à son image. "Nous mettons désormais l’accent sur la technique. Il est indispensable de savoir utiliser une machine à coudre et de confectionner un vêtement. Le dessin? Ce n’est pas notre priorité. Nous ne nous contentons pas de rêver, nous passons à l’action. Une fois la technique maîtrisée, toutes les audaces sont permises."
Les budgets, cependant, demeurent limités. "Chaque année, nous devons chercher des financements pour les défilés de fin d’année et inviter des jurys internationaux à Bruxelles." Saint Laurent, grâce à Anthony Vaccarello, apporte son soutien financier. Quant aux locaux qui accueillent les étudiants, ils se résument à deux plateaux dans un immeuble standard sur l’avenue Louise. Des améliorations sont prévues: l’école va s’installer sur le site de l’abbaye de la Cambre, siège historique de l’école.
Un choix évident
"J’ai étudié à Paris, mais je souhaitais élargir mon horizon", confie Julien Dossena. "Après avoir assisté à un défilé de fin d’année à La Cambre Mode[s], j’ai su que c’était là que je devais être."
"La première fois que j’ai présenté l’examen d’entrée, j’ai été recalée", se souvient Marie Adam-Leenaerdt, "Je suis allée à Anvers pour une année préparatoire, et j’ai réussi l’examen d’entrée de l’Académie. J’ai retenté ma chance à La Cambre Mode[s] en me disant que, si j’étais acceptée là-bas aussi, ce serait le choix le plus difficile de ma vie, mais non, je n’ai pas hésité une seconde: elle me semblait plus intime, plus soudée." Depuis quatre saisons, Adam-Leenaerdt présente ses collections à la Fashion Week de Paris, où elle est considérée comme l’une des nouvelles figures marquantes de la décennie. L’année dernière, elle a été nommée pour les Belgian Fashion Awards ains ique pour les deux prix internationaux de mode les plus prestigieux: le Prix LVMH et le Prix de l’Andam.
Lili Schreiber, sortie en 2022, est designer chez Lemaire. Elle a grandi en Suisse, mais elle a toujours eu un faible pour la mode belge. "En réalité, La Cambre Mode[s] était une évidence. L’école incarne exactement ce que je cherchais: un lieu où la créativité n’est pas bridée, où l’art et la mode se rencontrent. Choisir La Cambre, c’est suivre la tradition en embrassant l’innovation."
"On en parle rarement, mais La Cambre est aussi attrayante pour une raison très pratique: le minerval", souligne Pauline Haumont, diplômée en 2023 et aujourd’hui designer junior chez Saint Laurent,"Étudier est un privilège et étudier la mode l’est encore plus. Tout le monde ne peut pas se permettre les frais d’inscription des grandes écoles internationales."
La Cambre Mode[s] est une école publique, financée par le contribuable belge: les étudiants ne paient que 350 euros de frais d’inscription. "Cela nous donne l’avantage de ne sélectionner que sur un critère: le talent", commente Delcampe, "Il ne faut pas être riche pour étudier ici." Ainsi, chaque année, si près de 180 candidats se présentent à l’examen d’entrée, seuls une quinzaine d’entre eux obtiendront le précieux sésame. Un peu plus de la moitié des étudiants sont Belges, les autres sont Français. Il y a peu d’étudiants hors Union européenne, car l’ensemble de formation se déroule en français.
"La langue peut être une barrière, mais c’est aussi un atout", ajoute Delcampe. "Dans de nombreuses écoles de mode internationales, l’anglais est la langue principale, ce qui, selon moi, conduit à un certain nivellement. Votre langue et votre culture déterminent comment vous pensez et travaillez. J’enseigne avec des mots, avec la langue."
Pas de diktats
"Chaque geste compte, chaque décision est réfléchie", déclare Lili Schreiber. "La Cambre Mode[s] n’est pas une école où l’on apprend à coudre et à dessiner. Ici, la technique sert l’idée. Les cours techniques sont là pour nous stimuler, pour nous donner les moyens d’exprimer notre vision sans limitations."
"Tout commence par une solide base technique", explique Marine Serre, diplômée en 2016 et lauréate du Prix LVMH moins d’un an plus tard. "Les premières années sont consacrées aux patrons, à la couture et à la construction. Mais vous êtes rapidement encouragé à remettre en question votre travail, à déconstruire et à reconstruire. La Cambre Mode[s] ne dicte pas de style: elle vous donne les moyens de trouver votre propre voie. C’est cette dualité – une base solide et une liberté créative – qui rend l’école si spéciale. La Cambre Mode[s] m’a appris à être humble en matière de technique. Assembler une veste de tailleur de A à Z est un processus qui exige une précision absolue et une maîtrise totale des matières. En plus, on apprend à raconter des histoires. Chaque projet sur lequel on travaille doit aller au-delà de l’esthétique. On doit transmettre une idée, une émotion."
Le Bruxellois Romain Bichot, diplômé en 2023, a présenté en octobre sa collection de fin d’études au festival de mode de Hyères et travaille comme designer junior chez Balenciaga à Paris. "Ce qui est particulier dans la méthode de La Cambre Mode[s], c’est que vous êtes formé de manière ultra complète. Nous apprenons trois métiers en un et c’est précieux pour travailler dans une grande maison. Nous avons un bagage créatif, mais aussi des connaissances techniques et une connaissance très concrète de ce qu’est une garde-robe. Notre approche est à la fois conceptuelle et axée sur la construction: nous fabriquons des vêtements. Ce qui rend aussi l’école spéciale, c’est que nous n’avions pas accès à beaucoup de machines ni à d’autres équipements. Quand on a peu de moyens, on est obligé de réfléchir à la manière de développer son travail avec ce que l’on a."
Dépassement de soi
Hyunju Park, diplômé l’année dernière, a trouvé une place chez Junya Watanabe à Tokyo. "À La Cambre Mode[s], l’objectif est de concevoir des vêtements qui sont le résultat d’une recherche – tant conceptuelle que technique – et non de juste reproduire des inspirations. Nous apprenons à remettre en question les limites et à les dépasser. Vous commencez avec une matière, une typologie ou même un objet que vous avez trouvé aux puces, et vous essayez d’en tirer le maximum de potentiel créatif. Cette méthode vous confronte à une série de défis, vous poussant à aller plus loin et à découvrir de nouvelles idées."
"À La Cambre Mode[s], on ne promet pas l’impossible", ajoute Marie Adam-Leenaerdt. "Dès la première année, on comprend que c’est le travail qui compte. Et on apprend à connaître les vêtements. On les démonte, on les analyse, on les transforme et on les remonte. Ainsi, on commence à regarder différemment les volumes de chaque vêtement."
"L’un des aspects les plus remarquables de la formation est la rigueur intellectuelle de l’équipe", poursuit Julien Dossena. "On insiste vraiment sur la nécessité d’avoir une colonne vertébrale créative. J’ai appris à comprendre la valeur culturelle de la mode et ses expressions, l’idée que l’on doit développer un univers complet et cohérent. Les étudiants de La Cambre Mode[s] sont matures et déterminés, très constructifs dans le processus de création d’une collection. Ce sont des qualités cruciales dans ce métier."
"C’est un équilibre subtil, entre rigueur et liberté", confie Lili Schreiber. "Notre méthode est une source d’inspiration pour d’autres écoles", résume Delcampe. "L’Institut Français de la Mode (IFM) à Paris a, en partie, basé son programme sur le nôtre, tout comme le HEAD à Genève l’a fait en intégrant d’anciens professeurs et diplômés de La Cambre Mode[s] dans son équipe. Ce qui nous distingue, et c’est notre force, c’est le peu d’élèves admis, ce qui crée une atmosphère familiale. En première année, nous avons entre seize et dix-huit étudiants en licence, contrairement à d’autres qui tablent sur 80 à 100 étudiants en deuxième année de master."
Discipline et liberté
"On reconnaît immédiatement un étudiant de La Cambre Mode[s] à son travail", estime Romain Bichot. "De 18 étudiants au départ, nous n’étions plus que 4 à présenter le défilé de fin d’année: cela crée des liens." Marine Serre ajoute qu’un fil invisible" la relie à d’autres anciens élèves. "Nous avons partagé les mêmes expériences, traversé les mêmes épreuves et cultivé la même passion. Il n’est pas rare que je rencontre un ancien étudiant dans une maison de mode ou lors d’un événement, et ce sentiment de connexion, comme si nous faisions partie de la même famille artistique est toujours bien présent."
Julian Klausner témoigne: "À La Cambre Mode[s], en tant qu’étudiant, on vit un moment intense, fort. Ce sont des années pleines d’émotions, et cela crée un lien indéfectible."
"C’est un travail acharné", conclut Marine Serre. "Avec toujours une énergie contagieuse. À La Cambre Mode[s], on apprend à repousser ses limites, à découvrir tout le temps, à garder l’enthousiasme de créer. La méthode est exigeante, le rythme effréné, mais le plaisir de transformer une idée en quelque chose de tangible et de mémorable est immense. C’est cet équilibre entre discipline et liberté qui rend l’approche de La Cambre Mode[s] si particulière."