Liya Kebede a commencé sa carrière de mannequin à 18 ans, est devenue mère à 22 ans et ambassadrice de l’ONU à 27 ans. Son label, Lemlem, promeut le savoir-faire et l’artisanat en Afrique.
“C’est effrayant, partout c’est le chaos! Hong Kong, le Brexit, Trump... ça n’en finit plus! Quelle période étrange”, déclare Liya Kebede (42 ans), à la fois calme et incrédule.
Nous sommes dans le petit café de la librairie Shakespeare & Company sur la rive gauche à Paris, un des lieux de prédilection de la mannequin et entrepreneuse, dans lequel elle peut se réfugier et "cocooner".
Je dis rendez-vous parce qu’une interview s’avère beaucoup trop formelle pour une rencontre avec Kebede. J’ai prévu des sujets de discussion, mais les digressions prennent le dessus et nous discutons de ce dont tout le monde parle: les émissions de télé dont elle raffole (The Loudest Voice et Succession), les livres qu’elle lit (Ursula Le Guin et un ouvrage de non-fiction, How to Read Literature). Elle s’exprime franchement à propos des dangers des réseaux sociaux, de l’état de la mode et de la politique - parce que tout devient politique quand le monde est en feu.
La marque Lemlem
Chemise oversized à rayures, parka et baskets, Kebede a un look discret. Elle est une citoyenne engagée de longue date: outre ses 20 ans de mannequinat et une incursion dans le monde du théâtre, elle est ambassadrice de bonne volonté de l’ONU et a lancé, en 2007, la marque Lemlem (qui signifie "fleurir" et "éclore" en langue amharique,) pour préserver le tissage artisanal dans son pays natal, l’Éthiopie.
"Ce qui me motive, c’est de savoir que nous changeons la vie des gens en Afrique."Liya Kebede
Cette technique, autrefois utilisée dans la confection de vêtements traditionnels, les habesha kemis (de longues robes blanches amples aux ornements tissés colorés), a été abandonnée par les jeunes générations au profit de jeans et T-shirts importés.
Kebede travaille avec des tisserands afin de produire des motifs contemporains et de stimuler l’emploi à Addis-Abeba. “Il n’était pas nécessaire de créer une marque, et je n’avais aucune ambition en matière de création”, explique-t-elle. “Si Lemlem avait consisté à juste créer une marque, je ne l’aurais pas fait. Ce qui me motive, c’est de savoir que nous changeons la vie des gens et faisons quelque chose qui a un impact sur toute une communauté.”
Made in Africa
“Quand nous sommes arrivés avec tous nos détails et nos délais new-yorkais, ils n’en croyaient pas leurs oreilles.”Liya Kebede
Cependant, ce respect du tissage traditionnel s’est doublé de défis: le coton tissé à la main n’étant pas extensible, les vêtements devaient être amples, et comme le coton local n’est généralement pas teint, Kebede a dû faire preuve de créativité pour ajouter de la couleur. Ces limites ont cependant défini l’esthétique de Lemlem: des bords colorés faits de motifs tissés, pour des vêtements légers offrant un confort et une élégance dignes d’un resort.
“Il y a eu beaucoup de négociations et de compromis - et c’est toujours le cas”, précise-t-elle à propos de sa relation avec l’atelier. “Quand nous sommes arrivés avec tous nos détails et nos délais new-yorkais, ils n’en croyaient pas leurs oreilles.”
Plus récemment, dans le cadre d’une collaboration avec Woolmark (aujourd’hui en boutique), les artisans ont appris à tisser la laine. En plus des ateliers en Éthiopie, Lemlem travaille avec un fabricant au Kenya et une usine au Maroc, où est fabriquée sa nouvelle ligne de maillots de bain, en textile spécifique au beachwear, mais orné de motifs typiques éthiopiens tubuh. La marque, qui a commencé sans business plan, produit trois collections par an et approvisionne 150 distributeurs dans le monde.
De Paris à New York
Liya Kebede est née à Addis-Abeba en mars 1978. Elle est la quatrième de cinq enfants, et la seule fille. Sa mère a fait carrière (“C’était une femme qui devait travailler”) et son père, qui travaillait pour Ethiopian Airlines, accordait une grande importance aux études. Sa fille était sérieuse et studieuse: elle aimait lire et, outre l’amharique, sa langue maternelle, elle parle couramment le français et l'anglais.
"J’ai cru que ma carrière allait s’arrêter net. À l’époque, personne n’était enceinte dans ce métier.”Liya Kebede
“L’école représentait beaucoup pour moi. Je ne pensais pas qu’on puisse vivre sans faire d’études, et l’université me semblait une évidence” explique-t-elle. La vie en a décidé autrement et, à 18 ans, elle part à Paris pour devenir mannequin, avant de s’installer à New York où elle a poursuit sa carrière. En 2000, lors de sa première saison de mannequinat, elle décroche un contrat exclusif avec Tom Ford chez Gucci.
Et, à 22 ans, elle épouse le gestionnaire de fonds spéculatifs Éthiopien Kassy Kebede (aujourd’hui son ex-mari) et a un premier enfant. “J’ai cru que ma carrière allait s’arrêter net”, avoue-t-elle. “À l’époque, personne n’était enceinte dans ce métier.”
Première égérie noire
Et pourtant, un peu plus d’un an après la naissance de son fils Suhul, Kebede est choisie par Carine Roitfeld pour faire la couverture de Vogue Paris et signe un contrat avec Estée Lauder, en tant que première égérie noire de la marque.
“J'ai eu de la chance. Avec le culte de la vitesse actuel, plus personne n’a cette chance.”Liya Kebede
“J’avais un agent merveilleux. Il m’a encouragée et m’a dit: tu peux le faire”, se souvient-elle, émue. Quand elle est enceinte de sa fille Raee, quatre ans plus tard, Kebede fait partie d’une génération de super-modèles qui, aujourd’hui encore, participe à des défilés et des campagnes. “J’ai eu de la chance”, témoigne-t-elle, en secouant la tête quand je lui demande si l’âgisme de la mode est en recul. “Avec le culte de la vitesse actuel, plus personne n’a cette chance.”
Black Lives Matter
Dans le mannequinat aussi, le mouvement BLM a des répercussions. Anna Wintour, depuis 32 ans rédactrice en chef du Vogue US, a failli tomber de son piédestal. “Quand j’ai commencé à travailler, il ne pouvait y avoir qu’un seul mannequin noir par runway et personne n’y trouvait à redire."
“Tout ça me fait un peu peur, pour être honnête: cela propage de la haine et de l’intolérance.”Liya Kebede
"C’est aux réseaux sociaux que nous devons ce changement: la mode n’est plus dans une bulle et, du choix des castings au greenwashing, les marques et les personnes d’influence sont tenues pour responsables. Je ne crois pas à cette théorie du ‘tu es mauvais et je suis bon’: parfois, on se trompe!'", poursuite-elle. “Tout ça me fait un peu peur, pour être honnête: cela propage de la haine et de l’intolérance.”
Ambassadrice de l’ONU
Être mère à un si jeune âge a eu une influence considérable sur sa vie professionnelle. Elle devient ambassadrice de bonne volonté à l’ONU, pour sensibiliser à la santé des femmes et des nouveau-nés. “Je pense que la maternité rend très compassionnel: on s’inquiète pour tout le monde”, dit-elle.
Son expérience à l’OMS, qui consistait à sensibiliser le public (notamment lors d’un discours passionné aux Nations Unies en 2009) et à collecter des fonds, lui a permis de se consacrer au sort des femmes. Même sa carrière d’actrice a abordé ce sujet, lorsqu’elle a incarné, en 2009, le rôle-titre du biopic "Fleur du désert", basé sur la vie du modèle somalien Waris Dirie, porte-parole des femmes excisées.
C’est également cette perspective qui a influencé la façon dont elle a créé Lemlem, en tant qu’opération de terrain. “Quand vous apportez de l’aide, vous devez trouver des fonds. C’est un cycle sans fin”, explique-t-elle. “L’idée de rendre quelque chose plus durable en donnant du travail aux gens est la plus productive: vous leur donnez de l’indépendance et vous partagez une compétence qu’ils pourront utiliser toute leur vie.”
De Vogue à Valentino
Cette saison, le label commencera à introduire progressivement des étiquettes recyclables et des emballages compostables.
L’impact de Lemlem au niveau microéconomique a été significatif. Kebede estime que lorsque la production a commencé dans l’atelier d’Addis-Abeba, il y avait une cinquantaine d’employées. Aujourd’hui, elles sont plus de 250, et leurs salaires ont été multipliés par cinq.
Lemlem a également créé une fondation pour apprendre aux femmes l’art du tissage (une pratique traditionnellement transmise de père en fils) et soutenir des initiatives en matière de santé maternelle. Pour cela, elle travaille en tandem avec la principale organisation à but non lucratif d’Afrique de l’Est, Amref Health Africa, qui promeut l’accès aux soins pré- et postnatals et à l’éducation.
Le succès de Lemlem et ses racines africaines ont permis à la mannequin de collaborer avec de grands noms du luxe, sans parler de son rôle de conférencière au dernier Vogue Paris Fashion Festival et à l’événement The Business of Fashion BoF Voices.
En 2018, elle a produit, avec Pierre Hardy, une collection de souliers et de sacs de couleurs vives, tissés à la main. L’année dernière, Lemlem a travaillé avec Pierpaolo Piccioli (Valentino) pour sa deuxième collaboration avec Moncler Genius. Un mariage à trois si joyeux que je ne peux que le décrire comme une "orgie" de doudounes diaphanes en nylon laqué, bordées d’un motif Tibeb repris par Lemlem.
L’industrie étant plus consciente de l’appropriation culturelle, l’implication de Kebede semble être un atout. “Je n’ai aucun moyen d’approcher ces esthétiques, car elles sont à mille lieues de mon univers”, témoigne Hardy, ajoutant: “Liya était au centre de la question, incarnant cette idée en tant que femme et entrepreneuse.”
Éducation et durabilité
À une époque où le public exige de plus en plus de transparence, Liya Kebede a l’avantage d’avoir établi, il y a 12 ans, les bonnes pratiques de durabilité. “Pour moi, le terme a différentes significations”, explique-t-elle. “Le travail que je fais est durable parce qu’il est axé sur l’humain. Quand j’ai commencé, nous étions axés sur l’entrepreneuriat social. Aujourd’hui, nous essayons d’être efficaces à bien des égards."
" Le problème, c’est que lorsque ce genre de concept apparaît, la pression est telle que les gens s’attendent à ce que vous fassiez volte-face et il n’y a plus aucune appréciation des petits changements que vous essayez d’apporter, à votre propre mesure, dans votre propre entreprise.”
Lemlem fait don de son excédent de tissu à des programmes éducatifs destinés aux enfants défavorisés. Cette saison, le label commencera à introduire progressivement des étiquettes recyclables et des emballages compostables. “Je constate que tout le monde se lance dans la durabilité, mais pour elle, c’est du concret”, explique son ami proche, Mario Grauso, président du détaillant canadien Holt Renfrew, un des distributeurs de Lemlem.
Tout ce que fait Liya Kebede est concret. Il n’y a pas de manières, pas d’arrière-pensées, pas d’ego. Elle draine la dernière goutte de café, et nous rassemblons nos affaires et nous aventurons à côté dans les profondeurs de la boutique.
“J’ai un fantasme de posséder une librairie”, dit-elle, examinant joyeusement les piles et les tas d’ouvrages aux couleurs vives. “Ce serait l’endroit idéal pour se cacher.” C’est vrai. Sa tête baissée pour examiner les quatrièmes de couverture, Kebede pourrait passer pour n’importe quel autre rat de bibliothèque, se réfugiant dans la science-fiction.
La collection Lemlem est disponible sur www.lemlem.com