Lady Dior

La femme la plus importante de la mode est aussi celle qui doit faire oublier le Belge Raf Simons…

La nuit tombe sur Paris. L'élégante avenue Montaigne brille de mille feux. Au premier étage d'une maison à deux pas du siège de Dior, Maria Grazia Chiuri s'allonge sur un divan. La pièce est à prédominance blanche, sol et mobilier gris clair, 'gris Dior', devrions-nous préciser. La directrice artistique, 52 ans, est vêtue d'une robe noire courte et de bottes au genou. Sur la main, elle porte la bague la plus impressionnante qu'il m'ait été donné de voir, plus destinée à un empereur romain ou à une rock star excentrique: un aigle qui étire les ailes de chaque côté pour couvrir ses doigts, décoré d'une énorme perle et d'une série de diamants. Impossible de quitter des yeux ce bijou incroyable. Elle explique que c'est son seul bijou depuis que son appartement romain a été cambriolé. Ce qui ne l'empêche pas d'en rire: " Il y a des choses plus importantes dans la vie!"

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©Sophie Carre

À la dérive
Christian Dior a ouvert sa maison de couture en 1946 et a introduit le 'new look', avec lequel il a créé un nouvel idéal tant pour la mode femme que homme. À sa mort, en 1957, la direction est assurée par des talents au masculin: Yves Saint Laurent, Marc Bohan, Gianfranco Ferré, John Galliano et, jusqu'à l'année dernière, le Belge Raf Simons. Depuis la mi-2016, et pour la première fois, c'est une femme qui occupe le poste convoité de directeur créatif et artistique de la maison Dior: Maria Grazia Chiuri. Cette Romaine s'était fait un nom en toute discrétion chez Valentino où, en tandem avec Pierpaolo Piccioli, elle avait revitalisé ce label en réinventant l'esprit couture pour une nouvelle génération de stars hollywoodiennes. Le duo a créé des silhouettes romantiques aux accents presque médiévaux, comme une manière élégante d'inverser la tendance des tenues sobres et des talons plats. Les accessoires qu'ils ont imaginés sont devenus des classiques modernes, comme les ballerines cloutées, et ils ont fait le succès commercial du label italien.

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C'est ce dernier élément qui n'est pas passé inaperçu: aujourd'hui, Maria Grazia Chiuri est peut-être la femme la plus importante du monde de la mode. "Quand j'ai commencé à travailler dans ce secteur, j'étais à mille lieues d'imaginer que je serais un jour directrice artistique", relativise Maria Grazia Chiuri. "Ni chez Valentino, et encore moins chez Dior. Je n'en avais même jamais rêvé parce que, pour moi, c'était tout simplement impossible. Je trouve que Monsieur Toledano, CEO de Dior Couture, a du courage de m'avoir choisie. Vraiment."

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©Sophie Carre

Tout changer
Voilà maintenant presque six mois que la Romaine travaille chez Dior, ce qui est dérisoire par rapport aux 17 ans qu'elle a passés chez Valentino, précédés de 9 ans chez Fendi. Je lui demande si elle se sent déjà chez elle à Paris. Elle rit: "Chez moi? Non! Je me sens bien ici, mais, chez moi, c'est encore autre chose. Chez moi, je parle italien. Parler français ou anglais, c'est une corvée car je n'ai absolument aucun don pour les langues."

La vérité, c'est que son anglais flirte avec la perfection. C'est impressionnant, sachant qu'elle ne s'y est mise qu'en 2008, lors de son arrivée chez Valentino. Sa voix est un peu rauque, elle étire la voyelle du mot anglais 'strange' en expliquant qu'elle trouve sa nouvelle vie plutôt étrange. Et, en effet, elle a dû quasi tout changer pour Dior. La directrice artistique est mariée à Paolo Regini, célèbre fabricant de chemises à Rome, dont elle a deux enfants adultes: Nicolo, 23 ans, est resté à Rome avec son père et Rachele suit une formation artistique à l'Université Goldsmiths à Londres. Elle passe ses week-ends à Rome: "Nous sommes une famille européenne. C'est un sentiment étrange que de rentrer chez soi le soir et de s'y retrouver seule, c'est un peu comme quand on est jeune. J'ai même dû aller chercher des meubles! Notre appartement à Rome est une véritable maison familiale, mais, ici, c'est un flat de célibataire. Parfois, je me demande pourquoi j'achète tout ça, cette nourriture et ces boissons?" Elle hausse les épaules. "Je n'ai qu'un verre à remplir, vous comprenez?"

Ce sérieux changement est un défi qu'elle n'a pas hésité à relever. "Si je n'ose pas me lancer maintenant, quand le ferai-je? Je suis, du moins je l'espère car je voudrais devenir centenaire!, au milieu de ma vie."

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©Sophie Carre

Prédire l'avenir
Cela ne fait pas l'ombre d'un doute: Maria Grazia Chiuri est une femme énergique. Bien que beaucoup le lui aient déconseillé, elle a présenté sa première collection en septembre, quelques semaines seulement après sa nomination chez Dior. Le mois dernier, dans les jardins du Musée Rodin à Paris, elle a démontré que la haute couture était portable. Le 3 mars, elle présentera sa première collection de prêt-à-porter, toujours dans la capitale française.

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Je procède à la manière d'un curateur de musée.Je choisis ce que j'aime tout en montrant mes goûts personnels. Ces deux éléments, je les combine dans ma vision de l'avenir.

Ses premières créations pour Dior ont été l'antithèse des lignes contemporaines étincelantes et des murs couverts de fleurs qu'affectionnait son prédécesseur. Cette attitude a marqué un vent d'innovation que la créatrice souhaite faire souffler sur la vénérable maison. Malgré tout, ses premières collections ont aussi fait référence à ses prédécesseurs. Pour rendre hommage au plus illustre d'entre eux, elle a fait broder des symboles du Tarot sur des jupes en tulle -Christian Dior était très superstitieux et se faisait toujours prédire l'avenir avant un défilé. Elle a repris le motif de l'abeille imaginé par Hedi Slimane et le T-shirt 'J'adore Dior' de John Galliano qu'elle a réinterprété dans une tenue d'escrime classique, comme pour signifier "Il faut se battre pour tout ce que l'on veut dans la vie, mais avec l'escrime, on ne tue pas son adversaire, on le touche au coeur".
"Je procède à la manière d'un curateur de musée", explique-t-elle. "Je choisis ce que j'aime tout en montrant mes goûts personnels. Ces deux éléments, je les combine dans ma vision de l'avenir. Je tiens à communiquer avec la nouvelle génération de femmes, aller de l'avant. Nous devons préparer cette maison pour l'avenir." Elle réfléchit déjà au réaménagement des boutiques Dior à travers le monde, qu'elle trouve "trop froides et désuètes".

Lors du premier défilé de la Romaine pour Christian Dior, tous les mannequins ont pris le catwalk d'assaut avec un T-shirt blanc barré d'un 'We should all be feminists', référence au séminaire TED de l'écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie. Un message neuf qui a le mérite d'être clair: c'est une femme qui tient les rênes de Dior.
Au cours de la conversation, Maria Grazia Chiuri explique que, lors de son entretien d'embauche chez Dior, on lui avait dit que Dior était "féminin", à quoi elle avait réagi en demandant "OK, et qu'est-ce que ça veut dire?"

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Elle s'en explique: "Quand on vous dit ce genre de chose, ça vous rappelle le passé, les années 50. À mon avis, une maison de mode "féminine" devrait pouvoir engager le dialogue avec les femmes. Il ne s'agit évidemment pas de décrire des silhouettes, mais d'établir une relation avec les femmes, de leur faire comprendre que vous ne voulez rien leur imposer, que vous voulez juste les aider à être heureuses, comme disait Monsieur Dior. Les aider à être belles, mais aussi heureuses."
Le bonheur donc. Car Maria Grazia Chiuri s'inquiète. "Quand je vois la façon dont les femmes sont traitées dans le monde, la montée de la misogynie, je suis vraiment très triste. C'est un sujet que l'on ne s'attendait peut-être pas à voir traité ici, mais c'est trop important pour le passer sous silence. C'est comme si nous faisions un pas en arrière. Non, ce n'est pas une bonne époque pour les hommes et les femmes. Je n'imaginais pas que je devrais assister à ça dans ma vie, mais je ne veux surtout pas que mes enfants en fassent l'expérience."

Cool et confortable
S'attaquer à de tels problèmes par le biais d'un label de luxe, c'est chercher la critique. Laquelle, du reste, ne s'est pas faite attendre: Dior doit-il nous dicter un comportement? Peut-être que oui. Et, d'ailleurs, pourquoi pas? Pourquoi les slogans creux seraient-ils autorisés et les slogans politiques, déplacés? Son parti pris féministe avec le T-shirt 'J'adore Dior' de Galliano, mondialement célèbre depuis que Sarah Jessica Parker l'a porté dans 'Sex and the City', c'est sa façon à elle de parler aux femmes de la nouvelle génération, dont Dior doit à tout prix attirer l'attention, elle en est convaincue: "Cela doit se faire d'une manière qui les intéresse, elles."

Au bureau, un jour, ils m'ont demandé deux semaines avant une fête ce que je voulais porter. Deux semaines avant? comment savoir? Je ne sais même pas ce que je vais porter demain!

Lors de ses défilés, le styling choisi est une façon d'interpeller la génération actuelle: jupes en tulle et sweaters brodés, vestes de biker en cuir et sacs cross-body. Faire en sorte que la façon dont les femmes d'aujourd'hui s'habillent s'intègre dans une maison comme Dior. "Quand je travaille sur une collection, j'ai une garde-robe complète à l'esprit", déclare la directrice de création. "Bien sûr, je montre un certain look, mais je voudrais aussi apprendre aux femmes à choisir un vêtement et à le porter avec quelque chose qu'elles trouvent confortable. À cet égard, il est très important d'avoir une idée réaliste de la façon d'être des femmes d'aujourd'hui. Elles veulent être chic et cool en même temps, elles veulent porter quelque chose qui ne nécessite aucun effort et soit confortable et beau. Beaucoup dépend de la façon dont on se sent à un moment donné." Elle rit. Elle explique pourquoi: "Au bureau, un jour, ils m'ont demandé deux semaines avant une fête ce que je voulais porter. Deux semaines avant?" Elle fronce les sourcils. "Comment savoir? Je ne sais même pas ce que je vais porter demain! Si j'ai mal dormi ou si je suis de mauvaise humeur le matin ou, au contraire, si je me sens très heureuse: c'est ça qui détermine ce que je vais choisir dans mon dressing."

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Un peu hippie
La mère de Maria Grazia Chiuri était couturière. Elle a grandi au milieu du tissu, des fils et des essayages. Adolescente, elle aimait le vintage et écumait les petits marchés aux puces de Rome. "Mon style était un peu hippie, un peu bohème: des fleurs, du denim, ce genre de trucs", se souvient-elle. "Comme toutes les adolescentes, je voulais exprimer quelque chose par ma façon de m'habiller, mais je n'imaginais pas une seconde que j'en ferais un jour mon métier."

Elle s'est inscrite à l'Instituto Europeo di Design de Rome, elle aimait les accessoires et s'est mise à dessiner. "Et, peu à peu, j'ai commencé comprendre qu'il n'était pas utopique de penser que je pourrais un jour travailler pour un petit fabricant de chaussures. Voilà comment j'ai trouvé ma voie. Mais, de là à penser que je me retrouverais chez Fendi? J'étais folle de joie!" Elle a travaillé avec les cinq soeurs Fendi qui dirigent la maison et entretient toujours d'excellentes relations avec elles. "Des femmes fortes!" s'exclame-t-elle en riant. "J'estime que j'ai eu de la chance d'avoir pu travailler pour elles. Elles sont fantastiques. Super cool, talentueuses et propriétaires d'une entreprise. Elles m'ont donné beaucoup d'opportunités: pour moi, c'était la formation parfaite."

C'est chez Fendi qu'elle rencontre Piccioli, avec qui elle poursuit sa route chez Valentino à partir de 1999. Pendant des années, elle a continué à travailler sur les accessoires, tout en grimpant peu à peu les échelons qui mènent au sommet. "C'était ma passion, je ne me limitais pas aux rôles que l'on me confiait", ajoute-t-elle en secouant la tête, comme si elle voulait nier quelque chose. "Les autres vous considèrent différemment quand vous grimpez dans la hiérarchie, mais, moi, j'étais toujours la fille qui avait commencé à travailler dans la mode. Ce n'est pas le titre qui compte. Ce qui compte, c'est ce que vous faites, l'histoire que vous voulez raconter." La sienne continue à s'écrire.

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