"Faire en sorte que chaque personne impliquée dans l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement gagne un salaire décent est une chose que nous devons pouvoir imposer par des moyens politiques", estime Caterina Occhio.
"Faire en sorte que chaque personne impliquée dans l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement gagne un salaire décent est une chose que nous devons pouvoir imposer par des moyens politiques", estime Caterina Occhio.
© Charlie De Keersmaecker

Le combat de Caterina Occhio pour amener les entreprises à produire de manière durable et éthique

Faire quelque chose de bien, voilà ce qu’avait en tête Caterina Occhio quand elle a quitté son job à la Commission européenne. Depuis, elle a lancé sa marque de bijoux SeeMe et aidé des entreprises à produire de manière plus durable et éthique. "Made in dignity est le label que j’aimerais voir sur les vêtements", dit-elle.

Par souci de clarté, définissons d’abord ce que nous entendons par "durabilité". "Je n’aime pas ce terme, car il est devenu un mot éculé et vide de sens. Quand j’ai commencé à travailler pour la Commission européenne à Bruxelles, il y a 30 ans, ce terme n’existait même pas! De plus, si le grand public semble progressivement convaincu du fait que le climat doit être une préoccupation majeure, il oublie tout le reste."

"Un peu de durabilité, ça ne suffit plus. C’est comme être ‘un peu mort’ ou ‘un peu enceinte’: c’est impossible."
Caterina Occhio
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Je préfère parler de responsabilité: la responsabilité sociale des entreprises, qui va bien au-delà de l’écologie. Qu’en est-il de la composante sociale de nos entreprises? Prenons ce verre d’eau. Devons-nous nous contenter de savoir qu’il a été fabriqué à partir de verre recyclé? Non, ce n’est pas suffisant. Qui a fabriqué ce verre? Dans quelles conditions salariales? Et le producteur, au Vietnam, ne s’est-il pas rendu coupable de corruption? Cette entreprise paie-t-elle correctement ses impôts? Autant de questions qu’on peut mettre dans la balance en tant que consommateur, mais on nous jette constamment de la poudre aux yeux. Le manque de transparence constitue à mon avis le plus gros problème. Un peu de durabilité, ça ne suffit plus. C’est comme être ‘un peu mort’ ou ‘un peu enceinte’: c’est impossible."

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"Lorsque je suis invitée par des marques, j’en viens souvent au budget marketing. Mais faire des affaires de manière durable et responsable n’est pas une question de marketing. Ce n’est pas la cerise sur le gâteau, ça doit être à la base du projet. Aujourd’hui, on voit des entreprises qui éteignent des incendies dès qu’il y a un sujet brûlant: MeToo, BLM, LGBT... C’est pourquoi je dis: assurez-vous que l’éthique et l’écologie sont le fondement de votre entreprise, il y a là énormément à gagner. Les jeunes d’aujourd’hui sont les consommateurs de demain: ils n’accepteront plus cette situation."

Caterina Occhio (Naples, 1970)

Diplômée en sciences politiques, géopolitique et relations internationales (Naples et Bruxelles).
A travaillé pour la Commission européenne de 1996 à 2011 et dirigé des projets de développement pour les Nations unies, comme le programme de l’Onudi pour les entreprises sociales en Méditerranée.
A fondé sa marque de bijoux SeeMe en 2013.
Est consultante en durabilité pour des marques de luxe telles que Maison Alaïa et Chloé. A accompagné Chloé pour l’obtention de la certification B-Corp.
A lancé une ligne de bijoux avec Missoni en 2017 et avec Chloé en 2021 au profit de l’Unicef.
Siège au conseil d’administration de la World Fair Trade Organisation (WFTO) Europe. Vit à Amsterdam.

Vous travaillez principalement pour des maisons de mode de luxe, comme Chloé et Alaïa. Sont-elles par définition plus durables que les marques de masse?

En principe oui, mais malheureusement, toutes les marques de luxe ne travaillent pas de manière responsable. En tant que consommateur, vous devez toujours vous tenir informé. Faire confiance, mais vérifier, telle est ma devise. Disons que les marques de luxe accordent effectivement davantage d’attention à la qualité de leur chaîne d’approvisionnement et des matières premières et que la pression poussant à lésiner sur chaque centime dans le processus de production est un peu moins forte.

Chaque jour, la consultante en développement durable Caterina Occhio essaie de faire mieux, soit plus éthique et plus durable.
Chaque jour, la consultante en développement durable Caterina Occhio essaie de faire mieux, soit plus éthique et plus durable.
© Charlie De Keersmaecker

Investir dans des pièces qui durent des années constitue la base de la consommation responsable. C’est la célèbre devise de Vivienne Westwood: "Buy less, choose well, make it last". L’idée d’entrepreneuriat circulaire est ancrée dans la valeur des labels de créateurs, car un article de luxe ne rejoint pas la montagne de déchets après une saison. Il suffit de voir comme les sacs de designer de seconde main conservent leur valeur. Ce n’est pas un hasard si Kering (le groupe qui possède des marques telles que Gucci, Yves Saint Laurent ou Balenciaga) a acquis une part minoritaire de Vestiaire Collective, la plateforme de revente d’articles vintage haut de gamme.

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Autre point qui n’est d’ailleurs pas non plus sans importance: dès le début, Vestiaire Collective a décidé de ne pas accepter les retours. À l’époque, c’était un énorme statement concernant notre comportement de consommateur, quand on sait que plus de 50 % des marchandises achetées en ligne sont retournées et qu’un tiers d’entre elles ne sont jamais remises en vente. En termes de transport et de gaspillage, c’est un désastre écologique.

Maintenant, toute la pression repose sur les consommateurs, qui doivent faire les "bons" choix. Cette tâche ne devrait-elle pas incomber davantage aux pouvoirs publics? Au lieu de devoir effectuer des recherches pour savoir si mes baskets ont été fabriquées par des enfants, je préfère que le travail des enfants soit interdit, non?

Absolument. Et vous donnez là un bon exemple, car les baskets sont un des produits les plus complexes à fabriquer. Si vous essayez de retracer qui a été impliqué dans la fabrication d’une seule paire de ces chaussures de sport, des matières premières à la production, la distribution et la vente, vous êtes déjà sur trois ou quatre continents différents. La traçabilité et la transparence sont extrêmement difficiles, et c’est ainsi que les marques effacent toute responsabilité. Je participe à une campagne #goodclotherfairpay soutenue par "fashion revolution". Cette campagne a été lancée après l’effondrement de l’usine de confection Rana Plaza au Bangladesh, en 2013. Notre objectif est d’avoir un million de signatures pour faire adopter une nouvelle législation qui imposera des salaires décents dans toute l’industrie de la mode par le Parlement européen. Nous devons obliger les entreprises à être transparentes sur l’ensemble de leur processus de production. Actuellement, elles assument leur responsabilité uniquement pour leurs employés directs. Pour le reste, elles se cachent derrière un enchevêtrement de sous-traitants et de sous-fournisseurs. Faire en sorte que chaque personne impliquée dans l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement gagne un salaire décent est une chose que nous devons pouvoir imposer par des moyens politiques. Attention, je ne parle pas ici de salaire minimum, mais d’un vrai salaire, avec lequel on peut construire une vie. "Made in dignity" est le label que j’aimerais voir sur les vêtements et les chaussures.

SeeMe crée des bijoux avec de grands cœurs, en argent ou en plaqué or, réalisés à la main. La plupart des bijoux sont fabriqués à partir de métaux recyclés.
SeeMe crée des bijoux avec de grands cœurs, en argent ou en plaqué or, réalisés à la main. La plupart des bijoux sont fabriqués à partir de métaux recyclés.

Nous sommes séduits en masse par des labels qui nous promettent des produits écologiques, conscients, équitables, circulaires et respectueux de la planète. Que pouvons-nous croire?

L’application "Good on You", qui attribue une note de durabilité aux marques de mode, a calculé qu’au moins 50% des déclarations des entreprises sont du greenwashing. Et cela ne s’arrête pas là: il y a aussi le fairwashing de la part d’entreprises qui prétendent payer des salaires équitables, ainsi que le genderwashing, parce qu’il est bon de prétendre qu’on soutient les femmes, alors que l’industrie de la mode affiche un écart salarial de 35% entre les hommes et les femmes.

Vous ne pouvez pas laisser la diligence raisonnable aux seuls consommateurs finaux. Nous devons être conscients et nous informer, mais c’est aux politiciens et au monde des entreprises qu’il revient de tracer les lignes directrices. En France, Adidas a été condamné à une amende par le Jury de déontologie publicitaire (JDP) pour avoir utilisé de fausses allégations quant à leur caractère écologique. C’était une étape importante, et le greenwashing sera traité plus durement à l’avenir. Vous ne pouvez pas inscrire sans le moindre fondement écologique sur votre emballage, avec un logo représentant une feuille verte.

Je suis prudemment optimiste. Au Royaume-Uni, Microsoft Bing a lancé un moteur de recherche qui filtre les résultats en fonction du critère "Good on You". Un "Ethical Shopping Hub", selon leurs propres termes. Oui, ça commence à bouger. Toutes les entreprises n’ont pas encore compris qu’elles sont coincées entre deux mouvements: la législation deviendra plus stricte et les consommateurs, de plus en plus critiques. Cela va lentement, beaucoup trop lentement si vous voulez mon avis, mais c’est inéluctable. C’est le message difficile que je communique aux entreprises. Le souci de la durabilité n’est pas un chouette petit extra: c’est une nécessité pour leur survie.

Vous êtes vous-même passée de la politique aux affaires. Pensez-vous avoir ainsi davantage d’impact et de pouvoir?

Absolument. Je crois au pouvoir du secteur privé. Prenez la certification B-Corp, par exemple: ce sont les entreprises qui s’engagent de manière totalement volontaire à faire mieux, en partant de la conviction que l’on peut être rentable en agissant de manière utile. Alors que ce devrait être les pouvoirs publics qui imposent des règles strictes.

 SeeMe est une société qui permet à ses employées, venues d’un centre d’accueil, de retrouver leur dignité.
SeeMe est une société qui permet à ses employées, venues d’un centre d’accueil, de retrouver leur dignité.

Mais vos motivations pour entrer dans l’industrie de la mode étaient plutôt de nature personnelle...

C’est vrai. Mon changement de vie est dû à une rencontre. Je dirigeais un projet du ministère néerlandais des Affaires étrangères en faveur des victimes de violence familiale en Turquie. Dans un centre d’accueil, j’ai rencontré une jeune fille de 14 ans. Elle était enceinte suite à un inceste. Elle avait fui sa famille et n’avait rien d’autre qu’un lit dans un triste dortoir. Au-dessus de son lit, elle avait collé une couverture de Vogue: ça m’a frappé. Le contraste entre ces conditions misérables et cette photo glamour était comme le signe d’un espoir d’une vie meilleure.

Maintenant, on peut discuter de la question de savoir si un magazine de mode offre les meilleurs modèles pour une jeune fille, mais, moi, j’y ai vu la preuve que cette fille osait rêver. Quand vous êtes privé de vos droits fondamentaux, quand vous ne pouvez pas vous exprimer comme vous le souhaitez, quand vous ne pouvez pas décider de ce qui arrive à votre corps, la mode peut être un symbole très puissant. Elle représente la liberté, l’expression, l’évasion.

Vous avez donc quitté votre emploi pour vous lancer dans la création de bijoux?

Ça couvait depuis un certain temps déjà, bien sûr. Dans mon travail, je gérais de beaux grands projets avec des budgets de plusieurs millions d’euros, mais la bureaucratie me gênait parfois. On regarde des feuilles de calcul avec des chiffres et on rédige des plans stratégiques, mais il m’arrivait de ne plus parvenir à me représenter le visage des personnes qui devaient en bénéficier. C’était trop abstrait. Je ne voulais pas simplement parler de changement, je voulais apporter une différence tangible et concrète dans la vie des gens. J’ai donc vendu ma maison, quitté mon job et lancé la marque de bijoux SeeMe.

"L’argent est à la base de tout: si une femme dispose d’un revenu stable, elle peut faire ses propres choix, payer son loyer et s’occuper de ses enfants."
Caterina Occhio

Je ne voulais pas lancer un projet caritatif, mais une véritable entreprise. Je travaille avec des femmes d’un centre d’accueil, à Tunis. Dès le premier jour, je les ai employées et formées en orfèvrerie. Nous fabriquons des bijoux avec de grands cœurs en argent ou en plaqué or, pour communiquer que seul l’amour peut briser la chaîne de la violence. C’est vrai, ça peut sembler mièvre, en plus je n’ai jamais été une fille girly -je préfère un style vestimentaire plutôt masculin- et voilà que j’avais une marque de bijoux avec des cœurs. La devise de SeeMe est une triade: beautiful, meaningful, profitable. L’argent est à la base de tout: si une femme dispose d’un revenu décent et stable, elle peut faire ses propres choix, payer son loyer et s’occuper de ses enfants. En fabriquant quelque chose de ses mains, elle retrouve sa dignité, ce que les actions caritatives ne permettent pas toujours.

Caterina Occhio pense que l’entreprise peut être une "force for good", soit le moteur d’un impact positif.
Caterina Occhio pense que l’entreprise peut être une "force for good", soit le moteur d’un impact positif.
© Charlie De Keersmaecker

SeeMe est une success story et vous avez fait figure de pionnière de l’entrepreneuriat social. Vos cœurs ont été portés par Nicole Kidman, Angela et Rosita Missoni, la journaliste de mode Suzy Menkes. Mais, pendant la pandémie, vous avez frôlé la faillite...

Jusqu’à ce que mon entreprise soit sauvée par une princesse... Je pourrais raconter cette histoire cent fois avec autant de fierté, car elle est vraiment miraculeuse. L’industrie de la mode a été la première à être frappée de plein fouet par la pandémie. À partir de mars 2020, nous avons constaté que tous les paiements étaient gelés et les commandes annulées. Plus un seul euro ne rentrait, mais je voulais continuer à payer les salaires de mes collaboratrices. Toutes mes économies y sont passées et j’ai envoyé un mail à mon propriétaire pour lui demander si je pouvais obtenir un report de paiement de loyer. Puis, le 27 avril, jour de la fête du Roi aux Pays-Bas, à minuit, une commande en ligne est arrivée sur notre site Web sans crier gare. C’est bizarre, me suis-je dit. Dans la matinée du 28, j’ai vu que des commandes pour plus de 3.000 euros étaient rentrées. Que s’était-il passé? J’ai appris que la princesse héritière Amalia avait porté une paire de boucles d’oreilles SeeMe à la télévision. Et ce n’est pas tout: elle avait raconté l’histoire de SeeMe, afin d’attirer l’attention sur la problématique de la violence familiale qui s’était aggravée pendant le confinement. Notre princesse est bien consciente du fait que tout ce qu’elle porte est observé et commenté avec la plus grande attention, et elle a utilisé cette attention pour la bonne cause. C’est le pouvoir de la mode: tout ce que vous portez et communiquez a un impact. D’ailleurs, elle portait à nouveau un collier SeeMe sur les photos du portrait officiel réalisé pour son dix-huitième anniversaire. Et c’est ainsi que la princesse a sauvé mon entreprise. Aujourd’hui, les affaires sont meilleures que jamais.

Je ne sais pas comment elle a découvert notre marque, ce n’était pas un coup marketing. Ce que je sais, par contre, c’est que le bouche-à-oreille est extrêmement puissant. Je suis douée pour le réseautage et les contacts. Et je suis tellement motivée que je n’ai cessé de frapper à toutes les portes pour raconter l’histoire de SeeMe, pour être entendue. J’ai peut-être eu de la chance, mais il faut surtout être prêt à saisir sa chance quand elle se présente. Et il y a surtout beaucoup de travail derrière tout ça.

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