Aujourd'hui oublié, Jules François Crahay a été un créateur de mode adulé par les femmes les plus élégantes et fortunées. Une exposition et un ouvrage mettent son génie en lumière.
Fin février, l’actrice Claudia Cardinale, la reine Paola et l’épouse du dernier shah d’Iran, Farah Diba, se retrouveront au cœur de Bruxelles. Une scène émouvante: trois dames d’âge vénérable, élégantes et raffinées. "Prego! Attenzione!" Elles pénètrent dans le Musée Mode & Dentelle de Bruxelles, escortées par leurs dames d’honneur. Cet après-midi-là, elles se plongeront sans doute dans les souvenirs de leurs jours de gloire, entre caméras et visites officielles.
Une époque qui appartient au passé, un instant ravivé par la magie de l’exposition présentée au musée, où elles retrouveront l’allure protocolaire ou privée qui les a caractérisées, mêlée à d’autres icônes, des coupures de presse et des photos parues dans les magazines glamour. En effet, c’est au musée Mode & Dentelle que sont présentées les merveilleuses robes couture signées Lanvin et Nina Ricci créées par Jules François Crahay, un de leurs couturiers préférés. Pourtant, aujourd’hui, son nom n’évoque plus rien, sauf peut-être aux spécialistes de la couture parisienne. C’est donc presque miraculeux qu’une exposition et un livre richement illustré lui rendent hommage.
Hommages de divas
Cette scène où se retrouvent ces trois vénérables dames est évidemment le fruit de notre imagination, malheureusement. La probabilité que Claudia, Farah et Paola se retrouvent réellement à Bruxelles est mince, même si Denis Laurent pense que Crahay aurait mérité cet hommage. Au cours de ces derniers mois, l’agenda de Denis Laurent a été très chargé. Instigateur de l’exposition, il est aussi l’auteur principal d’un nouvel ouvrage consacré à Jules François Crahay, ce couturier belge aussi discret que génial.
Il y a six mois encore, Laurent occupait le poste de directeur des musées et de la culture de la ville de Bruxelles. Cependant, son travail de détective est chronophage: il consacre des heures, des jours et des mois au créateur. Au mois de septembre dernier, il décide de quitter son emploi pour se consacrer pleinement à l’ouvrage et à l’exposition.
Pourquoi cet intérêt dévorant pour Jules François Crahay? "L’idée a germé il y a quatre ans. Historien de l’art de formation, j’ai consacré une grande partie de ma carrière journalistique au design et à la mode, si bien que le contexte ne m’était pas étranger. Nous avons découvert que le Musée Mode & Dentelle possédait des archives jusqu’alors inexploitées."
Laurent se passionne pour ce sujet qu’il tient à partager avec le plus grand nombre: "Cette exposition est le résultat d’une longue et minutieuse investigation. Il nous a également semblé essentiel de l’accompagner d’une publication dépassant le simple cadre du catalogue. Divers auteurs invités ont également enrichi l’ouvrage de leur perspective sur Crahay et son influence dans l’univers de la mode. Publié en français et en anglais, ce livre a l’ambition de donner à l’histoire de Crahay une résonance plus large. Mondiale, pour ainsi dire."
Originaire de Liège, Jules François Crahay (1917-1988) a été élevé par sa mère, une couturière. Son père, un riche industriel, ne l’a jamais reconnu officiellement. Jeune homme, il part à Paris suivre une formation en mode et, après la guerre, reprend la maison de couture de sa défunte mère. Avec succès. Mais Crahay aspire à se trouver là où palpite le cœur de la mode. Le talentueux créateur décide donc de quitter Liège pour fonder sa propre maison de couture à Paris.
Mais malgré cette installation, le succès n’est pas au rendez-vous: après deux saisons seulement, Crahay n’a d’autre choix que de déposer le bilan et fermer boutique. Heureusement, il est assez rapidement recruté par la maison de couture Nina Ricci pour assister Nina et, ensuite, reprendre peu à peu la direction artistique. Les collections du timide Belge remportent un franc succès, attirant une attention croissante de la presse mode internationale.
Célébrités et gotha
Cependant, en 1963, Crahay tente sa chance chez Lanvin, une maison de mode encore plus prestigieuse, où il décroche le poste de directeur artistique. Il prend la relève d’Antonio Castillo. Là aussi, il préfère rester dans l’ombre. Travaillant jour et nuit, Crahay prend les rênes de la haute couture, mais également du prêt-à-porter, en plein essor à l’époque, ainsi que de diverses lignes d’accessoires. Acclamé par la presse spécialisée dans le monde entier, il devient le chouchou des célébrités et des têtes couronnées: sa clientèle fortunée l’adore et fait de chacune de ses créations un succès.
Sa notoriété est particulièrement impressionnante aux États-Unis. Sous la direction artistique de Crahay, Lanvin enregistre des bénéfices sans précédent au pays de l’oncle Sam. Le Liégeois devient le couturier le mieux rémunéré de Paris et remporte plusieurs prix artistiques, dont le prestigieux Dé d’Or à trois reprises, dont la dernière fois en 1984, lors de son défilé d’adieux.
Après sa carrière chez Lanvin, il fonde sa propre marque de prêt-à-porter en 1986, à son nom cette fois, qu’il fait produire au Japon, où il ouvre deux boutiques: une à Tokyo, l’autre à Osaka. Mais en 1988, il décède subitement d’une crise cardiaque. L’ensemble de son patrimoine est légué à son compagnon, un Italien avec qui il vivait à Monte-Carlo.
Génie oublié
Pourquoi un talent aussi éclatant s’est-il évanoui aussi rapidement? Laurent évoque plusieurs facteurs: "Tout d’abord, les couturiers de l’époque n’étaient pas au centre de l’attention. De plus, la réserve naturelle de Crahay le tenait éloigné des cercles mondains. L’émergence de directeurs artistiques stars, comme Karl Lagerfeld chez Chanel, n’a eu lieu qu’à la fin de la carrière du créateur belge, quand la mode la plus influente n’était plus la sienne, mais celle de Jean Paul Gaultier, Vivienne Westwood, Thierry Mugler et Giorgio Armani. Le travail de haute couture de créateurs comme Crahay était devenu une niche."
Le Belge ne s’est jamais inscrit dans la radicalité. Laurent: "En tant que créateur de haute couture, il privilégiait une ligne hyper élégante et pure, une coupe sans superflu. Pourtant, il a évolué avec son temps et a intégré des éléments de modernité: son style est devenu plus ludique. Il n’y a pas de ‘signature Crahay’ très marquée: c’est avant tout un artisan, soucieux de satisfaire les souhaits et les besoins de sa clientèle."
Pour rédiger le livre qu’il lui a consacré, Laurent a mené une longue recherche, hélas entravée par l’absence d’archives personnelles, explique-t-il: "Le nom de Jules François Crahay n’apparaît que sporadiquement dans les archives. Suite à son décès, son partenaire a tout vendu ou jeté. Aucun souvenir n’a été préservé. Les témoins de son époque, désormais octogénaires ou nonagénaires, ont peu de souvenirs à partager. Quant aux maisons de couture Nina Ricci et Lanvin, où il a laissé son empreinte, elles ne possèdent plus aucun document le concernant. Heureusement, nous avons réussi à obtenir en prêt des modèles issus des archives de la maison Lanvin pour l’exposition. Quelques musées français nous ont également prêté des pièces de sa création, comme le Palais Galliera et le Musée des Arts Décoratifs à Paris."
Belge discret
Après toutes ces années passées à Paris, Crahay se sentait-il toujours Belge ou était-il devenu Parisien? "Il était profondément attaché à ses racines belges", affirme Laurent. Dans les médias, il était systématiquement présenté comme un créateur belge. Même dans le New York Times et le Women’s Wear Daily, il était toujours qualifié de "couturier belge discret", précisément parce qu’il insistait sur son identité belge. "Il aurait pu, comme tant d’autres, prendre la nationalité française ou même se faire passer pour un Français, mais il était très fier d’être Belge, et d’être à ce titre un peu différent. Il tenait à ce que sa nationalité soit toujours explicitement mentionnée."
L’exposition dévoile 47 pièces couture de la collection du musée, dont 45 de Crahay, ainsi que 19 créations couture prêtées par d’autres musées et des maisons de couture. Il n’y aura donc pas de pièces personnelles de la reine Paola? Laurent rit: "Malheureusement, le temps nous a manqué pour explorer les trésors des garde-robes royales. Et même si de telles pièces étaient encore entre les mains de la reine Paola, il est peu probable qu’elles auraient pu faire partie de notre exposition. Nous savons que le palais est réticent à prêter ses pièces, car il souhaite éviter toute forme de culte lié à la famille royale. Mais, bien sûr, je reste curieux de savoir si la reine possède encore des créations de Crahay."
Y a-t-il une chance que la reine Paola vienne visiter l’exposition dédiée à l’un de ses couturiers préférés? Denis Laurent: "Nous ferons bien entendu parvenir une invitation à Sa Majesté pour le vernissage. Et naturellement, nous sommes prêts à organiser une visite privée pour elle. Ce serait très agréable et, si c’est le cas, je ne peux que m’en réjouir."
Moi aussi: cela ferait de mon rêve une réalité, surtout si Farah Diba et Claudia Cardinale peuvent se libérer.
"Jules François Crahay – Back in the spotlight"
Musée Mode & Dentelle, Bruxelles
Du 23 février au 10 novembre