Il y a six ans, Didier Engels sortait son appareil photo du placard. Aujourd’hui, ses clichés abstraits sont aux cimaises de grandes galeries, de Londres à New York, en passant par Knokke. "Beaucoup de gens photographient des conteneurs, mais personne ne le fait de cette façon."
Le hangar de l’héliport près d’une succursale de Katoen Natie à Anvers abrite l’hélicoptère bleu de l’entrepreneur Fernand Huts, décoré par l’artiste français Bernar Venet. "Peut-être qu’un jour, il achètera mes photos!", s’amuse Didier Engels (66 ans) en montant à bord d’un autre hélicoptère. Il est 11 heures et Yvan Carlé, le pilote d’Helimo, démarre le moteur de son appareil. La porte reste ouverte. Quelques minutes plus tard, nous volons à l’altitude minimale légale de 300 mètres et Didier Engels se tient sur le marchepied vibrant, appareil photo au poing. Bien sûr, il est attaché, mais c’est tout même impressionnant.
Loterie
Ce qu’il cherche dans le port d’Anvers, c’est de la couleur. Un maximum de cargos avec un maximum de conteneurs, qu’il photographie du ciel. Nous commençons au-dessus des quais. Il cherche et trouve un cargo de la compagnie MSC, mais la palette de couleurs s’avère quelque peu décevante. "Nous ne savons jamais à l’avance ce que nous allons trouver", lance-t-il. "J’étudie attentivement l’application MarineTraffic, qui indique quels cargos approchent. Par contre, on ne sait jamais quels conteneurs s’y trouvent. C’est une loterie."
Les conteneurs du cargo suivant ne sont pas satisfaisants non plus: il y a trop de trous sans couleurs, d’autres sont fort rouillés. Ensuite, un patchwork de jaune, bordeaux, bleu et vert apparaît. Engels donne ses instructions au pilote, et l’hélicoptère vire en souplesse. Un peu plus loin, nous apercevons des centaines de conteneurs verts et blancs. Et un autre cargo plein de nuances de rouge. "Volez en parallèle!" L’hélico se tient en oblique, mais Engels reste sur le marchepied et photographie. Hélas, il n’y a pas assez de lumière. Nous attendons alors le retour du soleil quelques minutes. "Il n’est pas aisé de régler les paramètres de lumière de mon appareil photo à partir d’ici", nous expliquera-t-il par la suite.
Un cargo rouge couvert de conteneurs blancs arrive. "Plus haut. Encore plus haut!" Le pilote maintient l’hélicoptère parfaitement en place, Engels mitraille comme si sa vie en dépendait. "Il y a quelque chose à faire avec ça!", s’exclame-t-il en riant.
"Idéalement, je photographie à l’extérieur du port, où il n’y a pas de grues", précise Engels. Nous volons donc en direction de la côte, au-dessus des polders et de Beveren-Waas, du Saeftinghedok et de Doel, puis survolons Kloosterzande et l’Escaut occidental. Terneuse est en vue. Mais comme il ne trouve plus rien, nous faisons demi-tour. Revenu au-dessus de l’agitation du port, je me perds dans mes pensées. Je songe au kick de Huts lorsqu’il survole son empire. À tous ces dockers et à leur dur labeur. Et à cet artiste, qui le transforme en beauté abstraite.
De docker à entrepreneur
Anvers est le lieu de travail principal de Didier Engels. Il le connaît comme sa poche. "Un dimanche, quand je suis entré par une porte ouverte dans une zone gardée, j’ai été arrêté par la police. Après quelques palabres avec la police et l’équipe du port, j’ai reçu l’autorisation à photographier pendant une demi-heure, avec un laissez-passer Alfa qui m’a donné accès à tout", s’exclame-t-il en riant.
Ces dernières années, il a pu présenter son travail aux autorités portuaires. "De nouveaux projets en découlent. Et je ne photographie pas uniquement au port d’Anvers, mais aussi à celui de Rotterdam, du Havre, de Copenhague et bientôt ce sera au tour d’Hambourg."
"Les galeries me contactent pour mon œil, pas ma technique. Je ne suis pas un photographe, mais un créateur de visuels."Didier Engels
Pour le déjeuner, il nous emmène au Pomphuis à Anvers. Il nous explique avoir ressorti du placard son appareil photo il y a six ans, après l’avoir longtemps délaissé. "Quand j’étais jeune, j’avais déjà une chambre noire. Mon amour des ports et de tout ce qui va de pair remonte à loin. Mes parents avaient un appartement à Zeebruges, où mon père faisait de la voile. Enfant, je me baladais à vélo, souvent dans le port. Vers 18 ans, j’y ai même travaillé pendant un peu plus d’un an en tant que docker. Ensuite, j’ai fondé la marque Bruphils pour femme, avec un copain. Nous avions 18 boutiques. J’ai travaillé pendant plus de 25 ans en tant que designer: c’est ainsi que mon œil s’est formé."
En 2011, il revend ses parts et renoue avec la photo. "Je me suis mis à photographier des coques de bateaux depuis les quais. J’aime rendre le concret abstrait et brouiller les pistes. Ceux qui ont vu ces premières images me demandaient toujours ce qu’elles représentaient exactement. Mais elles plaisaient à tout le monde."
Une idée germe en lui quand un ami amateur d’art le pousse à exposer ses clichés. "Je l’ai pris pour un fou, mais une première expo a été organisée en 2016 dans la boîte de nuit bruxelloise «Les Jeux d’Hiver». Chez Limelight Laboratory, qui imprime mes clichés, on m’avait dit que ce serait déjà génial si j’arrivais à en vendre un ou deux. Finalement, j’en ai vendu une quinzaine! Ensuite, Jonathan Jossart et William Hoek, de la galerie bruxelloise Art Unity Gallery ont immédiatement voulu présenter mon travail, tout comme la galerie Okker à Amsterdam. Ils m’ont emmené à des foires d’art à Londres et à Paris. J’étais surpris, mais j’ai réalisé qu’il y avait là une occasion à ne pas rater.»
Blocs Lego
Après les coques de navires, Didier Engels s’intéresse aux conteneurs. "C’est également arrivé par hasard. Un jour, j’ai vu ici, dans le port, une série de conteneurs joliment disposés. L’ensemble avait des couleurs frappantes et des formes graphiques accrocheuses. J’ai montré ces images à ma galerie qui a été enthousiaste."
"Quand je crée des images, je regarde d’abord le graphisme, les blocs Lego, les lignes, les couleurs et les textures: c’est ce qui attire l’œil. Ce n’est qu’ensuite que l’on remarque qu’il s’agit de conteneurs."Didier Engels
Il me montre son travail: les photos originales et les versions artistiques finales. "En post-production, je supprime tout ce qui se trouve dans les environs ou à l’arrière-plan, comme les bâtiments et les grues", explique-t-il. "Je travaille un peu les couleurs, mais je ne les modifie pas trop. J’applique simplement un filtre et j’utilise le contraste et un effet miroir. Ce qui reste à l’image, c’est le sujet: des conteneurs, imprimés en format XXL. C’est banal, mais en laissant tout le reste de côté, ça devient beau. Quand je crée des images, je regarde d’abord le graphisme, les blocs Lego, les lignes, les couleurs et les textures: c’est ce qui attire l’œil. Ce n’est qu’ensuite que l’on remarque qu’il s’agit de conteneurs. C’est ma grande chance: j’ai trouvé une idée, une technique, permettant de donner à quelque chose de banal une autre dimension, un élan artistique. Je vois ce que d’autres ne voient pas. Beaucoup de gens photographient des conteneurs, mais personne ne le fait de cette manière."
"Cette façon de travailler est mon identité", poursuit-il. "Maintenant, on pense à moi quand il est question de conteneurs dans l’art. Cela me permet de réaliser des compositions où je peux tout manipuler, y compris les couleurs. Je réunis ensuite deux, quatre ou cinq photos: je dispose d’une vaste banque d’images, avec un nombre infini de compositions possibles."
L’identité est essentielle, souligne-t-il. "Je trouve aussi que la reconnaissance est très importante chez d’autres artistes. Elle est souvent réfléchie, mais pas chez moi. C’est venu naturellement. Je voudrais proposer quelque chose de nouveau tous les trois ou quatre mois, mais je ne vais pas commencer à faire un travail figuratif. Je ne vais pas faire un drapeau américain ni présenter une centième version du pop art. Je déteste les copies et les hommages. J’ai parfois des discussions à ce sujet avec des amis photographes: certains veulent faire des images artistiques d’animaux, comme David Yarrow, mais il y en a des centaines qui le font déjà! Ma chance, c’est que je peux m’exprimer avec un sujet dont personne ne veut vraiment."
Être reconnu pour son art
Il y a trois ans, il reçoit un appel du marchand d’art belge Grégoire Vogelsang, qui dirige la Cube Art Fair à New York: il voulait présenter son travail à Art Basel Miami. "Je croyais rêver. Ensuite, ça a fait boule de neige. Au début de l’année, j’ai exposé à la Fremin Gallery à New York. Et là, c’est une galerie londonienne qui me veut. Pour moi, ça reste avant tout un plaisir, mais les réactions que suscitent mes photos et le fait que j’en vende autant m’étonnent toujours. Il y a un an et demi, une de mes images en grand format se trouvait sur Times Square. Si on me l’avait dit il y a cinq ans, jamais je ne l’aurais cru!"
Dans l’intervalle, il a vendu pas moins de 250 photos: le début d’une seconde carrière. "Ce qui m’arrive est exceptionnel: dans mon entreprise, je travaillais avec une centaine de collaborateurs. Aujourd’hui, je travaille seul, je fais ce dont j’ai vraiment envie et je suis reconnu. Quel privilège!"
Pourtant, il n’a aucune formation en art ni en photographie. "Sur le plan technique, je n’ai pas le niveau d’autres photographes. Comme la photographie, ça ne consiste pas à appuyer sur un bouton. Les gens de Limelight Laboratory m’ont donné des conseils pendant deux ans. Ils aimaient mon identité artistique, mais ils m’ont fait comprendre que, techniquement, j’étais nulle part. Ce n’est pas pour ça que les galeries me demandent, mais pour mon œil. Je ne suis pas un photographe, mais un créateur de visuels."
Exposition du 01/08 au 31/08
Art Unity Gallery, Kustlaan 111 à Knokke
Format minimal (100 x 70cm)
www.didierengels.be