Le fabricant de textiles italien Limonta tisse pour la crème du monde de la mode. Nous avons pu visiter l’usine dans la région du lac de Côme et y découvrir son fleuron, le label de linge de maison Society.
L’usine de Limonta, c’est à la fois la caverne d’Ali Baba et Fort Knox. Il est difficile d’y entrer et, une fois passée la porte, on n’en croit pas ses yeux. Après avoir montré notre badge à trois reprises, nous entrons - chaperonnés! - dans le hall de production.
Les hangars sans charme ne laissent nullement supposer que les lieux sont dédiés à la mode. Mais, à l’intérieur, des dizaines de métiers à tisser fabriquent les tissus que nous avons vus sur les catwalk il y a quelques mois et qui trôneront dans les boutiques la saison prochaine.
Parcourir ce hall, c’est un peu comme faire du lèche-vitrines avenue Montaigne. Dans les bureaux, à l’étage, les grandes maisons de mode sont chez elles, car c’est là que l’on développe des textiles à leur intention. Ce fournisseur du luxe est le secret le mieux gardé de l’univers de la mode; une telle clientèle exige la discrétion. Nous avons été prévenus avant d’entrer dans l’atelier de tissage: "Vous allez voir une foule de monogrammes et de logos connus. S’il vous plaît, ne prenez pas de photos et n’écrivez rien à leur sujet."
Top secret
Dans l’entrepôt, nous voyons des paquets prêts à être expédiés à une grande maison parisienne, reconnaissons plusieurs monogrammes italiens sur les métiers à tisser et entendons quelques noms de créateurs de mode belges. Nous n’en dirons pas plus.
Toutefois, nous pouvons révéler qu’il y a 90% de chances qu’une grande marque fasse fabriquer ses tissus ici. Mais pourquoi donc ici? Limonta conçoit, développe et produit des tissus. Si une marque ne trouve pas ce qu’elle cherche, il y a de grandes chances que Limonta l’ait ou puisse le fabriquer, car outre de longues années de tradition et de savoir-faire, l’atelier de tissage excelle dans l’innovation. Son département R&D et son équipe IT développent des tissus à la pointe de la technologie.
La preuve: lorsque le label d’imperméables trendy Stutterheim était à la recherche d’une version transparente de sa matière signature, le ‘rubberized cotton’, c’est chez Limonta qu’elle l’a trouvée. C’est également dans cette région du lac de Côme, au terme d’une longue recherche, que Graanmarkt 13 a enfin trouvé le parfait ‘oil coated cotton’ pour ses vestes Kassl.
Certaines marques se vantent de collaborer avec Limonta alors que, même si c’est le cas, les Italiens ne citeront aucun nom.
Énergie autoproduite
Le hall de production abrite principalement des métiers à tisser jacquard, la spécialité de l’entreprise. Cette technique permet de tisser des motifs et des dessins complexes, irréalisables avec un métier à tisser normal.
Ici, plus d’une centaine de métiers tournent 24 heures sur 24, 6 jours sur 7 et pour 80 % avec de l’énergie autoproduite: les 100.000 mètres carrés du toit de l’usine sont couverts de panneaux solaires. L’entreprise traite elle-même ses eaux usées et le département R&D utilise en priorité des matériaux recyclés comme le nylon. Et de nouveaux emballages sans plastique seront introduits en 2020.
Sur un des métiers à tisser, deux femmes travaillent avec une patience d’ange. Comme la plupart des collaborateurs de l’entreprise, elles vivent dans le village de Costa Masnaga. Elles sont en train de placer des milliers de fils de chaîne ultrafins sur le métier à tisser. "Le tissage est piloté par ordinateur, mais il y a des choses que l’on ne peut faire qu’à la main", précise Davide Mazzarini, notre guide. Il travaille pour Limonta depuis plus de vingt ans et connaît l’entreprise sur le bout des doigts.
"Contrairement à la plupart des marques, nous teignons les produits finis et non les tissus, ce qui rend la couleur plus profonde."
Révolutionnaire
Antonello Limonta, petit-fils du fondateur Battista Limonta, et Mazzarini sont à la barre du fleuron de l’entreprise, Society ou, plus précisément, Society Limonta. Le département consacré au textile d’intérieur et au linge de maison de l’entreprise lombarde produit des draps de lit et de bain, des plaids, des serviettes de toilette, des sorties de bain, des peignoirs, des pyjamas, des serviettes de table et des nappes. Les fils choisis sont le lin, la laine, le coton ou le cachemire ultra-fin.
Antonello reste invisible. "C’est un génie, mais c’est aussi une des personnes les plus réservées que je connaisse", sourit son bras droit, Mazzarini, qui nous indique quels sont les tissus destinés à Society Limonta.
En voyant ces tissus et les produits finis, il est difficile d’imaginer que Society Limonta n’ait pas connu le succès du jour au lendemain. "Lors du lancement, en 2000, nous n’avions que deux clients", se souvient Mazzarini. Le trait particulier des produits du label de linge d’intérieur est un design subtil et bohème, à mille lieues du linge d’hôtel amidonné et glacé. Le linge de lit de Society Limonta ne se repasse pas: son aspect légèrement froissé est l’une de ses caractéristiques.
"Aujourd’hui, de nombreuses marques fabriquent du linge de lit avec une allure froissée et décontractée. Mais, quand nous l’avons créé, c’était révolutionnaire", poursuit Mazzarini. "Il a fallu être patients et prendre le temps pour que les gens s’y habituent. Aujourd’hui, notre premier produit - la housse de couette Nite (340 euros) - est notre best-seller."
Nous palpons les tissus qui sortent des métiers à tisser. De beaux tissus fins, mais pas aussi doux qu’on pourrait le croire. Pour comprendre la vraie magie de Society Limonta, il faut aller à Bergame, déclare Mazzarini. C’est là que se trouvent l’atelier de teinture et le laboratoire des couleurs.
"Ce sont le lavage et la coloration qui confèrent aux tissus leur douceur. En procédant de la bonne manière, les fibres sont pour ainsi dire lissées. Il nous a fallu quelques années pour mettre ce processus au point. Contrairement à la plupart des marques, nous ne teignons pas les tissus, mais les produits finis et cousus, ce qui rend la couleur plus profonde", dévoile Mazzarini.
Cet hiver, la marque de linge de maison Society Limonta propose une palette poudrée de cacao rosé, jaune curcuma épicé et vert bouteille profond. "J’aime la richesse des couleurs de Society Limonta. De nombreux clients commencent par choisir un set dans les tons clairs, puis s’enhardissent et ajoutent un peu de couleur. C’est là que j’apporte mon aide", explique Martine Hansen, gérante de la boutique du label sur la place Brugmann à Ixelles.
Society Limonta, dirigée par Paolo, le fils de Gianni, réalise aujourd’hui un chiffre d’affaires de plus de 6 millions d’euros et possède ses propres boutiques dans le monde entier: non seulement à Bruxelles, mais aussi à Milan, Rome, Paris, Londres, New York, Los Angeles et Sydney.
Générations
L’histoire de Limonta remonte à 1893, quand deux frères installent un atelier de tissage à Costa Masnaga, un petit village des environs du lac de Côme où ils fabriquent des tapisseries et des tissus destinés aux tailleurs ecclésiastiques. À cette époque, le village compte douze ateliers de tissage comme le leur, aujourd’hui tous disparus, contrairement à Limonta. Cette longévité est due au talent de la deuxième génération.
Giovanni Battista Limonta (1929-2016) n’a pas vingt ans quand il rejoint l’entreprise, à la fin des années 1940. Son esprit d’innovation, son audace et son sens des affaires font de Limonta une grande entreprise cotée en bourse. Il introduit la chimie dans l’industrie textile, en recourant aux fils synthétiques. Il crée également un département pour développer des revêtements textiles spécifiques, secteur qui a fait la réputation de la société. Les affaires marchent bien, s’agrandit et continue à se consacrer à l’innovation.
Quand l’usine de moquette de Limonta commence à tourner moins bien, l’entrepreneur se lance dans la production de gazon artificiel sous le nom Limonta Sport et devient un acteur mondial. L’usine a notamment fourni le tapis (hybride) du stade Ghelamco Arena de Gand. La société a été rachetée en décembre dernier par Sports & Leisure Group à Saint-Nicolas, l’ancien département gazon synthétique du groupe Domo. Autrement dit, Limonta a transformé le petit atelier de tissage de son village en un groupe textile de Ligue 1.
Souliers et sacs à main
C’est pour ces raisons qu’aujourd’hui, le catalogue de Limonta, est juste époustouflant. Outre les collections de tissus pour le monde de la mode et pour la maison, parmi lesquelles les maisons de couture et les labels de design peuvent faire leur sélection, la société lombarde développe également du tissu sur mesure et produit des textiles pour les souliers et les sacs à main, mais aussi du papier peint, des intérieurs de voitures de luxe comme Ferrari (sous le nom de Aunde) et même du gazon synthétique.
Ce qui, au total, représente un chiffre d’affaires de 320 millions d’euros et plus de 2.330 collaborateurs. 662 employés et 148 millions de chiffre d’affaires reviennent au secteur de la mode et du textile d’intérieur, la mode se taillant – avec les trois quarts de ces chiffres – la part du lion. "Le grand avantage de ces différents départements, c’est la pratique de la pollinisation croisée et de l’échange", analyse Mazzarini.
"Aujourd’hui, par exemple, Aunde produit une matière destinée aux sacs à main. Nous avons la capacité de tester et de développer de nouvelles choses. Nous faisons de la consultance et louons nos compétences à d’autres entreprises, ce qui fait de Limonta une sorte de guichet unique extrêmement pratique pour les maisons de mode."
C’est dans les archives que ces 126 années d’histoire deviennent clairement tangibles. C’est là que sont stockés tous les tissus jamais produits par Limonta. Une caverne d’Ali Baba aux allures de dépôt-musée soigneusement verrouillé. Les tissus sont empilés sur plusieurs mètres de haut. Tous sont munis d’un numéro correspondant aux échantillons repris dans les épais carnets de commande, où sont repris les détails techniques du tissu.
"Les archives sont essentielles. Nos designers internes s’en inspirent pour de nouvelles collections, tant pour Limonta que pour Society qui traduisent cet héritage en une création contemporaine. Mais les designers des maisons de mode aiment aussi venir farfouiller ici", ajoute Mazzarini. "Il y a quelques années, nous les avons entièrement numérisées. Un travail de bénédictin qui a duré deux ans!"
Les designers sont également les seuls à avoir accès à ce coffre-fort climatisé, mais cela pourrait bien changer: "Nous rêvons depuis des années d’avoir notre propre musée, où exposer nos archives. Le projet se concrétise, mais, pour le moment, je ne peux pas en dire plus." Tiens, tiens, c’est inattendu cette discrétion ...Box18
Society Limonta, disponible en Belgique dans la boutique de Martine Hansen, place Georges Brugmann 6, 1050 Ixelles, www.homelinenbrussels.be, www.limonta.it, www.societylimonta.com