Savez-vous ce qu’est un "nœud Windsor double" ou un "four-in-hand"? Si c’est le cas, réjouissez-vous: la cravate fait son come-back, portée par une jeune génération lassée du style casual.
Dans l’univers de la mode, une règle est immuable: tout ce qui a été relégué aux oubliettes finit inévitablement par en ressortir Ce principe fondamental est le moteur de la mode: dès que le grand public adopte une tendance, on peut être sûrs qu’une petite coterie de précurseurs a déjà filé vers la suivante.
Aujourd’hui, ces initiés se détournent de plus en plus de tout ce qui relève du casual. Après le "normcore" et le "gorpcore", ils ont adopté le "corpcore", inspiré du chic "corporate". Et c’est là qu’on assiste au retour surprenant de la cravate.
À Milan, Miuccia Prada et Raf Simons ont donné le ton de la mode homme de la saison. Dans un décor évoquant un immense espace de bureau éclairé par des lampes TL, une armée d’hommes élégamment vêtus de costumes et de pulls à col roulé a défilé. Coiffés à l’occasion d’un bonnet de bain - Prada ne serait pas Prada sans quelques détails insolites et ludiques dans ses collections. Ce qui a cependant retenu l’attention, ce sont les flots de cravates colorées, soigneusement nouées autour du cou de presque tous les mannequins.
"La mode est devenue trop ordinaire, plus personne ne fait d’efforts."
En septembre, lors du premier défilé homme de Sabato De Sarno, qui a la tâche de relancer les chiffres en berne de Gucci à la suite d’Alessandro Michele, les costumes, blazers et cravates élégants étaient également à l’honneur. Même dans le public des nombreux défilés (souvent un baromètre des tendances à venir), une profusion de tenues business chic et de cravates impeccablement nouées, portées aussi bien par des hommes que par des femmes, avait attiré l’attention.
"On peut effectivement parler de retour", confirme Marine Gabaut, styliste free-lance pour de grandes maisons de mode parisiennes. "Chez Bottega Veneta, on a vu des cravates ton sur ton, parfois même en cuir, ce qui les rend plus ludiques à associer. Chez Louis Vuitton, on retrouve également beaucoup de cravates, mais aussi des foulards noués façon cravate ou des cravates en laine et dans d’autres matières, ce qui confère une allure moins formelle à la tenue."
Un siècle de succès
Les cravates n’ont jamais totalement disparu, mais leur contexte d’usage a considérablement évolué au cours des 30 dernières années. Jusque dans les années 1990, elles étaient aussi incontournables dans la garde-robe d’un homme élégant que les chaussettes et les sous-vêtements, mais sont ensuite tombées en désuétude, ce qui ne s’était pas produit depuis le XVIIe siècle. Quand Louis XIII, alors âgé de sept ans, découvre les élégants foulards que les mercenaires croates portaient autour du cou pendant la guerre de Trente Ans, il est tellement impressionné qu’il décide de les imiter – cravate vient du mot "croate".
Dès lors, la Cour (et, par la suite, le reste du monde) adopte et adapte les tendances des cravates -longues ou courtes, fines ou larges. La cravate devint un symbole mondial de l’élite, de l’armée, du monde des affaires et de la masculinité.
Jusque dans les années 1980, elle incarne l’ambition. Tout homme respectable porte une cravate, que ce soit au bureau ou en société. L’époque est aussi marquée par l’irruption du néolibéralisme et ses excès. Le best-seller de Bret Easton Ellis "American psycho", paru en 1991, dépeint comment un ambitieux yuppie avide de statut et de pouvoir sombre dans l’excès – un thème déjà abordé dans des films comme "Wall Street" (1987). Résultat: la tendance a commencé à s’inverser et le style business chic a peu à peu cédé la place au business casual.
Le champagne, les huîtres et les perles s’accordent mieux avec une cravate qu’avec un hoodie et des sneakers.
Dans les années 1990, les cravates de mon père gisaient, oubliées, dans une boîte au fond de son placard, témoins d’une époque révolue. Le prince Claus des Pays-Bas entre dans la légende quand il invite les hommes du public devant lequel il prononce un discours à se débarrasser du joug qu’ils portent autour du cou. Sous les applaudissements, il dénoue sa cravate et la laisse tomber au sol.
Chaque jour prend des airs de casual Friday et les chefs d’entreprise comprennent qu’il est temps de s’en débarrasser pour afficher une image progressiste. Et cela avant même l’avènement des tech bros - Steve Jobs, avec son col roulé, et Mark Zuckerberg, adepte des t-shirts. Le chef d’entreprise contemporain est relax: le casual s’impose.
Tout le monde le sait: ce qui est mainstream ne peut pas être cool. Will Welch, journaliste de mode pour GQ, qui a renoué avec son amour pour la cravate depuis la pandémie, l’explique parfaitement: "Je me souviens très bien d’une photo du sommet du G7 de 2022. Tous les dirigeants mondiaux posaient en costume bleu et chemise blanche hors de prix. Le jour où cette photo a circulé sur Twitter, je portais une cravate. J’ai ressenti comme une confirmation: peu importe ce qu’ils font, je choisirai toujours la direction opposée."
Champagne, huîtres et perles
Le casual et le streetwear sont morts -et ce constat ne provient pas seulement d’une journaliste de mode adepte de la cravate. Les chiffres confirment également cette évolution: sur le site américain de seconde main The RealReal, les ventes de la marque de streetwear Supreme ont chuté de 25%, celles d’Off-White de 34% et celles d’Air Jordans de 35%. Parallèlement, la demande de cravates a bondi de 51%. Cette dynamique est en partie portée par la génération Z, entrée sur le marché du travail après le confinement, sans jamais avoir connu la contrainte des stricts codes vestimentaires corporate et qui se délecte aujourd’hui d’une mode à la fois ludique et élégante -et sans obligation.
Pour les observateurs, les signes sont clairs: une aspiration à un mode de vie plus raffiné se fait à nouveau sentir. Les céramiques artisanales d’il y a quelques années cèdent la place à un design brillant. Là où dominaient les bars en Mortex émerge aujourd’hui l’esthétique vieux chic de marque d’arts de la table Gohar World qui propose des presse-citron en argent en forme de cygne. Un univers fantasmé, inspiré par l’atmosphère de ‘Saltburn’ et ‘Succession’, évoquant une certaine nostalgie pour des époques empreintes d’élégance. En effet, le charme de la cravate s’accorde bien mieux avec cette esthétique de champagne, d’huîtres et de perles qu’un hoodie accompagné de sneakers.
Touche de modernité
Un fait est resté immuable: portée par ceux dont on ne l’attend pas, la cravate devient un manifeste subversif. C’était déjà vrai dans les années 1930 quand les femmes s’en sont emparées, ou dans les années 1970 et le succès du smoking androgyne d’Yves Saint-Laurent. On l’a également constaté chez les sapeurs congolais des années 1960, qui défiaient leurs oppresseurs en adoptant un style vestimentaire flamboyant. Les ‘mods brittons’ l’ont portée pour affirmer leur opposition aux générations précédentes par le biais de leurs costumes impeccables, suivis par les punks qui, dans les années 1970, l’ont à leur tour détourné en la portant n’importe comment pour défier l’establishment.
Dans un monde où la cravate n’est plus vraiment la norme, la porter peut paraître un geste punk. "La mode est devenue bien trop ordinaire et casual", estime le styliste Jan A.R. Bries. "Plus personne ne fait d’efforts, l’esthétique a changé. Et dès qu’un style devient trop commercial ou accessible, cela finit mal en général." Pour Bries, les cravates sont très intéressantes: "C’est un accessoire accessible à tous et qui offre de nombreuses possibilités. Même si, ces derniers temps, je la vois beaucoup dans des éditoriaux de mode et sur les catwalks de Paris et Milan, je suis convaincu que la jeune génération des grandes villes belges finira par l’adopter à son tour. Sans hésiter, ces jeunes gens osent affirmer leur style."
Bries préfère la cravate à l’ancienne, mais avec une touche de modernité. "Les femmes peuvent la porter avec un costume oversized, une tenue qui dégage une certaine puissance féminine. La cravate apporte également une touche intéressante et inattendue aux tenues des femmes d’une cinquantaine d’années. Quoi qu’il en soit, je considère la cravate comme l’un des accessoires majeurs de ces derniers mois, aussi incontournable pour sublimer une tenue qu’un sac ou une paire de chaussures. En ce sens, elle est devenue un nouvel accessoire indispensable." Cependant, il pense que les hommes mettront un peu plus de temps à l’adopter pleinement. "Les femmes sont un peu plus rapides à intégrer les nouvelles tendances", observe-t-il.
Cravate et col en V
Bjorn Ghyselen aussi a remarqué le retour en force de la cravate. Ce mois-ci, sa marque de maroquinerie, Peterselie Bruxelles, a lancé une ligne de cravates aux couleurs éclatantes, produites en Italie, qu’il envisage dans un esprit preppy. «L’idée de la cravate m’est venue en observant de plus en plus de jeunes gens qui s’en emparent de manière novatrice: ils ne la réservent plus au costume classique, mais l‘associent également à des tenues du quotidien, comme sous un pull à col en V.
Fayçal El Ouamari, de la boutique vintage Prose Studio à Ixelles, confirme: "L’air du temps est clairement en faveur de l’élégance. En ce moment, les blazers se vendent aussi bien que les T-shirts blancs." Ses clients, dont de nombreux amateurs de streetwear siglé Y2K, se tournent de plus en plus vers les vêtements sur mesure, affichent un intérêt croissant pour les mocassins et se laissent plus volontiers tenter par une cravate lors des occasions plus festives.
Les analystes, distributeurs et autres acteurs du monde de la mode sont de plus en plus convaincus que la cravate mériterait une présence plus affirmée dans le paysage urbain: "Elle ajoute une touche délicieusement sophistiquée. Quand j’en porte une, je sais d’avance que je vais passer une bonne journée."