Le momentum du créateur belge Glenn Martens

Le New York Times vient de le désigner "premier grand designer de 2022". Après avoir enchaîné trois collections en un mois, dont une pour Jean-Paul Gaultier, le Belge Glenn Martens fait sensation dans le monde de la mode.

Trois collections de tous les superlatifs, le tout en un mois à peine, ont mis le nom de Glenn Martens sur toutes les lèvres. Les initiés, dont Rihanna, fan de la première heure, avaient déjà repéré le Belge, moteur créatif de la marque culte française Y/Project. Aujourd’hui, grâce au succès de sa première collection automne-hiver 2022 pour le label italien de jeans Diesel, le grand public est enfin au rendez-vous. Pourtant, le temps fort de la saison de Glenn Martens a été sa collection haute couture pour Jean-Paul Gaultier. "Je ne veux pas écouter les autres. Je pense toujours que je peux faire mieux ou différemment."

Glenn Martens n’a pas raté son entrée en tant que guest designer de la collection couture de Jean Paul Gaultier, preuve, s’il en fallait, qu’il excelle dans l’esthétique, comme dans le conceptuel.
Glenn Martens n’a pas raté son entrée en tant que guest designer de la collection couture de Jean Paul Gaultier, preuve, s’il en fallait, qu’il excelle dans l’esthétique, comme dans le conceptuel.
©Arnaud Lajeunie
Publicité
Publicité

Jour un, 13 heures. C’était le premier grand défilé de la semaine de la mode à Milan. Cinq énormes poupées gonflables vêtues de jeans trônent dans le vaste hangar. Autour d’elles, toutes les places assises sont occupées. L’actrice Julia Fox est au premier rang. Et c’est Renzo Rosso en personne (dont le conglomérat Only the Brave possède Diesel, Maison Margiela, Marni et Jil Sander, entre autres) qui présente le défilé Diesel tout sourire.

Cette présentation de la collection Automne-Hiver 2022 était déjà le troisième des trois défilés de Glenn Martens depuis le début de l’année. Des défilés qui ont propulsé le Belge de 38 ans du statut de créateur de niche, principalement apprécié par les initiés, à celui de premier grand créateur de l’année 2022.

Le 19 janvier avait eu lieu le défilé de la collection homme et femme de Y/Project, marque culte française dont Martens est le directeur artistique depuis 2013. Tops, jupes et pantalons sérigraphiés de torses masculins et de bustes féminins; hauteurs de pantalons ou de jupes apparemment aléatoires: tout semblait incarner sa vision du genre et de l’identité, large débat d’actualité, s’il en est.

Une semaine plus tard, Martens présentait sa toute première collection couture, pour Jean Paul Gaultier, en tant que créateur invité: il y dévoilait des robes de bal si volumineuses qu’elles évoquaient la mer écumante et des robes de sirène faites de lacets de soie déchiquetés formant un corset 

Publicité
Publicité

Et, trois semaines plus tard, c’était au tour de la collection Diesel automne-hiver 2022 et ses incroyables interprétations du jean: tufté, effiloché, assemblé, chromé ou recyclé... Bref, le denim présenté était pour ainsi dire réinventé. Bluffant!

Glenn Martens, dans les ateliers de Diesel, vêtu de son habituel uniforme de travail.
Glenn Martens, dans les ateliers de Diesel, vêtu de son habituel uniforme de travail.
©Alessandro Grassani / The New York Times

Le designer n’est pas le premier à travailler pour plusieurs marques simultanément. Jonathan Anderson l’a fait en menant de front JW Anderson et Loewe; Raf Simons, sa propre marque et Prada. Mais Glenn Martens est le premier à collaborer avec le même succès pour des maisons en apparence très différentes. "Le défilé Diesel m’a fait monter les larmes aux yeux", déclarait Rosso rétrospectivement. "La façon dont Martens utilise les jeans c’est du jamais vu." Et l’entrepreneur sait de quoi il parle.

Quand Martens a été nommé président du jury mode de la 37ème édition du Festival de Hyères (2022), le festival international de la mode et de la photographie qui est à cet univers ce que Cannes est à celui du cinéma, le créateur avait déjà accompli sa métamorphose: il n’était plus cet esprit génial et loufoque, mais un grand designer extrêmement complet. Aujourd’hui, tout le monde le suit de près, ce qui pose la question suivante: que va-t-il encore nous montrer?

Trop excentrique

"Nous n’avons jamais annoncé que nous ferions de belles silhouettes", a déclaré tranquillement le Belge au début du mois dernier. "La majeure partie de ce que nous faisons est destinée à repousser les limites. Dans le passé, beaucoup réagissaient en demandant pourquoi?" Il faisait allusion à son travail pour Y/Project, lors d’une réunion Zoom depuis son bureau parisien. À l’écran, un Glenn Martens mal rasé portant son uniforme: un vieux pull noir acheté dans un outlet à Londres, un jean noir, une casquette de baseball délavée, deux colliers, une boucle d’oreille et deux bagues.

©Alessandro Grassani

"Le label Y/Project existait depuis un moment déjà", a-t-il expliqué. "Présenter ce design expérimental et se montrer aussi rebelle, ça ne parlait à personne. Trop excentrique, trop bizarre, trop tout: au troisième coup d’œil, les gens faisaient une attaque." Et aussi: "Pendant les essayages, même mes collaborateurs se demandaient si on allait vraiment faire ça."

Fondé en 2010 par le créateur Yohan Serfaty, Y/Project était au départ un label de mode pour homme, fait de silhouettes sombres et lugubres. Suite au décès de Serfaty trois ans à peine après le lancement, son partenaire commercial, Gilles Elalouf, a demandé à la Chambre syndicale, l’organe décisionnel du monde de la mode française, de lui recommander quelqu’un pour reprendre le pôle création. Aujourd’hui, Glenn Martens justifie ce choix par une raison toute simple: "J’étais le moins cher."

Jeans Porte-jarretelles

Martens a étudié à l’Académie de la mode d’Anvers, où ses débuts n’ont pas été faciles, loin de là. Il témoigne: "J’étais toujours au bord de l’échec." Ce départ en dents de scie ne l’a pas empêché de terminer à la meilleure place de sa promotion et de décrocher un job chez Jean-Paul Gaultier. Dans un deuxième temps, il crée son propre label. "J’étais un très mauvais assistant", reconnaît-il. "Je n’ai pas une once de patience. Je ne veux pas écouter les autres. Je pense toujours que je peux faire mieux ou différemment."

Une jupe en chutes de tissus de la collection diesel automne-hiver 2022.
Une jupe en chutes de tissus de la collection diesel automne-hiver 2022.
©Courtesy of Diesel

Lorsque l’offre de Y/Project arrive, il laisse tomber son label et lance la ligne femme, qu’il dirige comme s’il faisait une expérimentation perpétuelle, amenant toujours de nouvelles idées. Chaque saison commence de la même manière: l’équipe créative au grand complet s’assied autour de la table pour échanger idées et croquis, à la recherche de nouvelles façons de faire des vêtements. Par exemple, elle se
demande comment jouer avec différents revers sur le même vêtement, comme s’il s’agissait de deux vestes en une. Elle découpe les jeans au niveau des cuisses puis réassemble le tout, si bien que le résultat ressemble à des porte-jarretelles, voire des couches. Elle utilise du fil pour transformer les ourlets et les revers en sculptures. Le résultat de toutes ces recherches est rafraîchissant et totalement nouveau, souvent drôle aussi. Le genre de création que l’on regarde deux fois plutôt qu’une et qui déclenche un buzz de feu sur les réseaux sociaux.

Y/Project est aussi le genre de label qui exerce une grande influence sur le monde de la mode et les autres créateurs, une influence nettement supérieure à ses ventes. En 2020, Rihanna et Céline Dion sont toutes les deux apparues en pantalon découpé Y/Project, alors que le label n’engrange que quelques millions d’euros de chiffre d’affaires. Ce montant n’est pas suffisant pour placer son directeur créatif sur la liste des candidats pour une marque de jeans grand public comme Diesel, dont la société mère, OTB, a réalisé un chiffre d’affaires de plus d’un milliard de dollars en 2021.

Donatella Versace

Et pourtant... Renzo Rosso, membre du jury qui a attribué le prix de l’Andam (Association nationale de développement des arts de la mode) en 2017 à Y/Project, et qui a ensuite collaboré avec le Belge pour un projet capsule pour son label Diesel, n’était pas le seul à voir le potentiel de cette étonnante combinaison d’irrévérence et de sens de la couture.

Le créateur confirme qu’il a négocié à plusieurs reprises pour travailler avec Donatella Versace chez Versace et, plus précisément, à l’époque où il était de notoriété publique que l’Italienne cherchait un successeur. N’en ayant trouvé aucun, elle a finalement cédé l’entreprise familiale à Capri Holdings, propriétaire des labels de mode Michael Kors et Kenzo.

Martens affirme également qu’il n’a accepté l’offre de Diesel qu’une fois que Rosso a consenti à lui donner voix au chapitre pour l’ensemble du processus créatif: les collections, évidemment, mais aussi les licences, le marketing et l’aménagement des boutiques.

©Valerio Mezzanotti / The New York Times

Aux yeux du Belge, Diesel représente un objectif différent de Y/Project. "Diesel est beaucoup plus social", explique-t-il. "Pour moi, c’est la seule façon de m’adresser à autant de gens. Qu’ils achètent ou non un produit Diesel ne fait aucune différence: ils vous suivent et vous consacrent de l’attention."

"Ma mère pense que je suis fou. Quand elle voit les vêtements de Y/Project, elle se demande qui va porter ça. Mon frère ne comprend pas non plus; par contre, il achète des fringues Diesel."
Glenn Martens
Designer de mode

Créer pour Diesel a également été une décision très personnelle pour Martens. "Ma mère, qui est infirmière, ne comprend rien à Y/Project", explique le designer. La Brugeoise, qui les a élevés seule, lui et son frère aîné, faisait un peu de nettoyage pendant les week-ends afin d’améliorer l’ordinaire. Ses grands-parents, qui s’occupaient très souvent des deux frères, étaient issus de familles de militaires et se montraient très stricts. Son père était moins présent: il était sculpteur, travaillait avec des miroirs et concevait des vitraux. Glenn pense que son intérêt pour le design lui vient du côté paternel. "Ma mère pense que je suis fou", poursuit-il. "Quand elle voit les vêtements de Y/Project, elle se demande qui va porter ça. Mon frère, qui est pompier, ne comprend pas non plus; par contre, il achète du Diesel."

Un passage de la collection Y/Project automne-hiver 2022 présentée au mois de janvier dernier.
Un passage de la collection Y/Project automne-hiver 2022 présentée au mois de janvier dernier.
©Violeta Santos Moura/Reuters

Glenn Martens raconte que certaines publicités Diesel l’ont fort marqué dans sa jeunesse, notamment la campagne dont le visuel est un baiser échangé entre deux hommes. "C’était peut-être la toute première fois que je voyais ce genre de choses", déclare-t-il. "Je suis sûr que cela aide des gens. En tout cas, moi, ça m’a aidé." Il considère le label de jeans comme une sorte de cheval de Troie d’un état d’esprit ouvert et pionnier, qui a fait son entrée mine de rien dans le monde de la mode mainstream pour apporter la tolérance sociale et la durabilité écologique.

Un bon point pour celui qui se consacre à la mode responsable depuis 2012, quand il a collaboré avec son ex-professeur, Bruno Pieters, pour lancer Honest By, une marque dont le signe particulier était de mentionner pour chaque vêtement l’origine des matières premières et les augmentations de prix. C’est sur ce modèle qu’il a créé la Diesel Library, une collection de vêtements indémodables, fabriqués dans des matières et suivant des procédés écologiques, et dont l’étiquette affiche un code QR pour avoir toute l’info sur son origine. Les chutes de tissus sont également recyclées en nouveaux jeans, sous le nom de "rehab denim". "C’est super chouette", sourit Martens. "On fait des vêtements qu’on pense être bons et dans lesquels ceux qui les portent se sentent à l’aise."

Boulot, dodo

Une semaine normale de Martens, c’est deux jours à Paris chez Y/Project et trois jours en Italie chez Diesel. Il ne trouve pas trop difficile de maintenir un équilibre entre ces deux labels, mais son planning est devenu un peu plus compliqué lorsque la collection pour Jean Paul Gaultier est venue s’y ajouter. Au cours des deux premiers mois de l’année, il n’a eu qu’un seul week-end de libre. Plutôt que d’assister à un concert ou une exposition, il est allé faire du camping, son activité favorite pour se détendre. "Mais j’adore aussi visiter les palais historiques. Mes journées ont été très spartiates: boulot, dodo, boulot, dodo. Éventuellement un verre de vin rouge de temps en temps." Un luxe pour celui qui  se qualifie de "spécialiste des restes en cuisine".

Comme il n’a, pour le moment, ni compagnon ni animal de compagnie, ce n’est pas trop difficile de se consacrer entièrement à son travail. Bien sûr, le fait que le monde de la mode dans son ensemble ait enfin vu ce dont il était capable est également motivant. Les chiffres de vente de Y/Project ont augmenté de façon exponentielle pendant la pandémie. "Notre momentum est enfin arrivé", affirme-t-il. "Maintenant, les gens comprennent. Nous pouvons donc commencer à nous développer."

Sourire en coin

Mais, de préférence, pas trop non plus. "En effet, si l’on commence à devoir traiter les soucis des pré-collections et ce genre de choses chronophages, on risque de perdre son message de vue", explique-t-il. Pour ne pas trop se soucier des chiffres, il espère que le nouveau modèle de sac à main, un sac en fil de fer pouvant être plié dans toutes sortes de formes, deviendra le jackpot de la ligne accessoires. "Et alors, tout le monde pourra avoir un bon salaire, un bel appartement, une vie heureuse et partir en vacances à sa guise", s’exclame-t-il en riant.

Et maintenant, va-t-il donner un nouveau souffle à sa propre marque? Non, voir son nom en haut de l’affiche ne l’intéresse pas. Y/Project lui offre toute la liberté dont il a besoin, et Diesel, toute l’influence dont rêve tout  créateur visionnaire. Mais cette expérience couture pour Jean Paul Gaultier lui a procuré une certaine satisfaction. "Comme pas mal de gens me considéraient comme 'très excentrique', j’étais un peu marginalisé", explique Martens. "Ce n’était pas si grave, mais maintenant que j’ai ces trois plateformes, je peux prouver que je comprends aussi ce que veut le marché, et où je dois pousser les limites ou pas." Et, avec un petit sourire en coin: "J’ai toujours senti que je pouvais le faire, vous savez?"

Publicité