Pour la collection hiver 2020 d’Acne Studios, un artiste spécialisé dans l’intelligence artificielle a composé un algorithme qu’il a nourri de toutes les créations précédentes du label. L'effet est bluffant.
Ne rangez tout de même pas définitivement votre carnet de croquis! En effet, si un ordinateur peut donner une idée de ce qu’il trouve trendy, il ne fournit pas des créations prêtes à l’emploi. "L’intelligence artificielle a été un outil dans le processus de création, mais elle n’a pas remplacé l’ensemble du processus."
Jonny Johansson, directeur artistique d’Acne Studios, poursuit: "Nous avons continué à dessiner les patrons, à sélectionner les tissus et à nous assurer que les pièces soient portables. Je voulais juste voir ce que l’intelligence artificielle pouvait signifier dans le processus de conception. Peut-être que, bientôt, tout le monde le fera, ou pas. Je voudrais regarder le futur droit dans les yeux au lieu d’ignorer toute nouvelle technologie."
Intelligence artificielle
À l’origine, c’est Jonny Johansson qui a eu l’idée de concevoir une collection en utilisant l’IA. En quête d’un concepteur d’algorithmes enthousiaste, son équipe a atterri chez Robbie Barrat. Mais comment ce dernier a-t-il procédé? Le seul qui puisse répondre à cette question, c’est Robbie Barrat lui-même. L'homme se qualifie d’artiste génératif, écrivant des "réseaux neuronaux". Pardon?
"La question de savoir comment l’IA peut s’intégrer dans le monde de création est très pertinente."Robbie Barrat
"Pour beaucoup de gens, tout cela peut sembler très out of space", reconnaît Robbie Barrat. "Mais je tiens à souligner que l’IA n’est qu’un outil que j’emploie en tant qu’artiste. Je l’utilise de la même manière qu’un photographe le fait avec son appareil photo pour créer des images. Au lieu de décider de l’angle de prise de vue, de l’éclairage et du lieu, j’utilise des paramètres techniques ainsi que des milliers de photographies et de dessins techniques d’Acne Studios."
En pratique, Barrat a nourri son ordinateur avec des milliers de photos des looks classiques d’Acne Studios, qu’il peut contrôler grâce à l’intelligence artificielle. "La particularité de l’IA, c’est qu’on enseigne à l’ordinateur une certaine compétence. Par exemple, si je lui envoie des milliers de peintures de paysages via ce type de réseau neuronal, il ‘apprendra’ progressivement à quoi ressemble une peinture de paysage."
Acne Studios 2.0
Mais, le plus intéressant, c’est que ce processus d’apprentissage n’est pas sans faille. "Des erreurs se produisent, et ce sont ces erreurs qui déterminent l’orientation de mon travail", précise Barrat. En résumé, il a fait intentionnellement des erreurs dans le processus de programmation pour provoquer des imperfections dans le résultat. "Ce qui en est sorti, ce sont les rendus de looks qui n’ont jamais existé. Ces photos numériques ont ensuite servi de base au processus de création de la collection homme de cet automne."
"Obtenir des vestes qui se transforment en pantalons à mi-chemin, je trouve ça génial!"Robbie Barrat
En d’autres termes, il s’agit là des idées virtuelles sur la base desquelles tout un arsenal de designers a encore travaillé. "Au départ, j’envoyais les images créées par mon algorithme sur base des données d’Acne Studios, mais, ensuite, je me suis rendu plusieurs fois en Suède pour y travailler et voir de mes propres yeux le résultat de mon travail."
"La première fois que j’ai vu les vêtements, c’était une expérience vraiment dingue", poursuit Barrat. "J’ai trouvé le processus extrêmement intéressant. Pour moi, la question de savoir comment l’IA peut s’intégrer dans le monde de création est très pertinente."
Technologie innovante
Selon Johansson et Barrat, la valeur ajoutée réside dans la liberté avec laquelle un ordinateur suggère des modèles de vêtements. "La mode est liée à toutes sortes de règles. Où poser les boutons, qu’est-ce qu’un pantalon, où faut-il placer les coutures d’un blazer? Toutes ces lois, l’ordinateur n’en tient pas compte, ce qui a un effet très rafraîchissant. L’ordinateur reçoit un input purement visuel, sans règles. Obtenir des vestes qui se transforment en pantalons à mi-chemin, je trouve ça génial!", s’exclame Barrat.
"Je suis fier de cette collection", sourit Johansson. "Comme la machine a traité uniquement des photos d’Acne Studios, le résultat paraît très familier. C’est notre univers, mais dans une autre galaxie. Je suis particulièrement heureux de la façon dont l’IA nous a appris à voir les vêtements, avec un regard différent, sans préjugés. C’est expérimental, mais c’est aussi ce que les gens attendent d’Acne Studios."
Résultat imprévisibles
90% de la collection semble avoir été dessinée par les créateurs d’Acne Studios. Il suffit de penser à la coupe bootcut typique des pantalons, aujourd’hui emblématique du label, ou aux élégants manteaux et vestes. Mais, grâce à l’IA, il y a aussi des pulls dont les mailles sautent de manière aléatoire, des leggings dont la structure en nid d’abeille découle de l’incompréhension de cette matière par les réseaux neuronaux, ainsi qu’un polo qui reste ouvert, car le concept de bouton leur a échappé.
On pourrait donc se dire, à juste titre, que l’intelligence artificielle n’est pas si intelligente que ça. Et ce n’est pas tout: les costumes et les manteaux sont découpés en arrondi, car c’est ainsi que l’ordinateur a interprété les images de vestes portées déboutonnées. Une combinaison est imprimée d’un étrange fondu de rouge et de bleu, l’interprétation qu’a faite l’algorithme du motif carreaux.
Pour compenser cet apport du numérique, Johansson a insisté pour recourir le plus possible au travail manuel pour la finition. "Pour apporter à la collection une touche d’humanité ", explique-t-il.
Créatif ou commercial?
Les algorithmes ne sont pas nouveaux dans l’univers de la mode. Cependant, cette technologie était plutôt réservée à la prédiction des comportements d’achat. La bannière "vous aimerez aussi" qui apparaît lorsque l’on effectue des achats en ligne est basée, par exemple, sur un algorithme. De grandes marques comme H&M, Adidas et Nike étudient comment utiliser des algorithmes pour "prédire" la bonne taille de leurs clients pour réduire les retours.
En 2016, Zalando, le géant allemand de la vente en ligne, avait déjà utilisé un algorithme pour développer sa propre ligne, élaborée à partir de tous les best-sellers du site. Johansson souligne que, dans le cas d’Acne Studios, il s’agissait plus d’un choix créatif que commercial. "Ce n’est pas que l’ordinateur sache quelque chose au sujet des vêtements que nous ignorons", conclut le directeur artistique. "Il ne donne pas non plus de certitude absolue. Pour une prochaine collection, ou avec un autre label, cela pourrait donner un résultat déplorable."