© Shutterstock & Philip Van Bastelaere

La BD sous toutes les coutures

La mode relève-t-elle de la haute culture? Et la bande dessinée de la basse culture? Pas forcément. Mode et BD peuvent aller de pair au sein des grandes marques.

Gucci propose une collection intitulée "The Donald Duck Edition". Lacoste célèbre sa troisième collaboration avec la BD américaine Peanuts et, plus spécifiquement, Charlie Brown et Snoopy. Louis Vuitton a offert à Bugs Bunny une place de choix sur des vestes et des sacs. Jean-Paul Gaultier a choisi Popeye. Et Balenciaga a créé la surprise avec une vidéo des Simpsons foulant le catwalk lors de la présentation de la collection printemps-été 2022: pas seulement pour le fun sur le site web, mais sous les yeux d’un petit groupe select de journalistes de mode et de VIP. Le directeur artistique Demna Gvasalia invite ainsi les habitants de la ville fictive de Springfield à défiler pour lui dans un court épisode placé sous le signe de l’autodérision. On pourrait imaginer que ce scénario ferait pousser des cris d’orfraie à Anna Wintour, et pourtant, sa version dans ce célèbre comics s’exclame "I like it!"

Lacoste x Peanuts
Lacoste x Peanuts
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Marques de luxe

Mais qu’est-ce qui fait l’attrait de cette association entre personnages de BD populaires et high fashion? "C’est très tendance actuellement, mais cela n’a rien de nouveau", déclare le Néerlandais Piet Paris, pseudonyme de l’illustrateur de mode Pieter ‘t Hoen. "Les premiers cartoons ont fait leur apparition sur des vêtements à l’époque du Pop Art, lorsque la culture populaire a été élevée au rang d’art. De douze à dix-huit ans, je portais un pull Fiorucci arborant Minnie Mouse. Une marque high street, pas high end."

Aujourd’hui, on en voit chez toutes les marques de luxe, mais pas sur les vêtements chics, fait-il remarquer. "Il s’agit de vêtements simples tels que les sweats, les hoodies (sweats avec capuche) ou les  T-shirts. Comme ils ne représentent pas une ‘expérience’ particulière, il est pratique de pouvoir leur donner tout de même un sens ou une identité grâce à un cartoon. Comme on le fait avec un texte provocateur. Il s’agit, au propre comme au figuré, d’une manière de donner davantage de valeur à un vêtement: en termes de message, mais aussi de prix." Pour lui, le pull Minnie Mouse relevait de l’expérience du type "une fois, mais plus jamais", car, ajoute-t-il, "Je préfère chercher la valeur dans la forme, la couleur et la matière des vêtements: c’est là que réside mon histoire."

La collection "The Simpsons" par Balenciaga est désormais disponible (de 150 euros à 1.850 euros).
La collection "The Simpsons" par Balenciaga est désormais disponible (de 150 euros à 1.850 euros).

Isabelle Debekker, directrice du Centre belge de la bande dessinée à Bruxelles, voit de nombreux superhéros sortir des cadres de la BD. "Il s’agit de personnages omniprésents dans la culture populaire américaine depuis près d’un siècle, qui trouvent le chemin du public par le biais de toutes sortes de produits dérivés. La bande dessinée européenne a évolué différemment. Dans les années 60 et 70, on a assisté en Europe à une émancipation artistique de la bande dessinée, qui a été élevée au rang de neuvième art. Bien que le merchandising existe ici également, le secteur est moins développé qu’aux États-Unis ou au Japon, où des poupées, des T-shirts et des costumes cosplay sont produits pour pratiquement tous les personnages de comics ou de manga à succès."

Nouveaux millionnaires

Dans la vie quotidienne, on rencontrera rarement le spécialiste de la BD et scénariste Ger Apeldoorn avec un produit BD, sans parler d’un costume cosplay – la tenue d’un héros de papier. Par contre, il renverra à l’artiste américain Kaws, qui réalise des parodies de la famille Simpsons: une tête de mort cartoonesque avec des croix à la place des yeux, par exemple.

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"Il les vend pour des millions à des gens qui ne savent pas quoi faire de leur argent et veulent quelque chose de reconnaissable pour décorer leurs murs. C’est l’une des explications de la popularité des bandes dessinées: les riches avaient autrefois un goût élitiste, mais ils sont aujourd’hui parfois même plus 'popu' que le peuple. La classe supérieure s’est aplatie. Les nouveaux millionnaires aiment porter des vêtements de marque, mais avec leur propre culture visuelle, pour que leurs amis s’exclament 'Chouette T-shirt!' Tout cela est motivé par la hype et la reconnaissance. Pour les originaux de bandes dessinées également, il y a une course aux pièces maîtresses: elles sont devenues pratiquement inabordables."

"Mais cela peut aussi fonctionner dans l’autre sens", poursuit-il. "Comme avec le King Features Syndicate, une agence de presse américaine fondée en 1914, qui distribue principalement des bandes dessinées qui ont de plus en plus de mal à résister à l’épreuve du temps, comme Popeye, Betty Boop et Beetle Bailey. Avec Beetle Bailey, King Features a cherché des partenaires en vue de lancer une ligne (conçue par Darren Romanelli et Hitoshi Tsujimoto, NDLR). Il s’agit d’une tentative de monétiser les droits de propriété et de redonner une certaine visibilité à des bandes dessinées de plus de 70 ans. Parce que, eux aussi, savent que les journaux n’écrivent pas sur les vieilles bandes dessinées, mais sur les nouveaux vêtements."

Bonus pour les marques de mode: de nombreuses icônes de bandes dessinées deviennent progressivement libres de droits. "Ce qui constitue une autre raison du renouveau des vêtements BD, car il ne faut pas payer un seul centime de droits."

La nostalgie cartonne

Vieilles, mais pas complètement usées. Au contraire, il est facile de cartonner avec la nostalgie. Le créateur de mode JW Anderson utilise également des dessins pour ses créations. Comme Pierre Lapin. Celui-ci a connu ses premières aventures en 1902, dans les livres pour enfants de la Britannique Beatrix Potter. "Cela suscite un sentiment de nostalgie, que l’on peut utiliser avec intelligence: ça attendrit les gens et ça colle à la marque. Ce que l’on voit le plus, ce sont les personnages à tendance intellectuelle. Comme Charlie Brown, un personnage du comic strip Peanuts, qui met en scène des enfants qui essaient de comprendre la vie, ce qui donne une tournure philosophique à ce qui se passe autour de nous."

On remarque cependant que ce sont presque exclusivement des icônes américaines du monde de la bande dessinée qui accèdent à l’univers de la mode. Et ce, alors que nous parlons principalement de marques de mode européennes. Jean-Charles de Castelbajac se risque parfois à Tintin et Milou ou au Marsupilami de Spirou et Fantasio, mais ce sont des exceptions. 

Pour la collection automne/hiver 2021, le retailer Uniqlo x JW Anderson a choisi des prints Pierre Lapin.
Pour la collection automne/hiver 2021, le retailer Uniqlo x JW Anderson a choisi des prints Pierre Lapin.

Au niveau mondial, Tom et Jerry sont bien sûr nettement plus connus que Bob et Bobette. Cette préférence s’inscrit dans un intérêt commercial. Pour donner de la valeur aux vêtements casual, selon les termes de Piet Paris. "Ces cartoons sont le fruit de l’imagination des spécialistes du marketing, pas des designers. Ils cherchent à se rapprocher d’un groupe cible jeune. Et plus il est jeune, mieux c’est. Les jeunes sont en quête d’une identité. Tant que la marque bénéficie d’un maximum de visibilité et que sa notoriété reste élevée, les spécialistes du marketing sont contents: ils ont atteint leur objectif.

"Le fait que, contrairement aux personnages américains, les personnages de BD européens ne se retrouvent pratiquement jamais dans le monde de la mode est sans doute lié à l’admiration pour l’Amérique", déclare Apeldoorn. "Selon le principe que ce qui vient de loin est toujours mieux."

Richesse visuelle

Pourtant, on trouve aussi des exemples de BD belges dans l’univers de la mode, ajoute Debekker: "Louis Vuitton a fait appel à de grands dessinateurs de BD pour illustrer des destinations de voyage de sa série de guides de luxe "Travel Books".

Brecht Evens a travaillé avec la marque de vêtements Cotélac pour une collection capsule, en dessinant des imprimés. Et les auteurs prennent souvent eux-mêmes les devants pour vendre leurs personnages. Comme Eva Mouton, qui produit des tissus, des patchs, des coques de smartphone ainsi que toute une série d’autres gadgets. Et Lectrr (le nom d’artiste de Steven Degryse) propose une boutique en ligne vendant des jouets, des T-shirts et des masques chirurgicaux. Non pas avec des héros célèbres, mais avec de la vraie BD européenne artistique, dans toute sa richesse visuelle."

"Il y a pourtant des personnages américains ultra célèbres que les grandes marques de mode ont négligés jusqu’à présent", constate Apeldoorn. "Ne serait-il pas temps de créer une ligne de vêtements à la gloire des Pierrafeu?"

© Louis Vuitton Malletier / Brecht Evens
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