Cette saison, la première collection de la créatrice belge de mode Meryll rogge (ex-Marc Jacobs, ex-Dries Van Noten) sera en boutique. Tout au long de ces derniers mois, nous l’avons suivie de Paris à ... Deinze.
2020 devait être l’année de Meryll Rogge; c’est devenu celle du Covid-19. Depuis que le monde entier s'est focalisé sur ce virus, l’industrie de la mode souffre, et plus rien n’est comme avant. Mais cela n’empêche pas la créatrice de poursuivre un rêve pour lequel elle est prête à tout, même retourner dans sa ville natale de Deinze.
Paris Fashion Week
Flashback. Au mois de mars, tandis que les hôpitaux étaient sur le pied de guerre en Italie, les défilés de mode eurent lieu à Paris, comme d'habitude. Meryll Rogge y a présenté sa première collection. Dans la petite salle d'exposition choisie par la Belge régnait une atmosphère joyeuse, qui s'accordait parfaitement avec le soleil qui, entre deux ondées, illuminait les lieux.
Si la gaieté de cette agitation paraît aujourd’hui surréaliste, elle était alors un bon signe: les acheteurs potentiels se pressaient à la recherche du "next big thing". Dix-neuf acteurs - dont Net-A-Porter, Bergdorf Goodman, Nordstrom et la marque japonaise Beans - ont été impressionnés par les débuts de Rogge.
A Paris, son nom était alors sur toutes les lèvres. D'anciens collègues et amis sont également passés, ainsi que des ex-employeurs. Dans un coin de la salle, à distance prudente de la collection, un élégant bouquet: les félicitations de Dries Van Noten, qui était passé plus tôt dans la semaine, et avait apprécié.
De Marc Jacobs à Dries Van Noten
En 2008, à l'Académie de la mode d'Anvers, Meryll Rogge rêve de travailler chez trois designer: Marc Jacobs, Dries Van Noten et Miuccia Prada. Coup de chance, Marc Jacobs lui ouvre ses portes et, grâce à son talent, le stage se transforme en CDI. En 2012, elle rejoint le noyau de l'équipe de l'Américain, en tant que styliste de la collection femme du défilé, sa ligne la plus luxueuse.
Elle y serait certainement restée plus longtemps si un coup de fil du Godefriduskaai à Anvers n'avait fait dévier sa trajectoire. "Dries Van Noten était le seul qui pouvait me convaincre de troquer New York contre Anvers." Elle joindra l'acte à la parole, et travaille pour lui pendant cinq ans.
"Ce qu’il y a de positif dans le fait d’être autonome, c’est qu’il faut aller de l’avant."Meryll Rogge
On peut l’affirmer sans hésiter: sa carrière est construite de défis. Meryll Rogge vient d'une famille plutôt académique: un père économiste, un frère médecin, et un oncle, Jacques Rogge, qui fut le président du Comité International Olympique. Elle a dû négocier son parcours professionnel: d’abord l’université, et puis on verra.
Après deux ans de droit, elle a été autorisée à suivre sa vocation, avec tous les doutes que cela implique lorsqu’on est la première de la famille à prendre un chemin différent: "Est-ce que j'ai les capacités nécessaires? Tout le monde dans le secteur créatif se pose cette question, mais j’en ai longuement débattu avec moi-même. Comment allais-je bien pouvoir travailler dans la mode, au départ de Deinze, étant issue d’un environnement non créatif? Il semblait impossible de pouvoir s’y infiltrer. Je me demandais si j’avais le droit de faire ça."
Propre label
Nous lui demandons si, dans le passé, elle n'était pas en mesure de jouer pleinement cette carte de la créativité. "Travailler pour Marc Jacobs et Dries Van Noten a été un honneur et une bonne formation. Ce n'est pas comme si je ne pouvais pas faire ce que je voulais là-bas, au contraire", répond-elle.
"L'offre de Marc Jacobs était financièrement intéressante. Une décision difficile à prendre, mais j'ai dit non."Meryll Rogge
Mais depuis toujours, elle a l'ambition de créer son propre label: "À trente ans, je me suis dit qu'il était temps de passer à l'action et, quand j’ai eu 33 ans, je me suis dit: c'est maintenant ou jamais." En 2018, pour avoir les fonds, elle travaille en free-lance pour Dries Van Noten, Marc Jacobs et pour la marque de maille espagnole Bielo.
Et lorsqu'au printemps 2019, elle reçoit un coup de fil de Jacobs lui demandant si elle "ne reviendrait pas la saison prochaine", elle hésite: "L'offre était financièrement intéressante, mais j’allais à nouveau rater Première Vision Paris, et j'aurais dû, une fois de plus, reporter mes projets. Une décision difficile à prendre, mais j'ai dit non. Parce que c’était le moment de me lancer, me suis-je dit. C'est comme ça."
Première collection
Cette expérience ponctuée de collaborations avec des pointures internationales se reflète dans le style peu conventionnel de la jeune femme: longs gants à porter comme un boa sur un dos nu, vestes de travail sur une mini-jupe, chemises ornées de cristaux Swarovski. Ce trait se manifeste aussi dans ses choix: "Plus que les tissus, c'est la façon de les utiliser qui compte."
Des matières nobles telles que le baby lama double face constituent pour elle la base d'une robe, parachevée avec de grosses boules brillantes (les "jewel straps") faisant office de bretelles). Un pull torsadé oversized et rugueux devient doux sur la peau grâce à sa doublure en cachemire. "Ce genre de détail est une priorité si on vise le secteur du luxe", précise Rogge. "Pourquoi dépenser des sommes folles pour quelque chose qui n'a pas été bien pensé, et fait avec les bons tissus ?"
Tout peut - et doit - se mélanger dans sa collection: comme lorsque la nuit se mêle au jour, quand on rentre chez soi à l'aube après une soirée qui a duré trop longtemps mais s'est pourtant terminée trop vite. "Chez moi, tout se joue entre dressing down et dressing up."
Entre les imprimés, les jupes et les manteaux colorés, la créatrice s'adresse également à la cliente moins exubérante, tant que la créativité garde le rôle principal. "Je ne veux pas être détournée par le ‘commercial’: tout ce qui est en boutique doit être le reflet de ma créativité, de mes valeurs et de mes ambitions."
Stratégie financière
Meryll Rogge coupe la musique hip-hop qui retentit lorsque commence notre session Skype. "J'écoutais un live stream de Radio Kiosk, une chouette radio bruxelloise où bosse un de mes amis." Depuis qu'elle travaille en free-lance, la créatrice de mode a déménagé d'Anvers à Deinze. Retour chez ses parents.
L'ancienne grange, reconvertie en duplex, à la fois habitation et atelier pour elle et son compagnon, Clement Van Vyve, un artiste, graphiste et bricoleur habile: c'est lui qui a construit les étagères de plusieurs mètres de haut et les chevalets pour les mood boards.
Rythmes urbains sur fond de ruralité. Ici, si ce n’est pas le hip-hop qui brise le silence qui y règne, ce sont les pétarades du tracteur du voisin. Il faut bien admettre qu'en cette période de confinement, il y a pire pour être assigné à résidence. "Attention, il ne faut pas rêver non plus", précise-t-elle. "Si je suis à Deinze, c’est par hasard et le hasard fait parfois bien les choses. Et aussi, c'est temporaire."
"Je ne me suis pas versé de salaire depuis deux ans. Tout ce que je gagne est injecté dans l'entreprise."Meryll Rogge
Il ne s'agit pas d’"Hôtel Maman", mais bien d'une stratégie financière: "Nous sommes ici parce que nous n'avons pas de loyer à payer, ni pour dormir ni pour travailler", ajoute-t-elle dans un grand éclat de rire. C'est elle qui s'est constitué son capital pour lancer son business: "Je ne me suis pas versé de salaire depuis deux ans. Tout ce que je gagne est injecté dans l'entreprise." Petite grimace. Oui, créer sa propre marque de mode implique beaucoup de travail, mais aussi beaucoup de temps et, si on vise le top du luxe, beaucoup d'argent.
Entreprise familiale
Créer son propre label, c’est comme faire un one-woman show à la fin duquel on remercie la vie si la famille et les amis y ont participé. "La création ne représente que 5 % du travail", vous dira tout designer débutant. Et Rogge peut le confirmer d’expérience: chaque bouton, chaque fil, chaque tissu doit être examiné et demandé, un coursier doit être prévu pour chaque livraison, chaque producteur a besoin de briefings précis et de dimensions détaillées.
Ses précédents employeurs avaient un budget suffisant pour réaliser jusqu'à sept prototypes d'un vêtement. Par contre, quand on réalise tout en interne, chaque modification coûte, entamant un budget déjà réduit, sans compter le temps perdu. Contrairement aux grandes maisons au sein desquelles il y a tout, même une équipe de production à part entière pour les boutons des prototypes, c'est la première fois qu'elle a tout fait toute seule.
"Déjà rien que manipuler un rouleau de tissu, c'est compliqué parce que je n'ai pas une de ces grandes tables de l’atelier." Elle a donc demandé de l'aide à son entourage: son compagnon a dessiné le logo, les étiquettes des prototypes ont été cousues par sa marraine, son père a conduit la camionnette jusqu'à Paris et sa mère a supervisé tout le volet administratif.
Creative director
C'est un scénario qui se répète tous les quelques mois dans l'industrie de la mode. Quand nous contactons Rogge début juillet, elle travaille déjà sur sa deuxième collection et étudie des prêts win-win et des crédits-ponts pour payer ses prototypes et ses employés en attendant les revenus de sa première collection. Les découpages de son nouveau mood board entourent son poste de travail. "Rien ne sera pareil, je ne peux pas me retenir. Le changement, c’est ce qui fait ma force."
Il est impossible de définir une identité à partir de la première collection, estime-t-elle: "Croyez-vous que Dries Van Noten savait dès le départ où il allait? Ou que Raf Simons avait la certitude qu'il concevrait un jour des vêtements pour femmes et qu'il travaillerait pour Jil Sander, Dior et Prada?"
"Votre signature ne devient manifeste qu'après un certain temps. Je trouve cela regrettable pour tous ces jeunes ‘creative directors’ des grandes maisons. Prenez par exemple ceux qui travaillent chez Courrèges, la maison de mode française. Après trois saisons, on leur dit qu'ils peuvent partir. Qui peut, en si peu de temps, faire évoluer un business, trouver son mode d’expression?"
Du coup, elle préfère être la creative director de sa propre marque: "Au moins, il ne faut pas se censurer par crainte d'être remerciée. Oui, on est seul, mais alors on agit et on fait ce que l'on a à faire, tout simplement."
Confinement
2020 devait être l'année de Meryll Rogge... hélas, c'est devenu l'année du coronavirus: depuis qu'il a capté l’attention du monde entier, tous les secteurs craignent d'y passer. Et l'industrie mondiale de la mode s’est retrouvée à terre, et plus rien ne fonctionne normalement. Les producteurs ont fermé leurs portes, les défilés ont été annulés.
"Pourtant, après avoir présenté notre collection à Paris début mars, nous avons obtenu un excellent résultat", déclare Rogge. "Les acheteurs européens étaient déjà un peu plus prudents à l'époque alors qu'en Amérique, personne ne pouvait prévoir ce tsunami. Aujourd'hui, même ce continent est touché et c’est la catastrophe."
Plus que jamais, il est important de réagir avec souplesse, estime-t-elle. En raison du confinement et de la fermeture de ses producteurs textiles français et italiens, sa première collection sera disponible en boutique un peu plus tard que prévu. Au lieu d'une collection automne-hiver qui paraît normalement en août, sa première collection portera le nom de "Launch Collection" et sera en rayon à partir de septembre, pour y rester plus longtemps.
Dans l’intervalle, elle a pris le taureau par les cornes. "Je doute moins que quand j'étais employée. L'aspect positif de l'autonomie, c’est qu'on n'a plus le temps de s'occuper de questions existentielles. Il faut aller de l’avant."