Sans jamais avoir posté une seule photo, Beka Gvishiani est devenu une des voix les plus influentes du moment dans le monde de la mode grâce à son compte Instagram, Style Not Com.
Un numéro de Sabato sans photo sur la couverture: c'est une grande première, d'autant plus pour une édition dédiée à la mode, sujet visuel par excellence. C'est chez Style Not Com que nous avons puisé notre inspiration pour cette démarche audacieuse. Sur le compte Instagram de Beka Gvishiani (33 ans), on ne voit que du texte blanc sur fond bleu. Une présentation qui peut sembler austère, mais qui fonctionne, ainsi qu'en témoignent ses près de 400.000 abonnés, dont quasiment toutes les personnalités influentes de l'univers de la mode - de Jonathan Anderson (Loewe) à Matthieu Blazy (Bottega Veneta), en passant par Marc Jacobs. Tous apprécient son mix d'anecdotes, d'histoire de la mode, de potins d'insiders et d'opinions personnelles. Parmi ses messages: "The Row vient de Savile Row"; "Pierpaolo Piccioli est un danseur fantastique"; "C'est l'anniversaire de Marc Jacobs. Et de Martin Margiela aussi"; "Il fait tellement chaud chez Jean Paul Gaultier que même le sol est mouillé"; "Paco Rabanne a été en 1966 le tout premier créateur de mode à utiliser de la musique pour ses défilés". Il invente aussi des néologismes fun comme "Barainciaga", lors du défilé sous la pluie de Balenciaga.
Les aphorismes concis du Géorgien sont une bouffée d'air frais dans le flux d'images Instagram. Son regard positif, son humour et ses éloges non dissimulés pour des marques ou des créateurs sont irrésistibles. Selon le New York Times, Gvishiani "redonne de l'enthousiasme pour la mode". Cet enthousiasme a également trouvé un écho dans le secteur. Gvishiani s'est hissé dans le Top 500 de la prestigieuse plateforme de mode Business of Fashion, figure dans la liste des "30 under 30" de Forbes en Géorgie, et a déjà siégé dans plusieurs jurys de prix de la mode, dont ceux de Hyères et de Loro Piana.
Comment avez-vous réussi, en à peine trois ans, à passer de Géorgien inconnu à acteur majeur dans le milieu très fermé de la mode?
"Grâce à la pandémie. Durant l'été 2021, je me trouvais à Tbilissi, devant mon ordinateur portable, à regarder tous les défilés. L'industrie de la mode reprenait lentement vie et je voulais écrire sur les défilés. Sans invitations, je n'avais pas d'images à disposition et je ne voulais pas utiliser les images des autres. En réfléchissant, j'ai eu l'idée d'utiliser les légendes des textes comme images. J'ai publié de courtes phrases sur les mannequins qui défilaient, les maquilleurs et les invités: tout ce dont personne ne parlait. C'est ainsi que des insiders de la mode ont commencé à me suivre."
"Mon tone of voice est sacré, même pour les posts sponsorisés."Beka Gvishiani
"J'ai percé quand Clara Cornet, responsable des partenariats mode chez Instagram, m'a contacté: 'J'adore votre compte et je veux vous aider.' Je lui ai envoyé une liste des défilés que je souhaitais voir et elle m'en a donné les clés. Ces premiers défilés, les rencontres avec des créateurs, c'était très excitant. Je ne m'attendais pas à ce que tout aille si vite. Dès la première année, presque tous mes rêves de mode se sont réalisés. L'année suivante, j'ai commencé à prendre conscience de ce qui m'arrivait. Style Not Com est bien plus qu'une activité à plein temps. Il est temps de choisir la direction que je veux prendre, ce qui fait que je dis beaucoup plus souvent non que oui."
Cette année, pour la première fois, vous avez accepté de publier des posts sponsorisés, sans mentionner lesquels. La Géorgie, où est basée votre entreprise, ne l'impose pas. Cela ne risque-t-il pas de nuire à votre crédibilité?
"Je suis extrêmement sélectif. Si une collaboration ne me convient pas, je la refuse, même s'il s'agit de grandes marques et de budgets conséquents. Les marques me rémunèrent pour la garantie que je publierai quelque chose sur le défilé, la campagne ou le lancement, mais c'est moi qui décide du contenu. Mon tone of voice est sacré."
Le concept visuel fort de Style Not Com - du texte en majuscules blanches sur fond bleu - est-il le fruit d'une planification minutieuse ou s'est-il imposé spontanément?
"Comme je suis obsédé par les polices de caractères et la mise en page, il était crucial que ce soit parfait. Le bleu est ma couleur préférée. Pour cette teinte cobalt, je me suis inspiré de l'iconique concept store parisien Colette. Quant à la police, le choix a été vite fait: Arial Bold. C'est aussi le nom de mon studio de création, qui organise des shootings et des défilés de mode en Géorgie."
Vous n'êtes pas un critique de mode acerbe, votre compte se distingue par son ton positif et léger. Beka est-il aussi positif, ou bien Style Not Com est-il un alter ego?
"Quand j'ai lancé Style Not Com en 2021, le monde de la mode était devenu beaucoup plus sérieux suite à la pandémie. Le fun et le mystère avaient disparu et je voulais les réintroduire. Plusieurs personnes m'ont dit que je ramenais l'excitation dont le secteur avait besoin. Je ne serai jamais méchant sur Style Not Com, mais j'aime donner mon avis, souvent à contre-courant de l'opinion générale. Mes publications sont également empreintes d'ironie et de sarcasme et il y a beaucoup à lire entre les lignes. Comment décider ce qui mérite d'être publié? Les ragots sont acceptables, surtout s'ils sont drôles, mais je déteste les propos malveillants. Les mots peuvent briser le cœur d'une personne ou la démotiver totalement. Ce n'est pas ce que je veux faire."
En trois ans, vous avez publié près de 5.000 posts, soit quatre à cinq par jour. Ils semblent très spontanés, presque comme des SMS. Sont-ils vraiment écrits aussi rapidement ou bien y consacrez-vous secrètement plus de temps?
"90% de mes posts sont rédigés à la vitesse de l'éclair. Pendant la Fashion Week, comme je veux réagir rapidement, j'écris entre les défilés. En dehors de cette période, je prends mon temps: je publie des posts plus informatifs et je procède à un fact-checking minutieux."
Vous êtes une encyclopédie de la mode. Lorsque je vous demande quel mannequin était en couverture du Vogue américain en septembre 2003, vous pouvez même citer le photographe, le styliste et le maquilleur. D'où vous viennent ces connaissances?
"Enfant, j'achetais tous les magazines pop et showbiz que je pouvais trouver en Géorgie. J'adorais le papier glacé, les photos et la mise en page. Un jour, à dix-sept ans, j'ai vu un Vogue Russie. Je l'ai acheté pour dix dollars et, quand je l'ai ouvert, j'ai su que c'était le monde dans lequel je voulais évoluer. Et je voulais tout savoir à ce sujet. Je suis devenu un geek, j'ai passé des heures sur des forums et, en 2011, j'ai lancé mon blog Tumblr Glossy Newsstand sur les magazines de mode. J'ai une bibliothèque plus de mille magazines et ils m'inspirent toujours. Pour moi, le papier est loin d'être mort."
Style Not Com existe aussi en version papier. Chaque année, vous compilez 365 posts dans un livre carré bleu, de la taille d'un écran de smartphone. Quel est l'intérêt d'un livre statique quand on gère un compte Instagram dynamique?
"Je le considère comme le résumé d'une année d'histoire de la mode en courtes phrases. Le livre inclut aussi des QR codes qui renvoient à des vidéos, des photos et de la musique. Le récapitulatif de l'année 2024 sera publié en février 2025. Au départ, c'était pour le fun, mais c'est devenu une activité à part entière."
Votre récapitulatif annuel de la mode en version papier ne prouve-t-il pas simplement que vous êtes un nostalgique? Votre compte porte le nom d'un site de mode légendaire, style.com, disparu en 2015, et le bleu est inspiré de la boutique Colette, qui a fermé ses portes en 2017. N'auriez-vous pas rêvé de vivre à une autre époque?
"J'aimerais revenir dans les années 90 et plus spécifiquement en 1997, une année emblématique: Marc Jacobs arrive chez Louis Vuitton, John Galliano, chez Dior et Alexander McQueen, chez Givenchy. Les supermodèles sont des super stars, le concept store Colette ouvre ses portes à Paris et la pop culture fait son entrée dans la mode. J'aurais adoré être témoin de tout ça, mais je n'avais que six ans à l'époque."
Vous avez grandi à Koutaïssi, deuxième ville de Géorgie. À l'exception de Demna Gvasalia, directeur artistique de Balenciaga et cofondateur de Vetements, les pays de l'ex-URSS sont peu représentés dans la haute couture. Vos origines ont-elles influencé votre vision de l'univers de la mode?
"Il y a une dizaine d'années, en tant que general director, j'ai participé au lancement de la marque de mode géorgienne Anouki. Cela m'a permis d'apprendre les aspects techniques, pratiques et commerciaux de la mode, un domaine dans lequel ma famille était active. Mes grands-parents étaient tailleurs dans un atelier qui travaillait pour le gouvernement géorgien. Grandir en Géorgie, c'était vivre dans une bulle, car il n'y avait pratiquement aucune influence occidentale. J'avais dix-neuf ans quand le premier Zara a ouvert ses portes en Géorgie. Cela donne une perspective très différente sur le monde: je l'aborde avec beaucoup plus d'émerveillement, d'enthousiasme et d'excitation."
"Ce n'est que lorsque je me suis installé à Paris l'année dernière que j'ai pleinement réalisé à quel point je suis fier de mes origines et reconnaissant pour mon enfance en Géorgie. L'hospitalité et la gentillesse sont des valeurs essentielles pour les Géorgiens, ce qui contraste fortement avec Paris, qui n'est pas une ville très accueillante pour un étranger qui ne parle pas français."
Même à Paris, vous ne vous habillez pas vraiment comme un influenceur cherchant à se démarquer. Chemise, pantalon noir, Birkenstock, casquette bleue: pour un passionné de mode, votre tenue est plutôt sobre. Préférez-vous observer les vêtements plutôt que les acheter ou les porter?
"Avant, j'achetais davantage: maintenant je privilégie la qualité et le confort. Bien sûr, il m'arrive de flasher sur une pièce de défilé. Heureusement, il faut attendre six mois avant qu'elle soit disponible à la vente, ce qui évite les achats impulsifs! Et souvent, ces looks de défilé n'arrivent même pas en boutique: ce qu'on y trouve, ce sont des basiques sobres. C'est dommage. Je ne cherche pas un T-shirt à 500 euros: le modèle parfait, je le trouve chez Uniqlo."
"La mode de luxe et ses innombrables collections dérive de plus en plus vers la fast fashion. La qualité diminue et l'empreinte écologique devient considérable. Serions-nous à un point de bascule? La fast fashion a atteint son apogée, car les consommateurs commencent à réaliser qu'ils n'ont pas besoin d'autant de vêtements. Les maisons de mode constatent un ralentissement de leur croissance. Il y a trop de vêtements et je dirais: finissez-en avec toutes ces précollections, elles sont inutiles. Limitez-vous à deux collections par an. Attendre six mois crée davantage de suspense. Et à ce rythme, les créateurs auraient plus de temps pour proposer des créations vraiment novatrices, au lieu de restyler sans cesse les mêmes pièces."
Ce mois-ci, vous assisterez aux Fashion Weeks de New York, Londres, Milan et Paris. Qu'attendez-vous avec le plus d'impatience?
"Le premier défilé du créateur Alessandro Michele pour Valentino. Jusqu'à présent, le moment le plus fort de cette année a été ma rencontre avec Dries Van Noten, sans hésitation. Avant son défilé d'adieux, il m'avait invité chez lui pour une interview dans son jardin. J'ai même eu le privilège de rester pour le dîner. Un moment inoubliable. Bien plus que les vêtements, ce sont les personnes et leurs histoires qui me font tant aimer le monde de la mode."
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