© Archives Cartier Paris

Les inspirations dans les arts de l'islam du joaillier Cartier

Le joaillier français Cartier présente une exposition consacrée aux liens qui unissent la maison de luxe à l’esthétique des arts de l’islam. Une source d’inspiration ou une appropriation culturelle avant la lettre? Nous nous sommes rendus à Paris pour tenter d’éclaircir la question.

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L’expo analyse les objets d’art de l’islam, comme cette céramique Iznik, et les compare au travail de Cartier.
L’expo analyse les objets d’art de l’islam, comme cette céramique Iznik, et les compare au travail de Cartier.
© Christophe Dellière / MAD Paris

Qu’évoquent les bijoux Cartier? Des stars. Des panthères. Des arabesques mauresques. Pardon? Oui: l’art de l’islam représente depuis plus de 120 ans une des principales sources d’inspiration du joailler parisien. Afin de le mettre en lumière, l’exposition "Cartier et les Arts de l’islam" prend ses quartiers au Musée des Arts Décoratifs de Paris. Un moment, elle a failli s’intituler "Cartier et l’Orient", ce qui montre à quel point le sujet est sensible, d’autant plus que l’accusation d’appropriation culturelle n’est jamais loin.

"Le thème de l’exposition n’a jamais été sujet à controverse: seul le titre a suscité quelques discussions. Certains avaient suggéré de remplacer islam par Orient, mais j’ai balayé l’idée. Les arts de l’islam sont présents de l’Andalousie à l’Inde, du Maroc au Pakistan, de l’Afghanistan au Bangladesh, de la Turquie à l’Iran, de l’Alhambra au Taj Mahal. Autrement dit, une région beaucoup plus large que ce qu’on qualifie d’Orient. D’ailleurs, tous les musées d’histoire de l’art parlent de "département des arts de l’islam", comme au  Louvre ou au British Museum. C’est exactement ce dont il s’agit: d’arts de l’islam. Pour moi, il n’y a aucune dimension politique", affirme Pierre Rainero, qui a rejoint Cartier en 1984. Il occupe le poste de directeur de l’image et du patrimoine de la maison et c’est donc lui qui définit l’orientation de Cartier et ce qui s’inscrit ou non dans son ADN.

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Alhambra et diadème

L’idée de cette exposition lui est venue au milieu des années 2010. Aujourd’hui, il nous pilote enfin à travers l’expo. Ici et là, des hommes munis de foreuses et de lampes de poche déambulent afin d’assembler les dernières vitrines et de régler l’éclairage. L’ouverture a lieu dans deux jours seulement, mais nous pouvons déjà constater à quel point l’exposition est impressionnante.

Plus de cinq cents pièces sont présentées. De nombreux bijoux, bien sûr, mais aussi des chefs-d’œuvre de l’art de l’islam, tels que textiles, céramiques, mosaïques et manuscrits. Parallèlement, des photographies, dessins et documents d’archives retracent l’origine de l’intérêt de Cartier pour les arts de l’islam, soit un amalgame de langues et de cultures diverses, s’étendant sur une période allant du VIIe au XIXe siècle et sur un territoire allant de l’Espagne à l’Inde. "En raison de cette grande diversité, nous parlons des arts de l’islam, au pluriel", précise Rainero.

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Ce bandeau de 1922 en platine, or, corail, onyx et diamant est inspiré des arcades mauresques de l’Alhambra.
Ce bandeau de 1922 en platine, or, corail, onyx et diamant est inspiré des arcades mauresques de l’Alhambra.
© Vincent Wulveryck, Collection Cartier © Cartier

Il a travaillé pendant plus de cinq ans sur cette exposition, coproduite par le Musée des Arts Décoratifs et le Dallas Museum of Art, et avec la collaboration exceptionnelle du musée du Louvre. En effet, l’exposition voyagera aux États-Unis au printemps. "L’influence des arts de l’islam m’a semblé un thème intéressant pour une exposition. Je savais qu’ils avaient joué un rôle important, mais lors de l’élaboration de l’exposition, j’ai été véritablement stupéfait. Les curateurs ont trouvé nettement plus de témoignages de cette influence que je n’aurais jamais pu l’imaginer", se félicite Rainero. "Ils sont d’abord venus explorer notre propre collection de plus de 3.000 pièces, puis se sont plongés dans leurs dépôts et se sont mis en quête de prêts. Les liens étaient frappants."

Par exemple, on peut admirer un diadème de 1922 (ci-contre) qui se porte comme un bandeau en platine, or, corail, onyx et diamant dont le dessin est directement inspiré d’une série d’arcades de l’Alhambra, le célèbre palais mauresque de Grenade, en Espagne. Ou une parure - boucles d’oreille et collier - présentant exactement la même combinaison de couleurs, rouge et vert, qu’une assiette en céramique d’Iznik, en Turquie.

"L’art islamique a eu un impact structurel sur le langage créatif de Cartier."
Pierre Rainero
Directeur artistique
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"De toutes les influences, celle de l’art islamique est sans conteste la plus importante", souligne Rainero. "Elle a eu un impact profond et structurel sur le langage créatif de Cartier. Cela va au-delà des dessins de bijoux proprement dits: chez Cartier, par exemple, de nombreuses broches et pendentifs sont fermés par un fermoir à deux crochets, orné de feuilles ou de motifs géométriques inspirés par un motif islamique de fleurons. Nous l’avons découvert dans des esquisses de Charles Jacqueau, le dessinateur figurant au premier rang de l’équipe de création de Louis Cartier entre 1900 et 1930." Dans le sillage de Jacqueau, la Belge Jeanne Toussaint, directrice artistique de Cartier de 1933 à 1970, s’est abondamment inspirée du monde indien. La combinaison de bleu et de vert est caractéristique de sa célèbre collection de bijoux "Tutti Frutti".

Art déco ou art mauresque?

Palais de l'Alhambra, à Grenade, Espagne.
Palais de l'Alhambra, à Grenade, Espagne.
© Shutterstock

Rainero ne s’est pas adressé au Musée des Arts Décoratifs par hasard. C’est ici, en effet, que fut organisée, en 1903, la toute première exposition en Occident des arts de l’islam, l’Exposition des arts musulmans, qui a eu des répercussions considérables. "Cette exposition de 1903, présentée au Musée des Arts Décoratifs, a sorti les arts de l’islam de l’angle ethnographique dans lesquels on les cantonnait", précise Rainero. Louis Cartier (petit-fils du fondateur Louis-François, qui entra dans l’entreprise en 1898 et la dirigea jusqu’à sa mort, en 1942) visita également l’exposition. Son catalogue se trouve dans nos archives: ce fut pour lui un véritable choc esthétique. Ensuite, il s’est mis à collectionner des pièces orientalistes. À l’époque, Paris était devenu un haut lieu du commerce de ces arts." Cette exposition Cartier présente d’ailleurs de nombreuses pièces qui y avaient déjà été exposées en 1903.

Ce n’est donc pas un hasard si, dès 1904, Louis Cartier se met à développer des bijoux aux motifs géométriques abstraits, qualifiés plus tard d’Art déco, mais qui étaient, au départ, inspirés par les compositions géométriques islamiques. "Jusqu’en 1904, Cartier était connu pour son style guirlande néoclassique XVIIIe", poursuit Rainero. "Le fait que Cartier ait proposé des bijoux aussi radicalement différents était audacieux: la maison mettait sa réputation en jeu. En même temps, ils ont été appréciés parce que Cartier était un joailler réputé qui travaillait pour des têtes couronnées."

Inspiration indienne

Le protagoniste de l’exposition est Louis Cartier (1874-1942). Avec son frère Jacques, il est à l’origine de la nouvelle esthétique de Cartier, le style Art déco abstrait qui a assis définitivement la réputation de Cartier. À travers un parcours en deux volets, l’exposition retrace l’origine de cet intérêt à travers le contexte culturel parisien du début du XXe siècle, quand Louis Cartier découvre l’art islamique grâce aux costumes de "Shéhérazade" des Ballets Russes, en 1910. Sa collection personnelle d’objets persans, tels que livres, poignards, céramiques, plumiers, gravures, étuis à cigarettes, etc., est également présentée.

© Christophe Dellière / MAD Paris

La seconde partie de l’exposition est consacrée au répertoire des formes et des motifs inspirés par les arts de l’islam. Les similitudes avec les bijoux Cartier sont frappantes. Nous y retrouvons le "boteh", la goutte du motif cachemire, mais aussi des arabesques, cyprès, merlons à degrés, feuilles saz dentelées et fleurons. Ainsi que, bien sûr, les motifs graphiques issus de la calligraphie, un art essentiel de l’islam.

Louis Cartier a ainsi trouvé son inspiration principalement dans l’architecture et les objets décoratifs, mais aussi dans les bijoux. Par exemple, il se lance dans la conception de bracelets pour le haut du bras. Pour offrir davantage de confort, la maison a enfilé les pierres sur un cordon et trouvé de nouvelles manières de les sculpter, par exemple en forme de feuille: trois éléments qu’elle a repris de la joaillerie indienne et intégrés à sa propre collection. Cartier a également collectionné de nombreux bijoux et accessoires orientaux, comme des sacs à main. À partir des années 20, la maison a incorporé de nombreux fragments d’objets islamiques, désignés comme apprêts, en tant qu’éléments de bijoux et d’accessoires Cartier, tels que briquets et étuis à cigarettes.

Définitions de la beauté

Reste à savoir pourquoi Louis Cartier a introduit cette influence des arts de l’islam dans ses ateliers. "Son ambition (et aujourd’hui la nôtre) était d’ouvrir le goût dominant à d’autres styles", répond Rainero. "Et de montrer d’autres définitions de la beauté, ce qu’il a fait en intégrant dans ses bijoux des formes inhabituelles, issues d’autres époques et cultures." Les Cartier portaient un regard curieux et ouvert sur le monde. Jacques, le frère de Louis, voyagea en Inde et au Bahreïn dès 1912. Louis ne voyageait pas physiquement, mais par le biais d’expositions, de sa propre collection et de sa vaste bibliothèque.

Est-il aussi acceptable aujourd’hui qu’en 1904 de s’inspirer des arts de l’islam? "L’influence est toujours là, parce que les motifs géométriques offrent des possibilités créatives infinies. Et parce que c’est dans notre ADN. Cartier possède un répertoire de formes, une archive dans laquelle nous ne cessons de puiser. Un peu comme une langue qui permet sans cesse de former de nouvelles phrases avec les mêmes mots", conclut Rainero.