Pour quelqu’un qui ne s’était jamais intéressé à la mode, le photographe Peter Lindbergh, alias le parrain des supermodels, a un parcours fantastique. Lors de son shooting pour le label horloger IWC à Portofino, nous avons essayé de savoir ce qu’il pensait des montres.
Portofino n'a pas changé depuis 50 ans, quand Elizabeth Taylor et Richard Burton s'y baladaient main dans la main. Les mêmes façades, les mêmes bateaux de pêche et la même mer d'un bleu profond. Surtout en hiver, quand Portofino ne compte que 500 habitants. En été, c'est devenu la capitale méditerranéenne de la jet-set. Les Dolce & Gabbana et Giorgio Armani y ont un pied-à-terre.
Il n'y a pas un chat tandis que nous marchons vers l'eau, par un beau dimanche de mai. C'est sans doute l'heure : sept heures du matin. Les rich and famous font la grasse matinée. Arrivent deux camionnettes et trois limousines. De l'une des camionnettes, on décharge caméras, sacs à dos, lampes et écrans. De l'autre, une équipe descend : le photographe Peter Lindbergh, en pantalon beige et chemise en jeans, et ses trois assistants. L'un d'eux jongle avec un écran noir, pour lui fournir de l'ombre lorsqu'il souhaite regarder les photos sur l'écran de son appareil. Tout en filmant le shooting, un caméraman s'efforce de ne pas passer dans son champ de vision. Un quart d'heure plus tard, plus de cent personnes s'activent : make-up artists, stylistes, techniciens éclairagistes, informaticiens, chauffeurs et traiteurs.
«Ce n’est pas difficile de faire des photos, il suffit de savoir utiliser son appareil.» C’est le meilleur conseil que Peter Lindbergh peut donner aux futurs photographes.
C'est le troisième jour du tournage pour la marque horlogère IWC. Les tops Karolina Kurkova et Adriana Lima, ont déjà repris l'avion. Aujourd'hui, c'est le tour des stars Cate Blanchett, Emily Blunt, Christoph Waltz, Ewan McGregor et Zhou Xun. Quelqu'un a vendu la mèche : tout à coup, cinq paparazzi surgissent de nulle part.
C'est la deuxième fois que IWC fait appel à Lindbergh et à sa petite armée. En 2011, il avait photographié la ligne Portofino. Aujourd'hui, IWC entre pour la première fois sur le marché féminin avec un nouveau modèle, la Portofino Midsize. Le choix de Lindbergh, alias le parrain des super modèles, semblait évident. C'est lui qui, à la fin des années 80, avait fait le succès d'un nouveau style de femme dans la photo de mode: une femme aventureuse, spontanée, drôle et sans inhibitions.
À court de temps
Au début de l'interview, on nous signale qu'il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c'est que Peter est de bonne humeur. En effet, il a l'air amusé par mon questionnaire. "Cette quatrième question est tricky, mais c'est une bonne question. Et la sixième est amusante. Mais nous sommes-nous déjà rencontrés ? Non ?"
La mauvaise, c'est que nous sommes à court de temps en raison des rendez-vous précédents et que nous avons un horaire très strict. Lindbergh est un big shooter: pour cette mission, il ne prend pas moins de 20.000 photos. Il va falloir être concis. Quand la RP tente une première fois de clôturer l'interview, Lindbergh résiste : "Je n'ai pas encore répondu à la sixième question." Même si les rides de son visage trahissent son âge - 70 ans -, l'étincelle dans ses yeux et la vivacité de ses mimiques le font paraître beaucoup plus jeune. Et bien qu'il évolue depuis des décennies dans un monde de la mode principalement anglophile, son anglais est toujours mâtiné d'un fort accent allemand.
Lindbergh a grandi à Duisbourg. Son héros est Vincent van Gogh et il s'inscrit à l'Académie de Krefeld. Après ses études, il travaille comme étalagiste et devient par hasard l'assistant du photographe Hans Lux. Là, il apprend l'une des leçons les plus importantes en photographie : il n'est pas difficile de faire des photos. Il suffit d'apprendre à utiliser son appareil. C'est Wili Fleckhaus, le directeur artistique du magazine Twen, qui remarque ses photos en noir et blanc. Son premier grand reportage de mode est publié dans Stern en 1978. Quelque temps plus tard, il s'installe à Paris et, en 1988, réalise les célèbres photos de Linda Evangelista, Christy Turlington et Naomi Campbell courant sur la plage.
"En 1987, j'ai reçu un coup de fil d'Alexander Liberman, rédacteur en chef du Vogue américain, qui m'a demandé de venir travailler pour eux. J'ai refusé parce que je trouvais que les reportages de mode du magazine manquaient alors de caractère." Ce refus prend un tour inattendu quand le photographe est appelé à la rédaction avec un message surprenant : il a carte blanche pour un shooting de mode. Ce qu'il accepte. Il emmène les plus belles filles du moment sur une plage, leur met des chemises blanches et les photographie quasi telles quelles, juste naturellement magnifiquement splendides. Bizarrement, ce shooting atterrit dans un tiroir. Un beau jour, Anna Wintour, qui a succédé à Alexander Liberman, l'en sort et le publie. Une de ces photos fait même la couverture de son premier numéro de Vogue US en tant que rédactrice en chef.
Photo contemporaine
Sans exagérer, on peut dire que c'est ce jour-là que la photo de mode est devenue contemporaine. Une photo sans modèles marmoréens regardant au loin, gardant une pose artistiquement responsable, mais juste des femmes qui s'amusent. La carrière de Lindbergh s'envole. Depuis lors, il est chez lui dans toutes les agences de publicité, maisons de mode et magazines qui comptent.
Comment un étudiant en art se retrouve-t-il dans la photographie?
"Quand j'étais à l'école d'art, l'art conceptuel avait le vent en poupe. J'étais époustouflé. C'était si différent des exemples que nous avions à l'école ! J'ai exposé pour la première fois pendant mes études, chez Hans Meyers à Düsseldorf. L'avenir semblait prometteur. Mais l'art conceptuel était aussi très intellectuel, très sérieux. J'ai raccroché. Je n'avais aucune idée de ce que je voulais faire du reste de ma vie. J'avais besoin d'un job. Un ami m'a dit qu'un photographe, Hans Lux, était à la recherche d'un assistant."
Lorsque vous avez à nouveau fait l'objet d'expositions dans des galeries, désormais en tant que photographe, avez-vous ressenti cela comme une victoire?
"La première fois, c'était dans la galerie qui avait exposé mes oeuvres à l'époque. Le galeriste voulait absolument montrer mes photos. C'était son initiative. Plus de 3.000 personnes sont venues au vernissage. Il y avait tellement de monde qu'il y avait des embouteillages ! J'étais surpris, mais je n'ai pas ressenti ça comme une victoire. Je n'ai jamais souffert du fait de ne pas être devenu un artiste."
Aimez-vous les montres?
"Ma première montre était une Rolex. Je l'avais payée 3.000 euros. Je puis vous assurer qu'en tant que jeune gars, c'était un sérieux investissement. Je l'ai offerte à mon fils. Ma deuxième montre était une IWC. Oui, vraiment. J'ai une vingtaine de montres, un tiroir plein. La IWC que je porte aujourd'hui est la plus belle. À l'époque, IWC m'avait permis d'en choisir une : j'avais sauté sur cette Portugese Perpetual Calendar en or gris avec bracelet en crocodile. Plus tard, ils m'ont dit que c'était justement leur modèle le plus cher. Un peu gênant."
Et la mode?
"La mode n'empêche personne de dormir. Elle a aussi créé des monstres. En définitive, ce n'est pas la mode qui compte, mais ce que vous voulez dire avec vos photos. Votre travail doit refléter ce que vous pensez, à propos de tout. J'ai toujours su précisément ce que je voulais mettre en image. Il est important que ce que vous faites soit proche de vous. La photographie, c'est bien plus que des vêtements ou des modèles photoshoppés."
Ici, vous faites 20.000 photos. Comment sélectionnez-vous la meilleure?
"C'est difficile. Pour une photo, tout se passe en une fraction de seconde. De plus, vous pensez toujours que votre dernière prise de vue est la meilleure. Il est préférable de ne pas choisir directement. Je n'aime pas regarder les photos immédiatement après un shooting : je préfère laisser passer un jour ou deux."
Encore vite la question six?
"Allez-y !"
Comment parvenez-vous à convaincre le client que votre choix est le bon?
"Ce n'est pas toujours évident. En outre, si le client ne veut pas me suivre, je me dis toujours qu'il doit être aveugle. Parfois, je dois bien admettre que c'était moi !"
Et quelle sera la prochaine mission?
"Je travaille actuellement à un livre. Depuis un an et demi, je compulse toutes mes photos. Il y en a énormément ! (Rires) J'ai constaté qu'il n'y a pas un seul photographe qui prenne autant de photos que moi."
Un aperçu du travail de Peter Lindbergh est exposé jusqu'au 22 novembre à la Galerie Gagosian à Paris. www.gagosian.com. Après Hong Kong, Londres et Dubai, l'expo Timeless Portofino sera le 3 décembre à Art Basel Miami (W Hotel, 2201 Collins Ave, Miami Beach). www.artbasel.com