Peter Lindbergh se consacrait à la réalisation d’un ouvrage pour célébrer sa relation de longue date avec Dior. Une prouesse que Christian Dior aurait trouvée audacieuse.
À première vue, leur style était radicalement différent: Christian Dior, le couturier des dames du monde, et Peter Lindbergh, le photographe à la recherche de l’image du vrai visage des femmes. Pourtant, tous deux avaient une mission commune: dans leur quête de la beauté, la maison de couture et le photographe formaient une association logique.
En 1947, alors que les privations de la guerre en Europe sont encore dans toutes les mémoires, Christian Dior présente une collection de robes et de vestes au-delà de l’opulence. Scandale! Si les Parisiennes s’en détournent, les journalistes américains du Harper’s Bazaar voient dans le ‘New Look’ de Dior une nouveauté rafraîchissante: enfin quelqu’un qui ose mettre en valeur les courbes féminines!
Avance rapide jusqu’en 1988. Comment Peter Lindbergh ose-t-il... À l’heure de la photographie de mode hyper mise en scène (blush, brushing, paillettes), voilà qu’un Allemand représente les femmes en chemise blanche, sans fard et sans reproche. De sa chambre noire sortent des portraits sincères plutôt que des images dénaturées. Comme c’est rafraîchissant, se dit la rédaction du Vogue américain: enfin quelqu’un qui met la vraie beauté en valeur!
En suivant son concept très personnel, fait d’images en noir et blanc dans un style cinématographique et documentaire, Lindbergh devient l’un des principaux photographes de mode de ces dernières décennies. Et ce, tant pour des magazines que des marques: Giorgio Armani, Loewe, Miu Miu... et, surtout, Dior. Charlize Theron baignée de lumière dorée pour J’adore. Robert Pattinson légèrement vanné pour Dior Homme. Marion Cotillard perchée sur les poutres métalliques de la Tour Eiffel sans lâcher son sac à main.
La réputation de Lindbergh lui a donné suffisamment de poids pour inciter Dior à oser un exploit audacieux, à l’occasion du 70e anniversaire de la maison de couture. En 1947, Christian Dior avait été impressionné par New York et son “air électrique”, mais c’est en octobre 2018, en voyant ce qu’a accompli Lindbergh qu’il aurait été soufflé. Plus de 80 silhouettes Haute Couture d’époque (de la première collection de Christian Dior à celles de Maria Grazia Chiuri, sans oublier John Galliano) ont été transférées outre-atlantique, quittant le silence des archives parisiennes pour Times Square, une des places les plus animées du monde, pour un shooting de quatre jours avec les plus grands top modèles.
Haute Couture et jungle urbaine
Ces photos de rue, avec Alek Wek et Saskia de Brauw, constituent le premier volume de ‘Peter Lindberg. Dior’, un ouvrage en deux parties (le second volume reprend des photos d’archives) qui a pris une dimension particulière suite à la disparition de Lindbergh, en septembre dernier. Il avait 74 ans. Une semaine plus tôt, il était encore chez Taschen pour les approbations finales. La série, présentée cette semaine à Paris Photo, a été sa dernière grande production pour la célèbre maison de couture. Et l’une de ses dernières avec des super modèles.
Il est trop facile de réduire Lindbergh au photographe qui a contribué à l’émergence des super modèles: cliché après cliché, il tordait le cou aux clichés. C’est lui qui a mis un terme aux “mannequins-cintres”: si Naomi Campbell, Helena Christensen et Cindy Crawford sont devenues de telles stars, c’est justement parce qu’il les a mises en lumière d’une manière extrêmement personnelle.
Il a montré que la photo de mode n’est pas forcément superficielle: exécutée avec la bonne attitude, elle se rapproche de l’art. Et il a prouvé qu’on peut aller loin avec un grand ego doublé d’une grande gentillesse: il suffit de voir le nombre de célébrités qui ont embrassé son crâne et de journalistes qu’il a invités chez lui pour des interviews.
Et il a représenté la Haute Couture, souvent considérée comme immettable, de manière telle que les robes les plus impressionnantes semblaient tellement authentiques qu’elles en devenaient parfaitement mettables et réalistes, même dans une jungle urbaine. Pour celles qui pouvaient se le permettre.
‘Peter Lindbergh. Dior’, aux éditions Taschen, 150 euros.