Le designer belge Raf Simons fait ses débuts dans l’équipement de ski et de snowboard en collaboration avec le label Templa. Une collection capsule qui en a séduit plus d’un, les stars Billie Eilish et ASAP Rocky en première ligne.
"Dans la vie, les occasions ne manquent pas, mais il faut être vigilant et prêt à essuyer un refus." Voilà comment Anati Rakocz, global commercial director de la marque belgo-australienne d’équipement de sports d’hiver Templa, basée à Anvers, résume cette première collaboration avec Raf Simons.
La meilleure description pourrait être un ‘fashion accident’. En effet, leur collection d’équipements pour le ski et autres sports de glisse repose sur le hasard d’une rencontre, et d’un mauvais timing. Il y a un an, au mois de septembre, Rakocz reçoit un coup de fil de l’organisation Flanders District of Creativity: on lui demande de remplacer quelqu’un à la Fashion Week de Zurich.
Sa mission: regarder le défilé de fin d’année, aller au dîner de gala et, le lendemain, participer à une table ronde sur le secteur de la mode. Bien qu’elle intervienne en renfort ‘last minute’, l’Anversoise est le bon casting: elle a travaillé pendant des années comme directrice commerciale pour Ann Demeulemeester et Haider Ackermann. Et elle a réussi à placer les premières collections Templa dans de grandes enseignes, et dans le monde entier: Barneys, Selfridges et Lane Crawford.
Lors du dîner à Zürich, elle est assise à côté de Bianca Quets-Luzi, CEO du label de Raf Simons, qui remplace le créateur à l’occasion de cet événement. Les deux femmes vivent à Anvers, se rendent depuis des années aux mêmes Fashion Weeks et pourtant, elles ne s’étaient pas encore rencontrées. Le courant passe bien et, lors de la table ronde du lendemain, elles découvrent qu’elles sont sur la même longueur d’onde, et sans s’être concertées en plus.
Ensuite, elles filent prendre un taxi pour l’hôtel et l’aéroport et, au moment des adieux, Rakocz propose: “Ce serait sympa de faire quelque chose ensemble, non?”, à quoi Quets-Luzi lui répond: “Oui, bonne idée, Raf n’a encore jamais fait de collection de sports d’hiver. Restons en contact”.
Page blanche
Une promesse qui, dans 90% des cas, reste lettre morte. Sauf qu’ici, un rendez-vous est fixé. Raf Simons et son équipe se rendent chez Anati Rakocz pour voir des échantillons de la collection Templa. "Les vêtements sont moins criards que les équipements de ski et de snowboard lambda, et plus pointus sur le plan technique. C’est ça que Simons et son équipe ont apprécié.Il a été impressionné par la qualité et la technicité des matières. Et, à ma grande surprise, il a accepté une collaboration. Nous étions aux anges! Si je n’avais pas rencontré Bianca, ça aurait probablement pris des années à se concrétiser."
Pourquoi Raf Simons a-t-il accepté cette collaboration? "Nous avions déjà présenté des doudounes, mais nous trouvions intéressant de collaborer avec Templa pour son super know-how technique." Les vestes d’hiver oversized de Simons ont beau ressembler à des vestes de ski, elles sont peu pratiques sur les pistes. En ce sens, le lien avec la perfection technique de Templa paraît logique.
Perfection technique
Templa est une marque discrète de qualité, connue uniquement des insiders et des amateurs de sports d’hiver. Elle a été lancée en décembre 2017 par deux skieurs et snowboarders australiens, Roberto Maniscalco (creative director) et Dellano Pereira (brand director). Ils sont entrés en contact avec Anati Rakocz via un client australien de Ann Demeulemeester.
Leur objectif? Développer des vêtements haute performance avec une coupe trendy pour que l’on puisse les porter aussi bien sur les pistes qu’à la ville. "Quand nous avons fondé Templa, l’équipement de ski était un territoire vierge dans l’univers de la mode", explique Rakocz. "Les signes particuliers de Templa, ce sont les coupes minimalistes, les détails techniques et l’extrême concentration sur la performance. C’est une marque qui préfère chuchoter plutôt que crier."
Par exemple, les combinaisons de ski embarquent des systèmes de détection Recco permettant aux équipes de secours de retrouver un skieur suite à une avalanche. Tissus Sympatex (respirants, écologiques, isolants), fermetures éclair YKK scellées, niveau d’isolation Primaloft Gold et de ‘breathability’ les plus élevés: Templa coche toutes les cases. Rob Maniscalco: "Beaucoup de ces performances techniques sont dans le tissu même. Cela me permet de me consacrer à la silhouette. J’aime ce qui est minimaliste. La collaboration avec Raf dépasse les paramètres conventionnels."
Heroes / Losers
Depuis que Raf Simons lui a conféré son esthétique “underground”, cette marque discrète séduit des pop stars - ASAP Rocky et Billie Eilish - qui ont porté des pièces de la collaboration. Initiales RS, rayures brillantes et finition edgy, on reconnait bien la patte de Raf Simons. "Vous pouvez choisir à quel point vous voulez vous faire remarquer", détaille Rakocz. "Raf a réinterprété le gilet de snowboard, que l’on peut porter seul ou sur une autre veste de ski. Quant aux inscriptions ‘Heroes / Losers’ et ‘Burning down the house’, elles font référence à sa collection hiver 2019." Qui, elle, fait visiblement référence aux seventies, à David Bowie et aux Talking Heads.
Quand Simons a annoncé qu’il envisageait une collaboration avec Templa, il restait à peine trois mois pour la réaliser. Il n’y avait donc pas une minute à perdre. "S’il s’agit de vestes et de mode hiver “normales”, ce délai peut être tenable", pose Rakocz. "Mais pour développer une ligne ultra performante, il faut compter un an.
Surtout avec l’agenda de Raf! Nous avons dû travailler 24 heures sur 24 pour que tout soit conçu, développé et testé à temps. Heureusement, ils ont été extrêmement accommodants en Italie, où tout a été fabriqué."
Cette collab est disponible dans des points de vente aussi pointus que Dover Street Market, Tom Greyhound et The Broken Arm à Paris, Midwest Open Ceremony au Japon et Ssence au Canada. Toutes ces enseignes vendaient déjà des équipements de ski et des collections Raf Simons, mais pas la combinaison des deux.
Masterclass
Anati Rakocz vit à Anvers depuis 15 ans. La Belgo-Israélienne a été pendant près de dix ans global commercial director pour Ann Demeulemeester et Haider Ackermann. Au cours de la saison 2015-2016, elle a quitté BVBA 32, la société d’Anne Chapelle qui chapeaute ces labels de mode.
Une décision difficile, mais Rakocz voulait prendre ses distances avec la mode pour créer tout autre chose: un atelier où parents et enfants pourraient apprendre ensemble à cuisiner des recettes healthy."J’ai essayé pendant deux ans, mais les parents ne jouaient pas le jeu: ils venaient déposer leurs enfants comme à la garderie et trouvaient mes cours de cuisine trop chers alors que nous n’utilisions que des produits locaux et bio. Si j’avais fait ce projet à New York ou à Londres, ça aurait marché, mais ici, c’était trop tôt: j’ai arrêté au bout de deux ans. Une leçon de modestie."
Sa première expérience de mode, en 2004, elle la doit à Anne Chapelle, qui lui propose un job dans le showroom d’Ann Demeulemeester pendant la Fashion Week de Paris. "Ann nous avait expliqué sa collection en détail: une masterclass! Un nouvel univers s’est ouvert à moi; je ne savais même pas qui étaient Yohji Yamamoto, Martin Margiela et Rei Kawakubo!"
"Comme je ne connaissais rien à la mode, je notais phonétiquement le nom des labels et des créateurs, afin de ne pas commettre d’erreur quand je devrais les citer. La première cliente à entrer dans le showroom, une acheteuse américaine, s’est montrée très distante. Elle ne voulait ni qu’on l’aide, ni qu’on lui adresse la parole. Comme je redoutais que cela n’affecte les ventes, j’en ai fait part à Anne Chapelle.
Elle a apprécié mon honnêteté. C’est peut-être suite à cela qu’elle m’a fait confiance. De fil en aiguille, j’ai travaillé pour sa société BVBA 32 pendant douze ans. Avec enthousiasme et passion."
Club de lecture secret
Passer de la mode au sport et de BVBA 23 à Templa, en 2017, ressemble à un virage à 180 degrés, surtout pour quelqu’un qui n’a pas de réseau dans le monde du sport et qui ne pratique ni ski, ni snowboard. Et pourtant, ces deux univers ont en commun le luxe discret, sans grands logos visibles ni créations sloganesques, comme en témoigne Rakocz: "Dans la rue, il m’arrivait de repérer des gens qui portaient des vêtements d’Ann. Leur tenue ne hurlait pas “regardez-moi!”.
Quand nous avons fondé Templa, l'équipement de ski était un territoire vierge dans l'univers de la mode.
Ces gens appréciaient la coupe et la qualité des finitions. Le branding était invisible, comme c’est le cas chez Templa. Lorsqu’on essaye le vêtement, on comprend directement qu’il est parfait. C’est pour cela que je qualifie Templa de “club de lecture secret”: la qualité est codée."
N’est-ce pas un peu exagéré de comparer la mode à la littérature? "Certains traitent la mode comme un “produit”, alors qu’il s’agit de création. Si vous n’y voyez qu’un produit, une partie de la poésie disparaît. Je sais combien de nuits blanches implique une collection, et le supplément d’âme qu’y met son designer. Personnellement, je ne pourrais pas travailler pour un label qui fait claquer sa marque comme un produit, ni même envisager une collab."
"Je sais bien que la mode ne sauvera pas le monde du cancer ni de la famine, et qu’elle ne résoudra pas non plus la crise climatique. Au contraire, nous y contribuons, j’en ai bien peur… Le vêtement est la première carapace que l’on revêt pour affronter sa journée. Quand on se sent bien, beau, sûr de soi, fort et en sécurité dans ses habits, on est prêt à tout. Et donc aussi à résoudre les problèmes climatiques."