Avec les panthères, les créations colorées Tutti Frutti sont les joyaux de la couronne de la marque de luxe française Cartier. L’exubérante collection, inspirée des maharajahs indiens, s’est récemment enrichie d’un impressionnant collier. "Il n’y a pas de marché pour ça en Inde."
‘Bijoux barbares’. C’est en ces termes que le British Vogue qualifia les bijoux colorés de Cartier, présentés dans les années 30. Un sarcasme pas si absurde: à une époque où les bijoux étaient surtout une couronne en diamants, un collier de rubis, saphirs et émeraudes gravés en forme de fruits et de fleurs a dû faire des vagues.
Pourtant, l’idée de Louis Cartier avait tout son sens. En effet, le petit-fils du fondateur de la maison française savait pertinemment bien ce qu’il faisait. De plus, il y avait des clientes aisées qui appréciaient les ‘bijoux barbares’ que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Tutti Frutti: Linda Porter, l’éblouissante femme du compositeur (gay) Cole Porter, la richissime héritière du fabricant de machines à coudre Singer, Daisy Fellowes, et la reine Mary.
Tutti partis
"Les bijoux Tutti Frutti étaient destinés aux audacieuses. Seules les femmes de caractère osaient les porter", sourit Pierre Rainero, directeur du patrimoine de Cartier. "Aujourd’hui encore, Tutti Frutti est un style très affirmé: you love it or you hate it."
"Les Tutti Frutti sont des bijoux pour femme, alors qu’en Inde, les colliers de cette taille sont principalement portés par les hommes."
"Nous produisons régulièrement de nouvelles pièces qui trouvent très facilement acquéreur. Il y a beaucoup de demandes, mais nous ne parvenons pas à suivre, car il est difficile de trouver suffisamment de belles pierres pour une pièce Tutti Frutti. Chez Cartier, nous avons une équipe dédiée à cette recherche. Ce n’est qu’une fois que nous avons rassemblé toutes les pierres que la créatrice Jacqueline Karachi peut se mettre au travail."
Cette année, trois colliers, une paire de boucles d’oreilles et un bracelet Tutti Frutti sont sortis des ateliers Cartier. La pièce maîtresse est le collier Maharajah, qui a été présenté pour la première fois au mois d’octobre à New York. Sa production a demandé 4.566 heures de travail. Cette impressionnante pièce compte une profusion de rubis, saphirs et émeraudes qui, ensemble, forment une belle grappe de raisin. Le collier peut être porté de huit façons différentes. Et, désolé, il a déjà trouvé preneur.
Cartier possède des magasins dans le monde entier, mais organise pour ces pièces spéciales des ventes exclusives, auxquelles seuls les meilleurs clients sont invités. Ils sont conduits jusqu’aux pièces de valeur dans le plus pur style James Bond. Un de ces événements a eu lieu à Londres au mois de juin et à New York, fin octobre, où la maison de joaillerie française a exposé sa collection haute joaillerie, comparable à la haute couture dans la mode.
L’atelier parisien de Cartier produit chaque année une centaine de ces pièces artisanales uniques. Mais quand nous demandons à Rainero, par ailleurs si volubile, de lever le voile sur ce dernier événement, il reste remarquablement muet: top secret.
Pseudo-italien
Si, aujourd’hui, nous considérons Tutti Frutti comme une collection distincte au sein de la haute joaillerie de la maison Cartier, dans le passé, il s’agissait de pièces indépendantes, fabriquées sur demande. Progressivement, ce modèle de bijou est devenu de plus en plus prisé.
En Occident, la représentation figurative de fleurs, feuilles et fruits fut une révélation. Cette technique était typique de la civilisation moghole.
"Tout est relatif: le nombre de bijoux Tutti Frutti a toujours été très limité", précise Rainero. Dans les archives de Cartier (la maison de luxe a été fondée en 1847), on les appelle des “foliages”. Le terme pseudo-italien ‘Tutti Frutti’ a été inventé par la presse dans les années 60 -comme elle a appelé cubistes Pablo Picasso et Juan Gris. Par contre, Cartier est satisfait de cette étiquette."Tutti Frutti est un nom exubérant, ludique et enjoué", déclare Rainero. "De plus, il a une connotation gastronomique qui nous convient très bien."
Pierres gravées
La première graine de Tutti Frutti a été plantée dès 1902, en Grande-Bretagne, par Alexandra du Danemark, épouse du roi Édouard VII, fils de la reine Victoria, roi du Royaume-Uni et empereur des Indes. Alexandra avait reçu des robes de soirées indienne en cadeau diplomatiques. À la recherche d’un bijou qui pourrait les accompagner, elle prie Pierre Cartier de se rendre à Buckingham Palace.
Inspiré par les étoffes multicolores, le jeune joaillier conçoit pour la reine un collier élégant mais chargé, comptant 71 perles, 12 rubis et 94 émeraudes. Ces pierres venaient de la collection de la maison royale britannique qui collectionnait les pierres précieuses indiennes.
Comme les pièces d’origine étaient faites pour les hommes, Alexandra les trouvait trop lourds. Ce collier est, pour Cartier, le premier contact avec l’Inde et le début d’une longue tradition qui allait orienter son succès.
Le chapitre suivant de l’histoire de Tutti Frutti s’ouvre sur la première visite en Inde de Jacques Cartier, de la troisième génération de joailliers, en 1911. S’il était invité au couronnement de George VI, il avait aussi un mobile économique: il espérait y trouver des pierres précieuses, des perles et de nouveaux clients.
Jacques Cartier ouvrit à Mumbai un bureau chargé d’acheter des pierres. En tant qu’invité des familles royales du sous-continent, il découvrit également de superbes collections de pierres précieuses et de bijoux, et fut fasciné par la technique traditionnelle de sculpture et de gravure de ces pierres précieuses.
"En Occident également, nous gravons des pierres depuis des millénaires, comme les chatons des bagues romaines par exemple. Par contre, la représentation figurative de fleurs, feuilles et fruits fut une révélation. Cette technique était typique de la dynastie moghole qui, sur le plan esthétique, était un creuset d’influences turques, indiennes, syriennes, persanes et autres.
À l’époque, on allait jusqu’à kidnapper les bons artisans!", précise Rainero.
Salle comble
Louis, frère de Jacques, joua également un rôle important dans la création de la collection Tutti Frutti: inspiré par les carreaux qu’il avait vus lors d’une exposition consacrée à l’art islamique, en 1903, au Musée des Arts Décoratifs de Paris, il fut le premier à combiner des pierres bleues et vertes, ce qui était très inhabituel à l’époque.
Cette combinaison de vert et de bleu était un premier pas: quand Jacques Cartier rentra d’Inde, il y ajouta du rouge et se mit à graver des pierres précieuses en forme de motifs botaniques, ce qui allait complètement à l’encontre du goût occidental traditionnel.
Ces bijoux audacieux ont permis à Cartier de suivre la mode orientalisante de l’époque: le ballet ‘Shéhérazade’ des Ballets Russes faisait alors salle comble et, en 1912, les Arts Décoratifs présentèrent une deuxième expo d’art islamique.
It-girl
Le bijou Tutti Frutti le plus célèbre est sans doute le collier Hindou que Daisy Fellowes commanda en 1936. La socialite et rédactrice de Harper’s Bazaar était l’une des plus grandes collectionneuses de bijoux du XXe siècle. La franco-américaine fit fabriquer cette pièce d’apparat à partir de trois Tutti Frutti existants. Son “jardin de rubis, saphirs, émeraudes et diamants” était accroché à un cordon noir à nouer derrière le cou, à l’indienne.
Autre pièce Tutti Frutti iconique, le bandeau de Lady Edwina Mountbatten, épouse du dernier vice-roi des Indes britanniques et, par ailleurs, it-girl des années folles. Les treilles de platine sont ornées de fleurs, feuilles et baies de rubis, émeraudes, saphirs et diamants. Le bandeau, que l’on peut transformer en deux bracelets, fait partie de la collection du Victoria & Albert Museum de Londres.
Quand on place les pièces anciennes à côté du nouveau collier Maharajah, on ne remarque pratiquement aucune différence. "Sa force réside précisément dans le fait que le style a peu évolué", éclaire Rainero. "Les pièces se sont légèrement affinées au fil des ans, sans pour autant perdre en exubérance. Quand l’or jaune a commencé à être à la mode, après la Seconde Guerre mondiale, nous l’avons utilisé pendant un moment en plus du platine massif."
Avec un peu de mauvaise foi et un regard du XXIe siècle, on pourrait qualifier les bijoux Tutti Frutti d’appropriation culturelle, étant donné que Cartier s’empare d’éléments stylistiques indiens. Pourtant, ces bijoux sont plus occidentaux qu’on ne le pense. Il n’y a même pas de marché pour eux en Inde", conclut Rainero.
"Les Tutti Frutti sont des bijoux pour femme, alors qu’en Inde, les colliers de cette taille sont principalement portés par les hommes. Les maharadjahs étaient clients chez Cartier, mais n’étaient pas intéressés par les bijoux Tutti Frutti. Ce mélange coloré de saphirs, d’émeraudes et de rubis ne leur convenait pas car ils croyaient que le saphir bleu portait malheur."