Paul Smith, fondateur de la marque de mode éponyme, parle de ce qui le fait se lever de sa chaise "Cab": boire du vin avec Lucian Freud, Fausto Coppi et nager à 5 heures du matin.
Paul Smith (77 ans)
- Designer de mode britannique.
- A fondé son label Paul Smith en 1970.
- Est présent dans plus de septante pays.
Quelle est la chaise de votre vie?
"La chaise 'Cab' que le designer Mario Bellini a conçue pour Cassina. J'en ai chez moi, dans mes bureaux à Londres et dans certains magasins. Elles sont en cuir de selle tendu sur une structure en acier, exactement comme un vêtement. Mes 'Cab' sont comme une paire de chaussures, un jeans ou une veste en cuir: plus elles vieillissent, plus elles ont du caractère."
Qui aurait sa place au dîner de vos rêves?
"Je voudrais qu'il y ait deux groupes de personnes à ma table. À gauche, des designers italiens légendaires comme Mario Bellini, Giò Ponti, Achille Castiglioni et Vico Magistretti. Ensuite, au centre, mon épouse Pauline et moi. Et, à notre droite, de mon côté, quelques figures historiques du cyclisme comme Jacques Anquetil et Fausto Coppi, un coureur qui buvait des espressos pour affronter les étapes de montagne les plus difficiles. Comme je suis un cuisinier épouvantable, je préférerais confier la préparation du repas à mon ami Jamie Oliver, que je connais depuis qu'il a dix-huit ans."
Savez-vous rester assis?
"Au bureau, je suis une vraie pile électrique. Je me promène, je suis curieux et j'observe. Comment je me détends? Le matin, entre 5h00 et 5h30, je vais nager. Ensuite, je vais au bureau et j'écris des cartes postales aux personnes qui m'ont envoyé quelque chose de sympa. J'ai dû poser pour James Lloyd pour qu'il réalise mon portrait – il est exposé à la National Portrait Gallery: ce fut une épreuve! Mon ami Lucian Freud était connu pour faire poser les gens encore plus longtemps: je n'aurais jamais eu la patience de poser pour lui. Je l'ai rencontré dans le restaurant de Londres où nous mangions régulièrement tous les deux. Il me demandait fréquemment de le rejoindre à table. Une fois, nous avons bu ensemble une bouteille de Mouton Rothschild hors de prix. Heureusement pour moi, c'est lui qui l'a payée!"
Sur la chaise de qui aimeriez-vous vous asseoir?
"Sur celle de Frank Lloyd Wright ou de Le Corbusier. L'architecture est ma passion: j'ai une chronique à ce sujet dans le magazine Domus. Saviez-vous que Wright concevait l'entrée de ses bâtiments expressément très basse pour qu'on soit comme aspiré à l'intérieur? Et saviez-vous qu'en contrebas de la Hollyhock House à Los Angeles, il avait dessiné un étang qui se prolongeait à l'intérieur pour que les poissons puissent choisir où nager? Sur le plan créatif, Wright et Corbu étaient des génies, mais sur le plan humain, ils n'étaient pas fréquentables. Je préfère leur œuvre à leur biographie."
Qu'est-ce qui vous a fait récemment tomber de votre chaise?
"Quand, en novembre 2019, le conservateur Laurent Le Bon est venu me demander si je voulais être le commissaire d'une exposition au Musée Picasso. Je ne suis pas un expert de Picasso, mais j'ai alors découvert des parallèles entre Picasso et moi. Pas pour les femmes, mais pour sa façon excentrique de penser et son obsession des influences nouvelles, même s'il a toujours reconnu que Cézanne et Monet avaient été ses maîtres. Les créateurs de mode contemporains sont parfois si snobs qu'ils prétendent ne pas regarder le passé."
"Cab"
La chaise "Cab" a été créée en 1977 par le designer italien Mario Bellini (°1935). Cette chaise est en cuir de selle tendu comme un vêtement sur une structure en acier.
Le travail de Bellini a fait l'objet d'une rétrospective en 1987 au MoMa de New York. Son travail connaît un retour en grâce: la série "Le Bambole" (1972) ou le sofa "Camaleonda" (1970) sont à nouveau recherchés.
Pour la série "Cab" de Cassina, Bellini a conçu différents modèles: chaises de bureau et de salle à manger, fauteuil, table, lit et tabouret de bar.
Pour qui gardez-vous votre place au chaud?
"Ce n'est que récemment que j'ai commencé à réfléchir à la transition. Dans mon équipe, il y a un manager et un créatif qui, je l'espère, pourront continuer à faire vivre la marque quand je ne serai plus là. Rien n'est figé; comme tout le monde, je suis remplaçable. Je n'envisage pas un scénario dans lequel, tous les trois ans, un nouveau directeur artistique prendrait la barre. Ce genre de jeu de chaises musicales doit être dévastateur pour les jeunes créateurs qui le vivent, comme ça peut être le cas chez les grandes marques de mode."
À qui attribueriez-vous une chaire?
"À Yves Saint Laurent et son partenaire, Pierre Bergé. J'ai rencontré Yves à la fin de sa vie: c'était un vrai couturier, qui connaissait la coupe, l'ajustement et la construction. Aujourd'hui, de nombreuses marques de mode de luxe sont dirigées par des stylistes. Et Pierre Bergé était un de nos bons clients. Quel goût ils avaient tous les deux! J'ai eu la chance de visiter leur maison de Marrakech. Leur manière de combiner les motifs et les couleurs – du bleu avec du vert! – était très inspirante."