Le crissement sur l’ardoise, la poussière qui s’envole quand ils soufflent sur la brosse: les génies adorent la craie. Si la photographe Jessica Wynne ne comprend rien de ce qu’écrivent les mathématiciens, elle comprend parfaitement leur amour pour le tableau noir.
"Aucune idée!", s’exclame Jessica Wynne quand je lui demande ce qu’elle a photographié. Les yeux légèrement plissés, nous scrutons un tableau noir du mathématicien Sahar Khan à l’Université Columbia, New York. "Quand je lui ai demandé de m’expliquer, il a répondu: “non.”"
Jessica Wynne s’en fiche: le mathématicien ne le savait sans doute pas non plus. Ce qu’il a inscrit sur le tableau noir est un processus de réflexion qui mène rarement à quelque chose. Et ça reste le plus souvent un simple gribouillage. "La pensée des mathématiciens est guidée par leur imagination. Ils voient d’abord les images et leur signification vient plus tard."
Cette façon de travailler n’est pas étrangère à Wynne, qui est professeur de photographie au Fashion Institute of Technology de New York (FIT). En effet, la méthode de travail d’un mathématicien (d’abord l’image, puis voir ce à quoi l’on aboutit) est très similaire à celle des photographes. Et c’est ça qui l’intriguait.
Génies enthousiastes
"Nous avons une maison de vacances à Cape Cod. Nos voisins sont un couple de scientifiques reconnus dans le petit monde des mathématiques. Des collègues de l’Université de Harvard passent souvent chez eux, où ils discutent de tel ou tel problème mathématique. Je suis plongée dans cette effervescence de génies enthousiastes."
"Leur pensée et le langage qu’ils utilisent ne sont accessibles qu’à un très faible pourcentage de la population mondiale. C’est cette pensée que je voulais visualiser, mais comment? La solution était le tableau noir de sa voisine, Amie Wilkinson, professeur à l’Université de Chicago.
"C’est chez elle que j’ai pris la première photo de cette série. Amie m’a ensuite emmenée dans des universités du monde entier, m’a ouvert des portes à Paris, Princeton, Los Angeles et m’a présentée aux grands mathématiciens d’aujourd’hui. Une fois que vous gagnez leur confiance, ce sont des personnes enthousiastes."
"Les mathématiciens sont très semblables aux artistes: ils adorent parler de leur travail, mais pas des formules mathématiques proprement dites; plutôt de la motivation qui les pousse à s’attaquer à un problème spécifique, ainsi que de la façon de travailler."
Sur la plage
Une des photos représente un tableau noir de l’Institut des hautes études scientifiques de Paris. Il se trouve à l’extérieur, exposé aux intempéries, dans un jardin avec d’autres tableaux similaires. "C’est typique de leur méthode de travail: certains mathématiciens m’expliquent qu’ils s’asseyent sur la plage et, tout à coup, une idée surgit. D’autres font les cent pas et, quand une idée pointe le bout de son nez, ils l’écrivent sur le tableau le plus proche."
Alors, elle devient accessible à toute l’équipe et une chorégraphie se met en marche: quelqu’un note une formule ou dessine un objet juste à côté, puis recule. D’autres s’avancent pour ajouter ou effacer quelque chose, comme un ballet menant vers une solution. Ces effacements et ces ajouts restent visibles sur le tableau. Les restes de craie visualisent l’historique de l’idée."
Le titre de la série ‘Do Not Erase’ fait référence aux pancartes qu’elle a trouvées dans toutes les universités à l’attention de femmes de ménage trop zélées. L’histoire s’est déroulée au California Institute of Technology dans les années 1970, où une équipe de nettoyage avait effacé une formule prometteuse de Richard Feynman qui semblait rendre l’impensable possible."
"En deux mots: en raison de l’attraction gravitationnelle, rien ne peut s’échapper d’un trou noir. Pourtant, selon la formule établie par Feynman ce jour-là, un trou noir pourrait émettre un rayonnement. Il s’est dit qu’il allait la développer après une bonne nuit de sommeil, et est rentré chez lui. Le lendemain, l’équipe de nettoyage avait tout nettoyé, tableau noir inclus. Un an plus tard, c’est Stephen Hawking qui allait arriver à une conclusion similaire qui l’a rendu mondialement célèbre."
Document ou art?
Les mathématiques sont un univers compétitif, et c’est au premier que reviennent les honneurs. Voilà pourquoi tous les mathématiciens n’étaient pas enclins à laisser Wynne photographier leurs idées. Elle leur donne carte blanche. Tadashi Tokieda, professeur à l’Université américaine de Stanford, a effacé son tableau pour y dessiner un gag. À la façon d’un Magritte, il montre que, sur tous les tableaux noirs du monde, une boule blanche représente un objet noir, et un cercle, un objet blanc. "Les mathématiciens trouvent cette photo hilarante", déclare-t-elle.
Techniquement, ce sont des photos très simples. Wynne essaie parfois d’intégrer un objet sur le bord de l’image, mais, la plupart du temps, elle cadre simplement le tableau.
"Qu’est-ce que cela représente? Je n’en ai aucune idée!"
"En tant que photographe, je ne figure pas sur ces photos, et je ne le voudrais pas non plus. Les mathématiciens travaillent sur des tableaux noirs et c’est cela que je fixe sur une image. Ce que je montre, c’est la vérité objective", conclut-elle.
Est-ce suffisant pour parler de photos d’art? Une question qu’elle est loin de trouver loufoque. Au FIT de New York, elle donne deux cours: photographie documentaire et photographie artistique. Dans quelle discipline son travail s’inscrit-il? S’agit-il d’une série de photos purement documentaire ou est-ce de l’art? "Il y a de la poésie dans ces photographies", déclare-t-elle, répondant définitivement à la question.
Le livre ‘Do Not Erase’ paraîtra à l’automne 2020 chez Princeton University Press. www.jessicawynne.com