Selon  Karel Burssens, "l’architecture est d’une lenteur exaspérante: la concrétisation de trois projets a pris autant de temps que de scénographier 120 défilés".
Selon Karel Burssens, "l’architecture est d’une lenteur exaspérante: la concrétisation de trois projets a pris autant de temps que de scénographier 120 défilés".
© Laurence Vander Elstraeten

Karel Burssens: "L'obsession est un trait commun dans le monde de la création"

Un jour, Karel Burssens réalise qu’il ne doit pas choisir: en tant qu’architecte, il peut aussi se consacrer à la mode, à l’art et même aux spectacles de danse. Rencontre.

Karel Burssens conserve précieusement un exemplaire de Sabato, à l’époque où la version néerlandophone du magazine s’appelait "Beste Dingen". En couverture du numéro daté du 18 mars 2006 figure une image du défilé au catwalk doré sur lequel Dries Van Noten a présenté sa collection automne-hiver de cette année-là. À l’intérieur, se trouve une entrevue avec Étienne Russo, le fondateur de Villa Eugénie, la célèbre société de production de mode belge.

"La lecture de cet article a été une révélation en ce qui concerne mon avenir", confie Burssens. Villa Eugénie métamorphose des idées en réalité enchanteresse pour le compte de Dior Homme, Hermès, Burberry et tant d’autres. Plus l’univers de la mode voit grand, plus la réponse scénique d’Étienne Russo est magistrale et plus les projets sont audacieux.

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Notre interview se déroule dans l’appartement de Karel Burssens, à deux pas des embouteillages de la place Sainctelette à Bruxelles. L’espace, aménagé avec une sobriété étudiée, est une sorte d’anthologie de ses activités. Dans l’entrée se trouve une sculpture de ‘Endless City’, une des trois expositions qu’il a présentées entre 2019 et 2022.

© Laurence Vander Elstraeten

On remarque également un prototype de lampe en marbre de plusieurs mètres de long, conçu en collaboration avec l’architecte et photographe Jeroen Verrecht. Çà et là, des objets évoquent subtilement la mode, comme une paire de baskets Moncler dans l’entrée. Le dernier défilé de cette marque de luxe italienne, qui a eu lieu à Shanghai devant dix mille invités, a été l’événement le plus grandiose auquel il a participé avec Villa Eugénie.

Dans l’appartement de Karel Burssens, on remarque un prototype de lampe en marbre de plusieurs mètres de long, conçu en collaboration avec l’architecte et photographe Jeroen Verrecht.
Dans l’appartement de Karel Burssens, on remarque un prototype de lampe en marbre de plusieurs mètres de long, conçu en collaboration avec l’architecte et photographe Jeroen Verrecht.
© Jeroen Verrecht
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Quel est votre parcours?

Karel Burssens: "J’ai grandi dans une maison que mes parents ont fait construire par un architecte en 1984. J’ai toujours été fasciné par ça. (Burssens fait défiler Google Maps jusqu’à une maison très géométrique dont les murs, les fenêtres et le toit sont inclinés, NDLR). La maquette se trouvait au grenier et chaque fois que je la contemplais, je me disais: je veux devenir architecte. Principalement à cause de cette image et de cet homme qui venait chez nous avec une idée qui se concrétisait par la suite. J’adorais feuilleter les magazines consacrés aux intérieurs, au design, à la mode et je rêvais d’un jour, pouvoir réunir cette esthétique."

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"J’étais étudiant ingénieur-architecte à la KU Leuven quand je suis tombé sur cette couverture avec le défilé de Dries Van Noten et ce fut une révélation. Je me suis dit: c’est ça que je veux faire. J’ai réalisé qu’il y avait aussi une place pour l’architecture dans la mode et que les catwalks aussi étaient conçus par quelqu’un. En tant qu’architecte, vous pouvez offrir une plateforme au travail des créateurs et marques de mode. L’année dernière, Villa Eugénie a produit le dernier défilé de Dries Van Noten, cette fois avec un catwalk argenté qui faisait référence à cette version dorée historique. J’ai contribué à sa construction et j’ai réalisé que c’est précisément pour cela que j’ai choisi cette voie, il y a vingt ans."

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Pour Karel burssens, la scénographie permet de mélanger la mode et l’architecture, comme pour le défilé printemps-été 2014 de Prabal Gurung.
Pour Karel burssens, la scénographie permet de mélanger la mode et l’architecture, comme pour le défilé printemps-été 2014 de Prabal Gurung.
© Getty Images

Quatre ans plus tard, vous avez donc fait vos premiers pas chez Villa Eugénie?

"Après mes études, j’ai commencé par travailler au cabinet d’architectes Bogdan & Van Broeck, où j’ai participé aux projets d’Axel Vervoordt. Ensuite, j’ai bossé chez le paysagiste Bas Smets: un de mes meilleurs souvenirs a été d’avoir contribué au jardin à Londres de Maja Hoffmann, collectionneuse d’art contemporain et fondatrice de la fondation Luma à Arles. Pendant ce temps, j’envoyais des candidatures spontanées à Villa Eugénie tous les dix-huit mois. Après avoir été grandement inspiré par l’exposition Margiela au MoMu à Anvers en 2008, j’ai approché le responsable de l’architecture d’intérieur de Maison Margiela et je lui ai soumis ma candidature. ‘Intéressant, mais en tant qu’architecte, ton travail est très abstrait’, m’a-t-il dit. ‘En plus de ton portfolio, fais aussi une sélection d’images qui t’inspirent.’ Grâce à son conseil, j’ai créé deux livrets: ‘Things I Made’ et ‘Things I Like’ où j’ai rassemblé des images d’art, de design et d’architecture -comme une espèce de moodboard."

"Finalement, je n’ai pas été sélectionné – bonjour la crise économique en 2008! – mais ces deux livrets m’ont permis de décrocher un entretien chez Villa Eugénie et, trois mois plus tard, je commençais en tant que deuxième architecte de l’équipe. Et, en un temps record, je travaillais sur un défilé Y-3, et six mois plus tard, je construisais pour la première fois la scénographie conçue pour Dior Homme."

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Pour Villa Eugénie, Karel Burssens a construit des univers où mode et scénographie se confondent, comme au défilé Dior Homme printemps-été 2014.
Pour Villa Eugénie, Karel Burssens a construit des univers où mode et scénographie se confondent, comme au défilé Dior Homme printemps-été 2014.
© Getty Images

En quoi consiste exactement votre travail?

"Traduire des idées, élaborer des plans, dessiner, concevoir. Aujourd’hui, je suis souvent impliqué dès le début ou je reçois un briefing basé sur ce qu’Étienne Russo a déjà présenté au client. La responsable de la création et son équipe se lancent directement dans les recherches créatives pendant que je travaille sur les premiers plans architecturaux de l’espace prévu pour l’événement. Le concept est très varié: cela va du ‘le défilé a lieu au Tennis Club de Paris et doit accueillir quatre cents invités’ à ‘le défilé doit être éphémère, blanc et frais’, en passant par ‘des jeunes veulent traîner à la foire d’Anvers’."

C’est ce dernier concept qui a donné l’attraction foraine du défilé Dior Homme de Kris Van Assche en 2017?

"Exactement, nous avons construit une version esthétique de la Sinksenfoor avec des montagnes russes faites de lumières. Un autre défilé Dior de Kris Van Assche portait sur le fait que le client Dior Homme avait autrefois été skateur et comment ces mondes se rejoignaient. Résultat: un catwalk avec des rampes de skate abstraites. Du timing à la météo, il y a une multitude de facteurs à prendre en compte et, ce, pour un défilé qui n’aura lieu qu’une seule fois et pour lequel vous n’avez pas le droit à l’erreur: une fois que le défilé est lancé, il ne s’arrêtera plus."

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Le défilé Moncler Genius à Shanghai en 2024 est la plus grande mission réalisée par Burssens à ce jour: 10 collaborations, 20.000m² et 10.000 invités.
Le défilé Moncler Genius à Shanghai en 2024 est la plus grande mission réalisée par Burssens à ce jour: 10 collaborations, 20.000m² et 10.000 invités.
© Belga Image
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À quel point faut-il être résistant au stress dans ce travail?

"J’aime la pression: en deux à trois mois, vous passez de zéro à tout, car l’espace où se déroulera le défilé se construit en quatre jours. Les ajustements de dernière minute sont monnaie courante: un éclairage de coulisses qui s’infiltre sur le catwalk? On installe rapidement des rideaux! Parfois, Étienne passe et remarque des détails qui doivent être modifiés rapido. La façon qu’il a d’apporter la touche finale est ce qui fait sa force. C’est cela qui rend Villa Eugénie si performante."

"Le défilé Moncler Genius à Shanghai a été ma plus grande mission à ce jour: il s’agissait de présenter le travail de dix collaborations et donc dix défilés. Une prouesse qui, en plus, devait se dérouler sur 20.000m² devant 10.000 invités. En tant qu’architecte, c’était une mission fantastique: comment concevoir autant d’espaces différents, préserver l’identité de chaque designer, dissimuler tous les câbles, gérer le flux du public et la restauration -et tout cela dans le respect des normes de sécurité."

L’architecture est axée sur l’éternité; un défilé ne dure qu’une vingtaine de minutes. Qu’est-ce qui vous attire dans ce laps de temps si court?

"L’architecture est d’une lenteur désespérante. Pendant les dix-huit mois où j’ai travaillé chez Bogdan & Van Broeck, je n’ai jamais dépassé la conception esquissée. Par contre, un défilé est prêt en trois mois. Pendant la durée que nécessite la concrétisation de trois projets architecturaux, j’ai travaillé sur plus de 120 défilés. La construction la plus longue? Cinq semaines, à Shanghai."

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Le show pour Kanye West 2015-2016 a été scénographié par Karel Burssens pour Villa Eugénie.
Le show pour Kanye West 2015-2016 a été scénographié par Karel Burssens pour Villa Eugénie.
© Getty Images

Outre votre travail pour Villa Eugénie, vous avez une foule de projets parallèles. Tout d’abord '88888' avec Jeroen Verrecht, avec qui vous avez notamment réalisé la scénographie de spectacles de danse. Et, sous votre propre nom, avec des spectacles de danse, des expositions et des espaces de club à votre actif.

"Le projet ‘88888’ a été essentiel pour cette évolution. Mon expérience dans la mode a débordé dans le monde de la danse, ce qui a ensuite influencé les installations au festival Horst Arts & Music. Après avoir travaillé sur l’architecture chez Villa Eugénie pendant un moment, j’ai voulu avoir du temps à consacrer à d’autres projets, comme ‘Currents’, mon premier spectacle de danse, donné en 2019, un duo entre l’homme et la machine. Lors du dernier Salone del Mobile à Milan, j’ai réalisé une scénographie pour ‘Belgium is Design’: plutôt que d’utiliser des socles traditionnels, j’ai préféré installer un rideau argenté en mouvement, des machines à fumée et de la musique. La curatrice de mes expositions, Goedele Bartholomeeusen, m’a qualifié d’hyper esthète, car je suis attentif à tous les détails: de la lumière au son en passant par les matériaux."

L’expérience de Karel Burssens dans la mode a débordé dans le monde de la danse, ce qui a ensuite influencé les installations au festival Horst Arts & Music.
L’expérience de Karel Burssens dans la mode a débordé dans le monde de la danse, ce qui a ensuite influencé les installations au festival Horst Arts & Music.
© Eline Willaert

Cela frise l’obsession, non?

"Oui, il y a de ça, mais dans le monde de la création, l’obsession est un trait commun, à un certain degré. C’est ce qui vous pousse à persévérer jusqu’à ce que vous ayez trouvé les limites."

Vous considérez-vous comme un architecte ou un artiste?

"Avant, cette question me turlupinait: suis-je vraiment un architecte si je conçois principalement des défilés de mode? Je crée des objets et des installations, mais puis-je pour autant me considérer comme un artiste? Maintenant, je sais: c’est précisément la perméabilité entre tous ces mondes qui m’attire. Quel que soit le projet sur lequel je travaille – d’un espace de 20.000m² à Shanghai à une sculpture en bronze de 10cm², en passant par l’aménagement intérieur d’un salon de coiffure – le fil conducteur est toujours le même: quelle expérience spatiale puis-je susciter?"

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