Pour vivre heureux, vivons cachés. Elle ne parle pratiquement pas à la presse et sa voix est plus douce qu'un sac Louis Vuitton. Entretien avec un sphinx: Delphine Arnault, nous parle du luxe en 2014, de Naomi Campbell juchée sur une girafe et du flair de son père, Bernard Arnault.
Delphine Arnault a trois minutes de retard à notre rendez-vous, au restaurant parisien Kinugawa. Elle s'attarde quelques instants avec les personnes installées à une table voisine avant de s'asseoir. Après avoir présenté ses excuses, d'une voix douce, elle explique que ce sont des connaissances de longue date qui désiraient lui présenter leurs condoléances suite au récent décès d'Yves Carcelle, ex-président et directeur de Louis Vuitton, qui a travaillé pendant des années aux côtés de son père. "C'est triste, il était bien trop jeune ! Son rôle dans la maison était monumental. Cela fait un an que je travaille chez Louis Vuitton, et j'entends parler de lui tous les jours."
Fille aînée de l'homme d'affaires Bernard Arnault (elle a un frère, Antoine, et trois demi-frères) et vice-présidente exécutive de Louis Vuitton, un rôle pour lequel elle était prédisposée, elle est la dauphine de LVMH, le groupe de luxe français qui pèse plus de 41 milliards d'euros. Sa nomination chez Louis Vuitton, la maison la plus prestigieuse du groupe, et son siège au sein du conseil d'administration depuis 2003 suggèrent qu'elle obtiendra davantage de contrôle sur l'entreprise.
Top secret
Le contrôle de l'entreprise n'est pas son seul héritage. Âgée de 39 ans, la blonde jeune femme a également hérité de la mystérieuse impénétrabilité et de la silhouette longiligne de son père. Son regard sensible et son bon 1m80 sur talons aiguilles font de Delphine Arnault une apparition impressionnante. Elle porte un grand collier en or en forme de demi-lune et un deux-pièces en laine de la nouvelle collection de Nicolas Ghesquière, talentueux directeur artistique de la maison. La laine est un peu chaude pour une journée de plus de 26 degrés. "J'ai toujours froid", avoue-t-elle en haussant les épaules. "Je passe mon temps à demander de baisser la climatisation."
Malgré sa stature, la vice-présidente se fait toute petite quand les médias lui accordent trop d'attention. À l'exception de son mariage avec Alessandro Vallarino Gancia, héritier d'une fortune viticole italienne, événement couvert par Karl Lagerfeld qui a offert ses services de photographe pour l'occasion, elle parvient plutôt bien à préserver sa vie privée. Son divorce, comme sa relation avec le milliardaire iconoclaste Xavier Niel, sont restés largement dans l'ombre. Elle refuse même de confirmer si ce dernier est le père de sa fille. Bien entendu, elle ne révélera pas non plus le prénom de sa fille. "Je suis assez discrète", précise-t-elle avec douceur. "Je préfère me concentrer sur mon travail. Je ne parle que quand j'ai quelque chose à dire."
Pour vivre heureux, vivons cachés, voilà son adage. Une timidité qui contraste avec la personnalité plus médiatisée de son frère Antoine depuis qu'il s'affiche avec le mannequin Natalia Vodianova. Pour une personne aussi puissante, Delphine Arnault est d'une émouvante vulnérabilité. Vogue l'a récemment décrite comme "fragile". Je lui demande ce qu'elle en pense. "Je n'aime pas me décrire", répond-elle avec un sourire. "En général, je prends le carpaccio de thon à queue jaune. C'est délicieux", ajoute-t-elle, changeant de sujet. "Et je prends aussi des sashimis". Plus un coca light.
Dissimulé entre les boutiques de la très chic rue Saint-Honoré à Paris, le Kinugawa résonne du brouhaha de la haute bourgeoisie et des stars hollywoodiennes de passage à Paris. "C'est à deux pas de mon bureau", explique-t-elle. "En fait, je voulais vous emmener au Tch'a, un petit restaurant chinois. Ils n'ont pratiquement que des légumes et presque tout est cru. Mais je ne savais pas si vous alliez aimer !" ajoute-t-elle en riant. "C'est extrêmement sain."
Maintenant qu'elle a une fille qui l'attend à la maison, elle ne mange pratiquement plus jamais au restaurant. "Je ne sais pas combien d'enfants je vais avoir, mais il est important de profiter de l'instant présent. Par conséquent, j'essaie de passer le plus de temps possible à la maison", commente-t-elle, avant de révéler qu'aujourd'hui, elle a vécu un grand jour: la rentrée de sa fille en maternelle.
ADN de la maison
Si nous sommes ici aujourd'hui, ce n'est pas pour parler uniquement de sa vie, mais aussi d'un projet qu'elle a supervisé chez LV, une collection de sacs pour laquelle six artistes ont été chargés de réinventer le logo emblématique la maison (en collaboration avec Nicolas Ghesquière et elle-même).
"Louis Vuitton a une longue histoire de collaborations", explique-t-elle en picorant les fines tranches de thon légèrement épicées qui se trouvent devant elle. En effet, le Monogram, créé en 1896 par Georges Vuitton en hommage à son père, Louis, a déjà été repensé à plusieurs reprises. Le foulard avec la version du sac graffé conçu en 2001 par Stephen Sprouse sur initiative de Marc Jacobs, alors directeur artistique, a eu beaucoup de succès, critique comme public. En 2012, l'artiste japonaise Yayoi Kusama a déposé sa marque de fabrique, des pois, sur sacs, souliers, vêtements et même vitrines.
Pour sa plus récente collaboration, la maison a choisi six iconoclastes, dont le créateur Christian Louboutin et l'architecte Frank Gehry. "Le Monogram est l'ADN de Louis Vuitton", explique-t-elle. "Je pense, ou plutôt j'espère, qu'il existe un intérêt pour la philosophie et la culture du nom Vuitton. Ce sont des choses précieuses", poursuit-elle. "Nous avons aussi déjà travaillé avec Azzedine Alaïa. J'ai toujours le sac Alaïa d'ailleurs. C'est un collector."
Tant que nous parlons de collection, aurait-elle hérité de la passion pour l'art de son père ? C'est oui: elle visite d'ailleurs régulièrement les ateliers d'artistes contemporains, notamment à Los Angeles. "C'est vrai, j'achète quelques oeuvres !", s'exclame-t-elle en riant. "Mais pas de quoi constituer une réelle collection non plus."
"Le luxe est-il devenu plus accessible ? On est encore TRÈS PRIVILÉGIÉE QUAND ON REÇOIT UN VUITTON POUR SON 18ÈME ANNIVERSAIRE."
Alors que l'on dépose devant nous l'assiette de sashimis, je lui demande quand les initiales LV l'ont impressionnée pour la première fois. "Je me souviens de la cérémonie organisée pour notre centenaire, en 1996. Il y avait une grande fête où Naomi Campbell est arrivée sur scène juchée sur une girafe", se souvient-elle. "Je me souviens aussi du premier sac Louis Vuitton que j'ai reçu. C'était un Noé, j'avais 18 ans."
À l'époque, ce sac était l'emblème d'un public exclusif. Depuis lors, le marché du luxe a explosé, notamment grâce à l'ambition de son père pour cette maison. Pense-t-elle que, à une époque où tout, des sacs à langer aux selles de vélo, est estampillé LV, le luxe est devenu plus accessible au grand public ? Elle me regarde froidement : "On est encore très privilégiée quand on reçoit un sac Louis Vuitton pour son 18ème anniversaire."
Relativement calme
Enfant, Delphine Arnault était sportive, et plus intéressée par la musique que par la mode. Sa belle-mère, Hélène, était pianiste concertiste. Delphine a joué du piano de 5 à 20 ans, âge auquel elle l'a définitivement abandonné. Son père et ses frères en jouent encore. "Ma famille est mélomane", explique-t-elle. Elle n'a découvert la mode qu'à l'adolescence, "vers 16 -17 ans", et c'est sa mère, Anne Dewavrin, qui lui a donné ses premiers conseils de style (ses parents ont divorcé en 1990). N'a-t-elle jamais voulu devenir créatrice ? "Jamais !", répond-elle en riant. "Je trouve génial de travailler avec des designers et des créateurs, mais, moi, c'est le côté commercial qui m'intéresse."
À cette fin, elle a appris à parler couramment l'anglais dans une école franco-américaine à New York, de 7 à 10 ans, avant de poursuivre sa scolarité à Paris. Ensuite, elle a suivi les cours de l'EDHEC Business School de Lille et de la School of Economics de Londres. Elle a quitté Londres en 1997 et a travaillé pendant deux ans pour le cabinet de conseil McKinsey, une révélation. "J'ai appris la stratégie pure. En Amérique, on commence les présentations par la conclusion pour expliquer ensuite comment on en est arrivé là. Très intéressant."
Ce n'est qu'une fois chez Christian Dior, autre star LVMH, qu'elle a "grandi". Elle y fait ses débuts en 2001, au département maroquinerie, avant de devenir directrice générale adjointe, aux côtés du président Sidney Toledano et du directeur artistique John Galliano. "J'avais 26 ans quand j'ai commencé et 38 quand je suis partie. Je coordonnais la maroquinerie, la stratégie pour la maroquinerie et la stratégie de communication."
Galliano a quitté la maison en 2011, suite à une tirade injurieuse dans un bar parisien qui lui a valu une condamnation pour propos antisémites. C'est principalement grâce au talent en matière de damage control de la jeune femme que les conséquences sont minimes. Elle a également géré de main de maître la nomination de Raf Simons, nouveau directeur artistique de Dior. Et, depuis qu'elle est chez LV, elle a aidé Nicolas Ghesquière à introduire un nouveau look pour la maison. Avec le CEO, Michael Burke, elle oriente la maison vers une transformation radicale sans heurts.
Son talent diplomatique doit être considérable. Elle décrit son style de management comme "relativement calme". Arnault a ses techniques à elle. Elle organise, par exemple, des "visites surprises" dans différentes boutiques à travers le monde, visite qu'elle effectue de préférence le samedi après-midi, quand elles sont le plus fréquentées. "Je suis pendue à mon portable, mais il est bon de rencontrer les gens. Pour envoyer un message clair."
En outre, la vice-présidente se consacre à l'accompagnement de jeunes créateurs. Comme Thomas Tait, qui a remporté cette année le LVMH Young Fashion Designer Prize (300.000 euros), ou JW Anderson, un designer irlandais de 30 ans, dans le label duquel LVMH a pris une participation minoritaire. Depuis, il a été nommé directeur artistique de Loewe, autre maison du portefeuille du groupe. "Il est très difficile de diriger une entreprise tout en étant créatif", explique Arnault. "Je pense qu'il est de notre responsabilité de les aider. Et ils en ont bien besoin, parce que beaucoup de jeunes créateurs ne maîtrisent pas la finance. Ils sont formés pour créer, mais on ne leur apprend pas à faire des affaires. Ils dirigent généralement une petite entreprise, si bien qu'ils ne peuvent engager personne. Ils doivent tout faire et créer des collections, encore et encore. Certains s'en sortent très bien, mais d'autres se consacrent plus à la création qu'à la gestion quotidienne."
Elle refuse les louanges: "Je n'ai pas fait ça toute seule", insiste-t-elle chaque fois que je la félicite. Par contre, elle admet qu'elle a hérité du sens des affaires de son père. "Je suis très compétitive. Pour tout. J'aime devoir me battre", sourit-elle. Elle a beaucoup appris de son père. Pourtant, elle est toujours émerveillée par son flair imparable pour repérer un it-bag. La légende dit qu'il peut identifier un futur best-seller d'un coup d'oeil sur une table couverte de prototypes. "C'est presque magique !", s'émerveille-t-elle. "Nous avons eu une réunion hier, il a vu un sac et a déclaré "Celui-ci". Il fait ça souvent et je suis toujours très impressionnée." A-t-elle le même talent ? "Difficile de comparer", répond-elle, énigmatique. "C'est difficile de savoir ce genre de chose, même si je vais dans des boutiques depuis mon plus jeune âge", ajoute-t-elle. "Je suis tout simplement habituée à voir des beaux objets."
ICONO-CLASSE Six artistes ont exercé leur talent sur le Monogram de Louis Vuitton: