Après avoir collaboré avec Kanye West et Phoebe Philo, le DJ Benjamin Benstead devient le premier spin doctor musical de Louis Vuitton. "Il n’est plus acceptable que les défilés des plus grands créateurs de mode se déroulent au son de la pire des musiques."
Benjamin Benstead, mieux connu sous son nom de scène, DJ Benji B, a reçu une mission: Virgil Abloh, directeur artistique de la collection homme de la maison Louis Vuitton, l’a sollicité pour écrire la musique de son défilé pour homme. Ou plutôt, pour entreprendre quelque chose de radicalement différent, ce qu’il présente comme une nécessité: "Il n’est plus acceptable que les présentations des collections des plus grands créateurs du monde se déroulent au son de la pire des musiques."
Pourtant, cette situation paradoxale est en train de changer. Le DJ de 39 ans, qui, selon les termes du créateur américain, est le ‘Anna Wintour de la musique club’, a l’ambition de mettre fin au lieu commun (légèrement exagéré, il est vrai) selon lequel la bande-son d’un défilé doit forcément compter un titre enjoué de Donna Summer.
Celui qui devient le tout premier directeur musical de Louis Vuitton sera responsable de la musique des défilés, mais aussi de l’after party. "La musique pour catwalk est une forme d’art", affirme-t-il. "C’est une question de timing et de rythme, comme de la musique déversée telle une nouvelle couche sur une autre musique. Bien souvent, on n’entend la musique que lorsqu’elle est... mauvaise." Et c’est précisément ce qui doit changer si Benstead et Abloh -tous deux issus du clubbing- concrétisent ce qu’ils veulent.
BadBadNotGood
Le moins qu’on puisse dire à propos de Benjamin Benstead, c’est qu’il a un physique accrocheur. La première chose que nous remarquons quand il entre dans le restaurant Neptune, à Londres, où nous avons rendez-vous, ce sont ses yeux verts. Il porte une veste Supreme et des sneakers Nike Presto blanches avec une semelle noire. Il décrit son partenariat avec Virgil Abloh comme ‘une véritable collaboration’.
Le designer, qui officie en tant que DJ sous le nom de Flat White, partage avec lui l’amour du hip-hop, de la house et du R&B, tout comme son goût pour la musique nouvelle. Ils sont en contact permanent, s’envoient des morceaux de musique et se rencontrent un peu partout dans le monde. "Nous prenons les décisions sur WhatsApp, et pas via des emails avec 18 personnes en cc", affirme Benstead.
Pour les débuts de l’Américain chez Louis Vuitton, dont le défilé a eu lieu au Palais Royal à Paris en juin, le duo avait contacté le groupe d’électro-jazz BadBadNotGood de Toronto, des musiciens de formation classique avec une prédilection pour le hip-hop, pour leur demander de composer de la musique originale qu’ils joueraient pendant le défilé.
Cette idée originale a germé pendant une série de réunions, dont la première a eu lieu en mars à Miami. Pour finir, Benstead a pris l’avion pour Toronto afin de travailler avec le groupe. Pendant le défilé, le DJ a dirigé les musiciens très discrètement tout au long d’une série de séquences sonores, depuis sa place au premier rang, où il était installé entre les Kardashian-West et la famille Arnault, propriétaire de LVMH.
Les plus attentifs ont pu constater que la bande-son changeait de tonalité dès qu’une couleur différente apparaissait sur le runway. Lorsque le blanc faisait place au gris ou au rouge écarlate, la musique louvoyait entre le son original du groupe et la reprise instrumentale de ‘Ghost Town’, une chanson de Kanye West et Kid Cudi. Les personnes présentes confirmeront que cette bande-son bien pensée a boosté le défilé, dont le climax a été la foule envahissant le catwalk lorsqu’Abloh est venu saluer.
Quincy Jones
Benstead s’est fait un nom en tant que compositeur de musique pour les défilés à l’époque où il était le directeur musical de la maison Céline. À propos de celle qui fut la directrice artistique de la maison de luxe, Phoebe Philo, il déclare: "Elle est terriblement discrète dans tout ce qu’elle fait. Cela me flatte quand tout le monde me félicite pour ma nomination chez Louis Vuitton, mais personne ne sait que j’ai travaillé chez Céline de 2015 et jusqu’à la démission de la Britannique, en mai 2018."
Phoebe Philo a une passion pour la musique.
Les douze minutes de musique nécessaires à chaque défilé, demandaient des mois de travail. "Phoebe Philo a une passion pour la musique", affirme celui qui est aussi sound designer pour les défilés de mode de Poiret et Cerruti. "Pour elle, la musique fait partie d’un ensemble. Nous étions en contact constant, toujours au sujet de la musique, jusqu’à ce que les créations finales soient prêtes."
Du groupe folk canadien Timber Timbre au rappeur Method Man, en passant par la chanteuse Mary J. Blige, la bande-son des défilés Céline changeait du tout au tout à chaque saison. Pour un des shows, il avait même fait un enregistrement du son de la rue depuis la fenêtre de son appartement de Paris. "Quand les silhouettes sont apparues et que les premiers sons ont retenti, j’ai ressenti quelque chose que je n’avais jamais ressenti auparavant. J’étais au cœur de l’événement le plus important de la fashion week de Paris, et cela n’avait rien à voir avec la hype: Phoebe Philo est juste l’une des personnes les plus inspirantes avec qui j’ai travaillé. Si je devais la comparer à un musicien, je dirais qu’elle est Quincy Jones!"
Benstead était tellement emballé par le talent de la Britannique qu’il allait dans les boutiques Céline pour y chercher des vêtements qu’il aurait pu porter. Ce souhait d’être habillé en Céline sera exaucé par Hedi Slimane, le nouveau directeur artistique de la maison, qui a annoncé qu’il allait proposer de la mode pour homme.
À entendre Benstead, on n’imaginerait pas qu’il travaille toujours à la radio. Pourtant, depuis 2010, il présente tous les jeudis, de 1h à 3h, une émission sur BBC Radio 1 où il programme du hip-hop, de la R&B et de l’électro. "Je préférerais avoir un autre horaire", déclare-t-il en commandant un ‘macchiato’. "Mon biorythme est sens dessus dessous depuis 1995." Mais il ne s’en plaint pas: depuis des années, Virgil Abloh est fan de son émission de radio, et c’est sans aucun doute grâce à elle qu’il a attiré l’attention de Kanye West au point de lui demander de produire certains morceaux sur les albums ‘Yeezus’ et ‘The Life of Pablo’.
Radios pirates
Benjamin Benstead est le fils unique d’un compositeur de musique et d’un professeur de danse. Ses parents, qui ont divorcé quand il avait sept ans, s’étaient rencontrés dans les années 1960 au Dartington College of Arts dans le Devon. C’est à son père qu’il doit son goût pour la musique: "Je ne connais pas beaucoup d’enfants de sept ans qui aiment écouter Charlie Parker", sourit-il.
À l’âge de sept ans, Benjamin Benstead écoutait Charlie Parker, sur les conseils de son père.
Il a appris à jouer du saxophone et a fait partie d’un orchestre, une activité qui est devenue accessoire lorsqu’il a découvert la culture DJ. "À cette époque, j’écoutais beaucoup les radios pirates: la radio fait partie de mon ADN." Il est adolescent quand il devient DJ à la radio. "Je sais que ça peut paraître prétentieux, mais j’ai consacré ma vie à présenter la musique de manière significative."
À l’automne, le DJ présentera à Dover Street Market, à Londres, une collection de mode et une compilation musicale en l’honneur de Deviation, le club qu’il a ouvert à Londres en 2007. Comme il n’a aucune ambition de devenir créateur de mode, il s’agit plutôt d’une parenthèse, avant de passer à autre chose.
Il a été aux platines lors de l’ouverture des boutiques Supreme un peu partout dans le monde et, depuis, il a vu le streetwear passer de la rue au luxe. "La musique et la mode ont toujours été étroitement liées. Pourtant, ce n’est que maintenant qu’on le remarque, et que l’univers de la mode réalise qu’il y a aussi une culture de T-shirts et de sneakers."
Sa garde-robe n’a pas vraiment changé depuis son adolescence, époque où il shoppait chez Slam City Skates, une boutique de skatewear de Londres, même si, aujourd’hui, il préfère les boutiques de New York ou de Tokyo. Il est fan des pantalons noirs Acne Studios, et il s’achète toujours la série complète. Autre souvenir mode marquant: il n’oubliera jamais le jour où il est allé essayer un smoking chez Tom Ford. On le comprend...
Il m’avoue aussi éprouver beaucoup de respect pour des créateurs comme Raf Simons, qui, depuis longtemps, ne font plus la distinction entre la Nike ‘Air Force 1’ et un smoking. Je lui demande ce que l’adolescent qu’il était aurait pensé du succès qu’il connaît. Il réfléchit et me répond: "Mon moi de 17 ans ne comprendrait certainement pas que je fasse toujours la même chose." En effet, il fait encore et toujours la même chose. Sauf qu’aujourd’hui, c’est dans les jardins du Palais Royal à Paris."