Si cela ne tenait qu’aux Gucci, D&G, Prada et Nike de ce monde réel, nous porterions bientôt tous des cybertenues dans le métavers. Notre journaliste s'est lancée dans l'aventure en ouvrant son dressing numérique.
J’hésite. L’ensemble "Nebula" rouge feu du couturier RRY02 n’est-il pas trop audacieux? Mes amis aimeront-ils le futuriste "Knitted Suit with Corsage and Hat" d’Aschno? Après une demi-heure d’essayage (sans cabine), je choisis la "Fragilaria", une robe très haute couturée de la créatrice ukrainienne Elena Semenenko. Il faut bien l’admettre, la tenue bleue me va comme un gant. De plus, l’épaule gauche et le bas de la robe sont faits de nuages de tulle, et c’est comme s’ils flottaient. Et en y regardant de plus près, on voit que c’est le cas!
Comment est-ce possible? Je n’essaie pas les vêtements dans une vraie boutique. Ma robe "Fragilaria" n’existe que sous forme numérique et peut être achetée pour 70 dollars (environ 60 euros) sur Dress-X, une plateforme de mode virtuelle de Los Angeles. Vous essayez les vêtements sur leur app, où ils apparaissent comme un filtre sur votre corps. Pour l’acheter, vous devez envoyer une photo de vous de haute qualité.
"Please note, this is a digital item, it only exists digitally and will be applied to your photo(s)", avertit le bon de commande. L’espace d’un instant, je m’attarde sur le fait que je paie 70 dollars pour un vêtement que je ne pourrai porter que numériquement, et sur une seule photo. Mais nous sommes en 2022 et c’est ça, la mode à l’ère du numérique!
Le lendemain, je reçois effectivement ma photo avec la robe "Fragilaria" photoshopée sur mon corps. Fièrement, je publie mon premier achat numérique sur Instagram: en quelques jours, c’est ma photo la plus likée. En effet, la robe est superbe et elle me va à ravir. Ma première expérience shopping dans le métavers est un succès.
Les fashion drops passent au numérique
"Cause we are living in a material world, and I am a material girl". Quarante ans plus tard, les paroles de Madonna semblent dépassées: le métavers, dans lequel réalité réelle et virtuelle se fondent de plus en plus, approche à grands pas. Les CD ont cédé la place à Spotify, les DVD ont disparu au profit du streaming, nous rencontrons nos amis en ligne et plus au café du coin. Plus notre alter ego numérique prend de l’importance, plus la question se pose: que porter dans ce métavers?
Pour beaucoup, le fait que notre garde-robe numérique devienne aussi importante que notre garde-robe réelle semble encore étrange. Qui donc achèterait un vêtement qu’il ne pourra jamais porter? Et bien, croyez-moi: plus de gens que vous ne le pensez. Et ils sont prêts à en payer le prix. Bien que la mode numérique n’en soit qu’à ses balbutiements, les marques sont de plus en plus nombreuses à y faire leurs premiers pas.
À la fin de l’année dernière, la marque de sport Nike a racheté le fabricant britannique de chaussures virtuelles RTFKT qui avait proposé 600 paires de chaussures NFT pour 3.000, 5.000 et 10.000 dollars - la paire, précisons-le. Toute la collection est partie en sept minutes et RTFKT a encaissé 3,1 millions de dollars. Les "fashion drops" numériques qui se vendent en quelques minutes sont la règle plutôt que l’exception.
Des maisons de mode établies comme Burberry, Prada et Balmain explorent également le potentiel des collections numériques. Beaucoup sont actuellement des copies de leurs créations réelles, mais, plus les marques de luxe se familiariseront avec la mode numérique, plus elles découvriront le potentiel illimité du métavers.
La collection haute couture numérique la plus chère à ce jour est celle de Dolce & Gabanna. En septembre, la maison de luxe italienne a vendu neuf créations uniques de Domenico Dolce et Stefano Gabbana pour environ 6 millions de dollars. Cinq de ces pièces, dont "The Dress from a Dream", une robe en or sertie de perles étincelantes, étaient également doublées d’un équivalent physique, alors que les quatre autres n’existaient que sous forme numérique. "The Impossible Tiara" est composée de pierres précieuses "introuvables sur terre" et a été vendue pour - tenez-vous bien! - plus de 350.000 dollars.
Il y a une différence importante entre ces pièces haute couture numériques et ma robe de la créatrice Elena Semenenko: elle peut être achetée par n’importe qui, alors qu’il n’y a qu’une seule et unique "tiare impossible" signée D&G. Les maisons de luxe vendent leurs créations numériques sous le nom de NFT (jetons non fongibles), soit des certificats de propriété numériques uniques. Cela signifie-t-il qu’il est impossible de les copier? Non. Mais ce serait comme faire une impression de la Joconde. Tout le monde peut l’acheter, mais l’original de Léonard de Vinci ne se trouve qu’au Louvre. Cette exclusivité, combinée à la rareté des NFT de mode, donne lieu à des prix hallucinants.
Lexique du metavers
◆ Métavers: Univers où nos vies se dérouleront en grande partie dans des environnements virtuels. Nous y apprendrons, travaillerons, jouerons et ferons du commerce.
◆ Réalité virtuelle (RV): Environnement virtuel dans lequel des situations réalistes sont simulées. En portant un casque de RV, on est coupé du monde réel.
◆ Avatar: Alter ego numérique que l’on utilise pour "vivre" dans des mondes virtuels ou dans le métavers.
◆ NFT (non-fungible token): Certificat de propriété numérique unique que l’on peut créer et lier à un objet numérique (image, vêtement, œuvre d’art...). On
l’enregistre ensuite sur une blockchain.
◆ Blockchain: Base de données numérique dans laquelle les transactions sont stockées. Ces transactions peuvent être des échanges d’une monnaie numérique (par exemple, le Bitcoin) ou d’autres données importantes entre deux parties, comme des contrats ou des titres de propriété.
Alter ego énergivore
Certains pionniers de la mode numérique, comme les labels amstellodamois The Fabricant ou anversois Mutani, ont ouvert la voie pour les grandes marques. Ces "rebelles" sont convaincus que la mode numérique entraînera une révolution dans l’univers de la mode. The Fabricant, qui a déjà collaboré avec Adidas et Tommy Hilfiger, a vendu la toute première robe NFT en 2019. La création scintillante, avec certificat d’authenticité numérique généré via la technologie blockchain, est partie pour 9.500 dollars. Un prix qui n’étonne plus personne. Pour sa part, Mutani (prononcer Mútani, presque comme dans "mutiny", soit mutinerie) utilise la mode numérique principalement pour soutenir de jeunes créateurs. Dans l’univers numérique, ils peuvent laisser libre cours à leur créativité sans avoir à se soucier des coûts de production. En travaillant avec des développeurs IT indépendants, Mutani souhaite libérer le créateur de toute contrainte technique.
"En novembre, nous avons lancé la collection de mode virtuelle du créateur Stefan Kartchev", explique Shayli Harrison, cofondatrice de Mutani. Kartchev produit du sportwear expérimental avec des motifs folkloriques bulgares. "Ses créations numériques ont connu un tel succès qu’il a pu réunir suffisamment d’argent pour financer une ‘vraie’ collection. Ainsi, monde virtuel et monde réel vont main dans la main."
La révolution numérique devrait également rendre l’industrie de la mode plus respectueuse de l’environnement. La nature polluante de la "fast fashion" est souvent critiquée, et à juste titre. La mode numérique aurait ainsi une empreinte écologique beaucoup plus faible, mais on ne peut ignorer le fait que les vêtements NFT générés sur la blockchain consomment aussi énormément d’énergie. Dans le Financial Times, le spécialiste néerlandais des données, Alex de Vries, a calculé que la fabrication d’un T-shirt blanc ordinaire émet 5,50 kilos de CO2, contre 600 kilos pour la production d’une robe blanche NFT similaire sur la blockchain. Soit l’équivalent de la combustion de 300 kilos de charbon.
Heureusement, il est également possible de développer une technologie blockchain qui consomme beaucoup moins d’énergie. Les NFT créés sur celle-ci ont une empreinte carbone nettement plus faible.
Prada, Gucci & Balenciaga
Où et comment porter ces achats virtuels? Comme un filtre sur des photos et des vidéos sur les réseaux sociaux, mais aussi via notre alter ego numérique, nécessaire pour se déplacer dans l’univers des games ou les mondes virtuels. Dans ces jeux, cela fait un moment que notre avatar porte des tenues virtuelles. Il suffit de penser au game "Kim Kardashian in Hollywood", pour lequel on peut acheter des tenues numériques depuis 2014. Ou aux "Sims". Avant de commencer, on choisit l’apparence de son avatar: sexe, couleur des yeux, etc. Pour chaque game ou monde virtuel, des tenues standard sont disponibles, mais si on désire une tenue plus spéciale, il faut payer un supplément.
"Si l’on se rend à une soirée virtuelle où tout le monde est magnifique, on peut difficilement garder sa tenue de base", explique Harrison. C’est pourquoi de nombreuses marques de luxe s’associent à des développeurs de jeux. La semaine dernière, Prada a annoncé un partenariat avec Ubisoft, l’un des plus grands fabricants de jeux vidéo au monde ("Assassin’s Creed"). Concrètement, la maison de luxe intégrera sa collection "Prada Linea Rossa" dans le jeu de sport outdoor "Riders Republic". Dans le jeu, on peut faire du ski, du snowboard et du VTT en activewear Prada. La maison a même conçu quelques tenues numériques en exclusivité pour les jeux "The Flame", "Wild Stripes" et "Camouflage Rock".
Gucci n’est pas en reste: le label a conçu "Gucci Gardens" en collaboration avec la plateforme de gaming Roblox, un jardin numérique qui a déjà attiré 19 millions de visiteurs. Et le jeu "Fortnite" s’est associé à Balenciaga, qui a conçu plusieurs tenues ou "skins" exclusives pour les gamers.
fashion week virtuelle
L’une des plateformes de métavers les plus connues est Decentraland. Le monde en ligne se compose de nombreux terrains virtuels différents, sur lesquels on peut utiliser, construire et acheter des objets. Pour y accéder, il faut d’abord se créer un avatar qui pourra s’y promener librement. Decentraland a récemment annoncé sa première Fashion Week virtuelle. En dehors de la date, du 24 au 27 mars, on n’en sait pas encore grand-chose. Pour cela, Decentraland invite tous les designers et labels à préparer leurs meilleures collections. Vous avez toujours rêvé de fouler le catwalk? Cela pourrait se réaliser à la fin du mois de mars. Même en jogging: seul votre avatar doit être bien habillé.
En Belgique également, un monde virtuel est dans les starting-blocks. DaireLand, qui sera lancé en septembre, ambitionne de devenir le premier centre commercial belge en ligne. "Ce nouveau monde numérique ne remplacera certainement pas les boutiques physiques", déclare-t-on chez DaireLand. "Nous visons une symbiose." Les initiateurs sont actuellement en pourparlers avec la fédération professionnelle Comeos pour convaincre le plus grand nombre d’entreprises belges de collaborer. À DaireLand, comme dans un shopping center ordinaire, vous (ou plutôt, votre avatar) pourrez vous promener et entrer dans les différents magasins qui s’y trouvent.
"La plupart des mondes virtuels qui existent aujourd’hui sont principalement destinés aux jeunes et aux gamers. Nous visons les plus de trente ans, qui ne sont pas encore très familiers avec la réalité virtuelle. Au départ, DaireLand sera un outil de marketing sur lequel les entreprises pourront proposer les équivalents numériques de leurs produits réels. Plus le métavers gagnera en importance, plus il sera aussi un véritable centre commercial numérique pour nos alter ego virtuels, mais cela peut encore prendre des années."
Nouvelle bulle?
Nicolas Priem, CEO de Tioga Capital, un fonds belge dédié à la technologie blockchain, estime également que de nombreuses marques de luxe investiront désormais dans la mode numérique pour fidéliser la génération Z, née entre 1995 et 2010. Ces marques proposent encore trop souvent la version physique en parallèle de la création numérique, avec ou sans avantages supplémentaires pour leurs membres. "Au départ, il s’agit d’un coup de marketing, mais il va perdurer et déclencher un glissement du réel au virtuel dans l’industrie de la mode et du luxe", explique Priem.
Le métavers serait ainsi le premier changement majeur dans l’industrie de la mode depuis la mondialisation et la production de masse des années 80. De nombreux labels sont convaincus de l’avenir de la mode virtuelle. Dans une interview accordée au magazine The Business of Fashion, Cédric Charbit, CEO de Balenciaga, a annoncé que l’entreprise avait créé un nouveau département interne consacré exclusivement au métavers.
Bernard Arnault, PDG de LVMH - Dior, Louis Vuitton, Kenzo entre autres -, est plus prudent. "Nous devons encore voir comment le métavers et les NFT seront appliqués, concrètement", a-t-il déclaré fin janvier, lors d’une réunion d’investisseurs. "Ils peuvent avoir un impact positif, mais notre intention n’est pas de vendre des sneakers virtuels à 10 euros. Cela ne nous intéresse pas." Le Français a également mis en garde contre les bulles financières. "Aux débuts d’internet, beaucoup d’événements se sont produits simultanément, jusqu’à ce que la bulle explose." Et plombe le marché.
En effet, le métavers a encore beaucoup d’aspérités à polir. L’un des principaux défis est qu’il existe de nombreux mondes virtuels différents, mais que l’on ne peut pas se déplacer librement d’un monde à l’autre. "Un vêtement virtuel est un fichier numérique", explique Harrison. "Ce fichier n’est pas compatible avec toutes les plateformes." Un peu comme si vous achetiez un nouveau tableau que vous pourriez accrocher dans votre salon, mais pas dans votre hall.
Robes à tentacules
Plus les imperfections du métavers seront corrigées, plus nous y passerons du temps, ce qui ouvre une infinité de possibilités nouvelles pour l’industrie de la mode. Les créateurs ne doivent plus tenir compte du coût des matières ni de la production. La faisabilité ou même la gravité n’est plus un problème. Les possibilités sont infinies: imaginez une blouse qui pousse autour de vous comme une plante ou des escarpins composés de flammes ou une robe à tentacules: the sky is the limit!
L’arrivée du métavers semble une certitude, mais personne ne sait encore comment il se présentera exactement. Pour l’instant, il ressemble surtout au Far West, mais, heureusement, on peut déjà acheter des santiags numériques de créateur pour s’y promener. Ou une robe bleue vaporeuse comme un nuage.