Entretien avec Diego Rossetti, dirigeant de Fratelli Rossetti, à propos de son combat pour la qualité, de son amour pour l’Amérique, et des hippies pieds nus.
Comment procédez-vous?
"À la main, mais surtout avec passion et dévouement. Fabriquer des souliers est un métier terriblement complexe. Une paire de chaussures classiques pour homme nécessite environ 150 étapes de fabrication. De plus, chaque modèle se décline en treize tailles, plus un pied gauche et un pied droit, soit 26 chaussures différentes par modèle. Et chaque saison, nous concevons environ 600 modèles. Dans notre atelier, 150 artisans en produisent chaque jour environ 300 paires. Ils sont le cœur même de notre entreprise. Sans eux, notre marque n’existerait pas. La production est, en grande partie, encore faite comme il y a 50 ans, avec beaucoup de travail manuel et des machines anciennes que plus personne n’utilise. Nous allons même jusqu’à fabriquer des souliers en cuir non teinté, que nous teignons ensuite à la main en laissant apparaître chaque coup de pinceau."
Qu’est-ce qui fait votre journée?
"J’adore l’opéra. Cela fait cinquante ans que je suis abonné à la Scala. Je prends également beaucoup de plaisir à jardiner. Je n’habite plus à Milan, mais à proximité de notre siège, à Parabiago, dans une maison avec un grand jardin où je cultive mes légumes. J’ai 68 ans, mais la retraite n’est pas à l’ordre du jour. Je continue de diriger l’entreprise avec mes deux frères, Dario et Luca. Par contre, je ne me rends au bureau que le matin; l’après-midi, je me consacre à d’autres activités."
L’Oiseau rare
Après la Seconde Guerre mondiale, Renzo Rossetti et ses frères se sont lancés dans la production de souliers, mais ce n’est qu’en 1953 que la fratrie a officiellement lancé la marque. À ses débuts, l’entreprise se consacrait aux chaussures de sport, avant de s’orienter progressivement vers des modèles plus classiques dans les années 60.
En 1968, Renzo Rossetti lance le modèle "Brera", un mocassin à glands. Même si ce détail a semblé un peu fantaisiste pour la clientèle masculine, cette création de Renzo est devenue une icône intemporelle, qui réapparaît chaque saison, déclinée dans une palette de tons et de cuirs divers.
De quoi faites-vous une affaire personnelle?
"Offrir une qualité irréprochable au meilleur prix possible. C’était la philosophie de mon père lorsqu’il a fondé l’entreprise en 1953. Il était d’une grande humilité, presque aussi austère qu’un calviniste en Italie. Il nous a transmis une règle essentielle: ne jamais gaspiller ni matériaux, ni temps, ni argent – ni les siens ni ceux des autres. Notre marque est une entreprise, pas une œuvre philanthropique. Nos chaussures ne sont pas bon marché, mais leur qualité justifie leur prix. Certaines marques de mode demandent trois fois plus pour des chaussures qui ne sont pas trois fois meilleures: c’est juste du marketing. C’est pour cela que je déteste le terme luxe. Nous ne faisons pas du luxe, nous faisons de la qualité."
Avez-vous déjà dû faire un choix difficile?
"Lorsque j’ai rejoint l’entreprise, en 1978, la plupart des marques de chaussures étaient encore des entreprises familiales disposant de leur propre usine. Les choses ont changé autour des années 2000, lorsque les groupes de luxe ont commencé à racheter des marques comme Sergio Rossi, Bruno Magli et Pollini. Ces acquisitions se sont souvent mal terminées, car ces groupes avaient sous-estimé la complexité de la fabrication de chaussures. Nous avons également reçu plusieurs offres de rachat: nous les avons toutes refusées."
"Ce n’était pas une décision facile, d’autant plus qu’à cette même époque, de nombreuses marques de mode se sont lancées dans la fabrication de chaussures du jour au lendemain. J’en ai passé des nuits blanches ces années-là! La concurrence ressemblait à un combat entre David contre Goliath, mais heureusement, tout s’est bien terminé. Nous avons trouvé notre niche: les personnes en quête de qualité. Le fait que nous possédions notre propre usine, consacrée à la fabrication de chaussures et rien d’autre (ni vêtements, ni parfums, ni lunettes de soleil), rassure notre clientèle qui sait qu’elle achète un produit qui a une valeur intrinsèque."
Comment faites-vous la différence?
"Nos clients sont notre ressource la plus précieuse. Je répète toujours à notre personnel en boutique: ‘Peu m’importe si vous perdez une vente, mais ne perdez jamais un client.’ C’est mon père qui a compris le potentiel d’un réseau de boutiques: en 1971, il a ouvert notre première enseigne via Montenapoleone à Milan. À l’époque, c’était une révolution: aucune marque de chaussures ne vendait son produit au client final: la vente était l’affaire des boutiques de chaussures multimarques."
"J’ai poursuivi l’expansion de ce réseau commercial: en 1979, nous avons ouvert une boutique sur Madison Avenue à New York, devenant ainsi la première marque italienne à s’y implanter. Nous avons également été l’un des pionniers de l’e-commerce, dès 2013, ce qui nous a permis de devenir un acteur majeur en ligne. Aujourd’hui, notre webshop est une importante source de chiffre d’affaires et s’intègre parfaitement à notre réseau de boutiques physiques. Sans l’e-commerce, Fratelli Rossetti n’existerait peut-être plus."
Qu’est-ce qui vous préoccupe?
"Il y a deux ans, nous avons perdu, après 50 ans, notre flagshipstore à l’angle de la via Montenapoleone. Les bâtiments de cette prestigieuse rue commerçante sont aujourd’hui presque tous entre les mains des groupes de luxe, ce qui a pour effet d’évincer les marques de mode indépendantes. Nous avons été confrontés à la même situation à Paris et à Florence, exactement pour la même raison. C’est dommage, car ces élégantes rues commerçantes finissent par toutes se ressembler, où que l’on soit dans le monde."
"Nous avons eu de la chance dans notre malheur: la ville nous a proposé un emplacement dans la galleria Vittorio Emanuele II. Il y a quelques années encore, ce lieu n’était qu’un piège à touristes, envahi de glaciers et de boutiques de souvenirs bon marché. Les vrais Milanais n’y mettaient plus les pieds. Mais la ville de Milan, qui en est propriétaire, a décidé de faire table rase en louant ces espaces uniquement à de grandes marques italiennes de renom."
Qu’est-ce qui vous marqué?
"À 16 ans, mon père m’a envoyé passer trois mois en Amérique. Il m’a mis dans un avion à Malpensa avec un billet pour Dallas. Je ne parlais pas un mot d’anglais, je n’avais jamais pris l’avion et je devais faire une escale à New York. J’avais l’impression de partir pour Mars. Les premières semaines ont été terribles: je me sentais totalement isolé. J’étais au milieu de nulle part et, à l’époque, les Italiens souffraient d’une très mauvaise réputation: les Américains considéraient l’Italie comme un pays sous-développé peuplé de mafiosi."
"Au milieu de mon séjour, j’ai commencé à apprécier l’expérience et j’en ai retiré un amour profond pour l’Amérique. À mon retour, non seulement j’avais appris l’anglais, mais j’avais aussi découvert la culture hippie. J’avais les cheveux longs et je me promenais partout pieds nus, ce qui était plutôt ironique pour un fils de chausseur. Mes parents trouvaient cela épouvantable."