Le créateur Raf Simons voit dans la crise du coronavirus une occasion de repenser tout le système. "Pourquoi faire autant de collections de mode par an? C’est absurde." La mode va-t-elle garder son rythme effréné?
Cela devait être une présentation de grande envergure, avec soirée et dîner, dans une ancienne école catholique à Anvers. Le carton d’invitation bleu vif avec, en lettres rouges, "Kvadrat/Raf Simons" était déjà arrivé. Et, avant le dîner, je devais avoir l’occasion d’interviewer le grand créateur Raf Simons (52 ans). Cependant, la présentation des nouveaux tissus d’ameublement du Belge pour la marque danoise de textile Kvadrat a pris une autre tournure, en raison de la crise sanitaire. Le dîner et l’événement ont été annulés, comme l’interview en tête-à-tête, devenu un rendez-vous téléphonique.
Mercredi après-midi, 14h30. C’est Simons lui-même qui prend la communication. Il est chez lui, à Anvers. Il a renvoyé chez eux les 22 collaborateurs de son équipe. Juste avant le confinement de la Belgique, il était encore à Milan, où une conférence de presse avait annoncé sa nomination au poste de codirecteur de la création de la célèbre maison de mode italienne Prada.
Son arrivée à la tête de la création aux côtés de la "vétérane de la mode" Miuccia Prada avait fait grand bruit dans le secteur de la mode. La maison Prada est considérée comme une créatrice de tendances et, avec son style anti-chic bourgeois (élégante jupe en soie et grosses chaussures), Miuccia Prada est une des plus grandes novatrices de notre époque.
Raf Simons x Kvadrat
Depuis 1997, Raf Simons dirige sa propre marque de mode. Il a également travaillé comme créateur en chef pour des maisons telles que Jil Sander, Dior et Calvin Klein. Il est connu pour être un créateur intellectuel et conceptuel, qui élabore ses idées dans les moindres détails. Reste à savoir ce que cela signifiera pour Prada. Les questions relatives à la nature de cette collaboration ne sont pas à l’ordre du jour pour le moment. Par contre, le créateur accepte de nous parler de décoration d’intérieur et de design.
Cela fait déjà six ans que Simons pense à des tissus d’ameublement en collaboration avec le label danois Kvadrat. Si leur première collection date de 2014, l’année dernière a été marquée par la présentation de la collection "Simons for Kvadrat", une présentation qui était sur toutes les lèvres au Salone del Mobile de Milan.
Le créateur avait choisi l’ancien garage Ventuno pour la dévoiler au public. De même, la présentation des tissus proprement dite ne s’est pas déroulée de manière classique -des longs rouleaux de tissu et des d’épais catalogues d’échantillons déposés sur une table.
Raf Simons avait intitulé l’événement "No Man’s Land" et aménagé le garage en ce sens. Il avait chargé le fleuriste Mark Colle de représenter son tissu, Atom, en fleurs fraîches. Un long tapis de fleurs sauvages, une œuvre d’art en soi, recouvrait le sol. Il y avait aussi des pavillons préfabriqués de Jean Prouvé, dont un aménagé avec beaucoup d’atmosphère en studio-atelier, rempli d’échantillons de tissus et de fils. Dans un autre étaient présentés des canapés et des chaises tapissés des tissus du créateur, autour desquels étaient disposées des palettes garnies de coussins et des lampes Diabolo de Le Corbusier.
Crise du coronavirus
Les présentations à grande échelle comme celles-ci semblent désormais appartenir au passé. Le défilé de mode homme qui devait avoir lieu en juin a été reporté en septembre, de même que la première collaboration entre Simons et Prada (sous réserve). Et le Salone del Mobile n’a pas eu lieu cette année.
"Depuis le coronavirus, l’air est devenu plus pur, partout, ce qui me paraît être la preuve évidente que nous avons trop sollicité la nature."Raf Simons
Simons est, bien entendu, sous le choc. “Je pense que nous pourrons nous estimer heureux si nous pouvons reprendre le travail après l’été”, déclare-t-il. “C’est une période de folie. Je me sens abasourdi et perplexe. J’emploie 22 personnes. Quelle sera la suite des événements?”
Lui-même est contraint de travailler chez lui. “Je trouve cela difficile. Mon travail est très physique. On travaille avec un modèle, on fait des toiles (modèles d’essai, NDLR) et on coud des vêtements. Il y a énormément de concertation et d’interaction.”
Pourtant, chaque crise est une source d’inspiration à laquelle les esprits créatifs peuvent puiser: ils sentent l’air du temps et l’intègrent à leur travail. Il en va de même pour Simons. “Le coronavirus est au centre de mes préoccupations. Ce virus n’a pas seulement un impact sur les créatifs, mais sur le monde entier. L’air est devenu plus pur, partout, ce qui me paraît être la preuve évidente que nous avons trop sollicité la nature. La seule chose positive, c’est que le coronavirus nous oblige à tout repenser.”
Il poursuit: “Pour le moment, la mode n’est plus une priorité. En Italie, la production est au point mort. Bien sûr, la nourriture et les équipements médicaux sont primordiaux. Le plus important, c’est que nous restions en bonne santé et que, tous, nous ralentissions la propagation du virus au maximum afin de pouvoir, à nouveau, aller de l’avant.”
Cette époque a beau l’inspirer, il ne faut pas pour autant s’attendre à une collection coronavirus. “Je ne fais jamais de traduction directe. Je me sers de mes tripes. Personne ne pourra dire que le coronavirus a été l’inspiration de ce que je présenterai l’année prochaine.”
Collection visionnaire
En janvier 2001, il avait présenté une collection avec des modèles portant hoodie et bomberjack un look qui, avec un peu d’imagination, faisait penser à celui des terroristes. Les attentats de New York ont eu lieu quelques mois après le défilé, en septembre 2001. “La collection a pris une tout autre signification.”
L’été dernier, il a présenté à Paris sa collection printemps/été 2020: des blouses d’hôpital, des gants couvrants et des blouses de laboratoire avec l’inscription "RS Lab". Comme si ses modèles manipulaient des matériaux radioactifs. “Je ne vais pas dire que j’ai été visionnaire, car je n’aurais jamais pu prévoir ce qui se passe aujourd’hui. Il y avait quelque chose que je ne sentais pas trop depuis un certain temps déjà”, déclare-t-il, faisant référence à notre rythme de vie effréné.
“Surtout dans la mode; tout allait trop vite. L’industrie était déjà sous pression. Nous concevions des collections à tour de bras, sans pouvoir en profiter vraiment. C’était le cas de tous les créateurs: tout le monde était stressé. Pour chaque collection, on engage une bataille que l’on ne peut pas vraiment gagner: il n’y a pas de répit.”
Des produits avec des logos
Raf Simons accorde rarement des interviews, mais, quand c’est le cas, il vide son sac. Il qualifie l’univers de la mode tel qu’il était avant la crise du coronavirus de "moche" et "horrible". “Pourquoi devoir faire autant de collections par an? C’est absurde. Chaque saison, vous créez de nouvelles pièces et ce n’est que si vous avez fait du bon travail qu’elles seront portées pendant un certain temps.”
Le consommateur de mode d’aujourd’hui est capricieux. “Rares sont ceux qui restent fidèles à une ou deux marques. Les gens sont bien informés, ils regardent et achètent beaucoup, mais leur amour n’est pas très profond. La facilité avec laquelle ils passent d’une marque à l’autre me surprend.”
Il prend une voix de commentateur radio: “Cette saison, pas de Dior, mais du Givenchy, et les chaussures, on va les chercher chez Céline, parce que c’est cool”. Reprenant sa voix habituelle, il conclut: “C’est pour cela que les marques veillent à avoir de tout, même si cela ne correspond pas à leur ADN. En fin de compte, on vend des produits avec des logos.”
Cette déception l’a mené à se demander ce qu’il trouvait de vraiment important dans la vie. “Des concepts tels que ‘maison’, ‘calme’, ‘beauté’ et ‘parents’ revenaient constamment dans ma réflexion. Peut-être est-ce lié au fait de vieillir, mais j’ai remarqué que j’avais besoin de mes parents, mon compagnon, mon chien. De calme. Alors que je viens d’un village! Avant, je cherchais à partir pour aller dans les villes; aujourd’hui, j’ai besoin du silence et de l’espace de la campagne.”
Les tissus qu’il a conçus pour Kvadrat illustrent cet état d’esprit. “Ils parlent de cocooning, d’intimité, de chaleur, de bien-être. J’ai conçu la collection il y a un an et demi, mais elle est d’autant plus pertinente aujourd’hui.”
Son séjour à New York a peut-être alimenté ce désir de chaleur. “Cette ville, avec tous ses aspects extraordinaires, est devenue pour moi un lieu que je trouve chouette pendant cinq à dix jours, mais pas plus. C’est sympa d’assister à une exposition ou à un spectacle, mais je ne veux pas y vivre. J’ai davantage besoin de la nature.”
Mode ou design?
Il y a six ans, Anders Byriel, CEO de Kvadrat, est venu lui rendre visite, à Anvers. “La première chose que je lui ai demandée a été: comment se présente votre planning?”, confie Simons. “J’ai l’habitude que les marques de mode veuillent que toute la collection soit terminée le lendemain, et là, ce n’était pas du tout ce que je voulais.” En réponse, Byriel lui a proposé de faire deux tissus en un an. “Je suis tombé de ma chaise. Quel soulagement! Dans la mode, on n’a jamais autant de temps.”
Une autre différence avec la mode est ce qu’il appelle l’attitude. “Nous achetons des meubles que nous gardons une vingtaine d’années, alors que nous changeons tout le temps de vêtements, et pas parce qu’ils sont usés.” C’est une question d’expression personnelle, bien sûr. “Les vêtements, vous les portez pour vous-même, mais aussi pour les autres. Les meubles, c’est différent. Quand vous avez retapissé un canapé, vous ne le portez pas pour aller vous balader dans la rue, c’est intime et moins public comme geste.”
Cette proposition si différente lui plait, il y voit un beau potentiel. Déjà à l’époque où il travaillait pour Jil Sander, il avait réalisé une collection homme et femme avec les tissus d’ameublement de Kvadrat. Créer un tissu ou des vêtements, c’est le même genre de défi pour lui: “En tant que créateur, vous concevez un paysage idéal et si celui-ci plait, vous êtes récompensé par un public qui vous suit. Dans mon cas, peu m’importe qu’il soit plus ou moins nombreux, tant qu’il est touché par ce que je fais. Oui, c’est tout ce qui compte.”
Il regrette que les labels de mode n’aient guère d’autres options que de suivre la frénésie du système existant. “Je ne peux pas critiquer le système alors que moi-même j’en fais partie. Bien sûr, je me suis souvent dit que j’allais procéder différemment, créer une nouvelle norme. Mais ça ne fonctionne pas, car on est face à une réaction en chaîne.”
Il affirme que, non seulement les marques et les créateurs sont responsables de ce rythme effréné, mais aussi le public. “Tout le monde veut plus de nouveautés, et plus rapidement. Si je dis que nous allons prendre le temps de réfléchir et que nous ferons un défilé en novembre, je sais que je serai critiqué. La presse et les acheteurs rétorqueront, à juste titre, qu’ils seront obligés de se déplacer à nouveau. Mais peut-être que le temps des grands changements est venu. Pouvoir gérer le temps différemment serait une bonne chose.”
Haute couture
Quant à savoir si, à l’avenir, il fera plus de création pour la décoration d’intérieur, il ne donne pas de réponse définitive. La mode reste son grand amour. Pour sa nouvelle collection de tissu, il s’est inspiré de la haute couture. Par exemple, le tissu bouclé Helia est une interprétation de l’astrakan et le tissu Silas, d’une veste en cachemire: “Comme celle que vous voudriez toujours porter et à laquelle vous revenez constamment. Pas chic, mais chaleureuse, familière et chargée de vécu.”
À propos de maison, où se sent-il chez lui? “À Anvers, certainement. Bientôt, je me sentirai chez moi à Milan, où j’ai un appartement. Je vais également souvent dans le Limbourg, chez mes parents. Récemment, j’ai acheté une maison au bord de la mer, dans le sud de la France, une maison des années 1950 dans son jus, sur un rocher, au bord de l’eau.”
Et voilà: il est 15h20. Raf Simons doit poursuivre son programme de la journée. “J’espère vous revoir en face à face, quand tout sera revenu à la normale.” La normale... cela prendra probablement un certain temps.