La photographe Mary McCartney a pris ses quartiers au Château La Coste, en Provence. Nous l’avons rencontrée à Londres où elle nous a parlé de son amour pour les chevaux, de tartes pour David Hockney et du poids de son nom de famille.
«J’ai failli pleurer à trois reprises au cours de notre entretien», avoue Mary McCartney avec un sourire une fois l’interview terminée. «Mais c’est bien. J’aime ressentir quelque chose. Nous sommes tellement entraînés à refouler nos émotions ou à porter un masque face au monde extérieur... Alors qu’il n’y a rien de plus beau que de partager un moment authentique et émouvant avec quelqu’un, non?»
Mary McCartney n’aurait pas pu résumer plus joliment son travail pour l’exposition au Château La Coste, une oasis d’art au beau milieu des vignobles de Provence. Il s’agit plus particulièrement d’une sélection personnelle qu’elle a réalisée à partir de ses archives, et qui sera ainsi présentée tout au long de l’été. Plus de cinq mille planches contact, le fruit de trente années de photographie, sont passées une à une entre ses mains.
Qui est Mary McCartney?
- Fille de la photographe Linda McCartney et de l'auteur-compositeur-interprète Paul McCartney.
- Travaille en tant que portraitiste pour Vogue, GQ, Rolling Stone.
- Publie ses travaux photographiques tels que "The White Horse" (éditions Rizzoli).
- A une émission culinaire sur Discovery+ et a publié des livres de cuisine.
- Est une militant de la cause animale et l’ambassadrice de l’action Meat Free Monday.
- Est réalisatrice, travaille actuellement sur un documentaire sur l’histoire des studios Abbey Road.
- Est mariée et a quatre enfants.
Ce que les curieux et amateurs d’art ne verront pas, ce sont les célébrités que McCartney a immortalisées pour Vogue ou Rolling Stone. Également absents: ses portraits de la reine Elizabeth d’Angleterre, ainsi que les campagnes publicitaires pour Mandarin Oriental ou la marque de sa sœur Stella McCartney. Avec «Moment of Affection», McCartney se focalise sur la beauté et la tendresse des petits gestes, des rencontres fortuites et des liens vulnérables. Autant d’images qui montrent que tous les êtres vivants aspirent à être touchés.
Mary McCartney: «Bien sûr, c’est fantastique d’organiser des missions et des productions de grande envergure avec toute une équipe. Mais ma préférence en tant que photographe a toujours été de capturer les petits moments qui, parfois, peuvent passer inaperçus. La pandémie nous a fait prendre conscience de la fragilité des choses à priori évidentes. C’est aussi le point de départ de cette exposition: qu’est-ce qu’est vraiment un moment d’affection? Que signifie de partager un souvenir? J’ai appris à apprécier encore davantage la magie des contacts humains. Un moment fugace avec quelqu’un dans la rue, dans un magasin, dans le bus. Pour moi, cela peut aussi être une grande aventure.»
«Bien sûr, c’est fantastique de mettre en place des missions importantes et des productions. Mais, ma préférence en tant que photographe a toujours été de capturer les petits moments qui, parfois, peuvent passer inaperçus.»Mary McCartney
«J’avais une vingtaine d’années lorsque j’ai suivi un cours de base de photographie, dans le cadre duquel nous avons reçu pour mission de faire des photos d’extérieur dans un rayon de cent mètres. Alors que d’autres étudiants avaient réalisé de superbes compositions avec des lignes architecturales, mon regard s’était attardé sur une fleur qui poussait dans une fente entre les pavés. Aujourd’hui, sortir seule avec mon appareil photo est toujours ce que je préfère. L’imperfection est plus intéressante à montrer.»
Voilà qui contraste avec la vie excitante et grandiose que l’on attribuerait logiquement à la fille du musicien le plus célèbre du monde!
McCartney: «Quand je repense à mon enfance et aux expériences qui m’ont vraiment façonnée en tant que personne et artiste, je me souviens surtout de moments loin des projecteurs. Il nous arrivait d’accompagner en tournée, mais c’était exceptionnel. Nous passions beaucoup de temps en famille dans une petite ferme en Écosse. Dans les champs, loin de la civilisation. C’est là que mon regard s’est formé: j’aime observer, attendre, chercher. C’est toujours un fil rouge dans mon travail. Je suis davantage intéressée par les moments intermédiaires, en coulisses.»
«Je suis de nature plutôt timide, et c’est peut-être la raison pour laquelle j’ai choisi une profession qui me pousse hors de ma zone de confort. C’est aussi la beauté de mon métier: en tant que photographe, je dois vraiment être physiquement présente quelque part. Je dois participer au monde et chercher le contact avec les gens. Je ne peux rien créer chez moi derrière mon écran. J’aime cette authenticité. J’ai été ravie en apprenant que nous ne devions pas faire cette interview par écran interposé. Que vous soyez montée dans le train pour vous asseoir ici en face de moi et que vous m’ayez apporté des biscuits. Pour moi, c’est vraiment spécial.»
Abbey Road
Elle le pense vraiment. Et bien sûr, nous partageons ce sentiment. Derrière un écran, nous aurions raté beaucoup de choses. La balade vers son studio à travers une romantique partie de Notting Hill, dans le nord de Londres. Fureter dans son bureau pendant nos dix minutes d’attente. Constater qu’elle est beaucoup plus drôle, douce et chaleureuse que ne l’aurait suggéré le regard sévère de ses portraits. Remarquer qu’elle porte des sneakers de la collection de sa sœur.
Se voir servir du café dans une grande tasse portant l’inscription «Gently Holding Frog», certainement ma photo préférée de l’exposition. Rechercher discrètement sur Shazam les titres qui passent en fond sonore pendant l’entretien (les Pretenders, les Eagles, Fleetwood Mac et... les Beatles). Le câlin d’adieu. Recevoir un livre avec un message attentionné. Les «chit-chat» sur la météo en voyant les gros nuages gris amoncelés au-dessus de nos têtes. S’égarer sous la pluie en cherchant notre Uber et découvrir que nous avons atterri à l’angle d’Abbey Road.
«Un moment fugace avec quelqu’un dans la rue, dans un magasin, dans un bus. Pour moi, cela peut être une grande aventure.»Mary McCartney
Derrière un écran, je n’aurais pas non plus remarqué que lorsque Mary McCartney parle des photos qui se trouvent devant nous, sa voix hésite parfois. Comme à propos de cette photo, un oreiller avec des fleurs brodées et un nœud bleu pastel. Peut-être qu’en tant que spectateur, vous ne voyez rien de plus qu’un lit défait. Peut-être remarquerez-vous la beauté de la lumière qui tombe sur les plis des draps. Jusqu’à ce que vous lisiez le nom de l’œuvre: «Mum’s Side of The Bed».
«Techniquement, c’est une nature morte, mais, pour moi, c’est un portrait», explique McCartney. «Je la vois encore sur ce lit. Tout ce que je vois sur cette photo, c’est maman.»
«Nous étions assises là, à prendre le thé. Lorsqu’elle s’est levée pour s’habiller, j’ai été frappée par la lumière, et par l’empreinte et le motif laissés dans les draps. C’est un superbe exemple d’un moment qui me touchait tellement qu’il ne demandait qu’à être capturé. Je n’aurais jamais pu le mettre en scène de cette manière.»
L’exposition au Château La Coste se savoure lentement. Sinon, vous ne remarquerez peut-être même pas que ce cliché a été pris en 1996, un an après qu’un cancer du sein ait été diagnostiqué chez Linda McCartney. Elle décède deux ans plus tard, alors qu’elle n’avait que 58 ans et Mary, 28. Peut-être verrez-vous alors quelque chose d’autre dans les plis. Un vide, ou l’impression (littérale) qu’une personne laisse derrière elle.
Pissed off
Mary McCartney nous montre un autre cliché qui, selon elle, est l’œuvre clé de l’exposition: «Trees hugging», une autre image qui l’a submergée par hasard. «Lors d’une promenade, tout simplement. J’avais un petit appareil 35 mm. Même sans personne, cette photo est très physique et très chaleureuse.»
Quelles réactions espérez-vous recevoir du public?
McCartney (réfléchit): «Le lieu est un défi, car il s’agit d’un grand espace dans lequel on reçoit presque toutes les images d’un coup. C’est pourquoi j’ai dû être stricte dans ma sélection: chaque photo doit être suffisamment puissante pour évoquer cette émotion, ce ‘moment d’affection’.
J’aime beaucoup les expositions. Pour moi, elles sont le moment par excellence pour évaluer les réactions du public. La confrontation physique avec l’œuvre et les réactions immédiates sont ce que je trouve le plus intéressant. J’aime tendre une oreille indiscrète. Celle-ci, par exemple, provoque toujours de fortes réactions.» Elle me montre la photographie de plusieurs mètres de haut sur le mur de son studio, «Gently Holding Frog». «Quelqu’un m’a dit qu’on dirait que le crapaud supplie pour avoir un baiser pour se transformer en prince. Chacun semble y projeter un narratif différent.
«Je n’ai jamais tracé cette voie de manière consciente, mais je trouve très beau de constater que je porte autant d’elle en moi.»Mary McCartney
Et puis, j’aime raconter le mien, bien sûr: ce sont les mains de maman. Nous faisions une promenade ensemble et elle a écarté ce crapaud du chemin pour éviter que l’on ne l’écrase. Elle le tient fermement pour qu’il ne puisse pas s’échapper, mais suffisamment doucement pour ne pas le blesser. L’expression de son visage me fait toujours rire. Il semble vraiment ‘pissed off’, et on peut le voir penser: ‘Bah, inutile de résister’. C’est une photo qui m’est venue spontanément, mais tout est là: la couleur, l’alliance en or qu’on aperçoit sur l’image, le bracelet d’amitié en brin d’herbe sur le poignet. C’est magnifique, mais accidentel. Je suis incroyablement reconnaissante d’avoir pu saisir des moments comme ceux-là, car la vie passe vite.»
Votre père a un jour déclaré à propos de votre mère qu’elle avait une vision très «Disney» des animaux. Elle voyait chaque animal comme un personnage. Nous voyons un chien ou un cheval, mais elle voyait un individu.
McCartney: «C’est vrai. Aussi étrange que cela puisse paraître, elle semblait capable de communiquer avec les animaux. Il y avait quelque chose de très désarmant et innocent chez elle. Il y a des photos d’elle se promenant tranquillement dans Abbey Road avec un poney en laisse, comme un chien. (rires)
Votre mère vous a également transmis son amour de l’équitation. En quoi cela vous attire tellement?
McCartney: «J’aime la compagnie des chevaux, car ils ressentent parfaitement votre humeur. Avant d’entrer dans l’écurie, je dois toujours faire le point avec moi-même. C’est presque de la méditation, vous devez d’abord scanner ce que vous ressentez, car les chevaux absorbent tout votre stress et votre négativité lorsque vous n’êtes pas à l’aise. C’est très instructif pour moi, car cela fonctionne exactement de la même manière avec les gens.
Lorsqu’on me commande un portrait, le résultat dépend de l’énergie qui se dégage entre la personne et moi. Vous ne pourrez immortaliser joliment une personne qui n’aime pas être photographiée que si vous êtes relax et créez un lien agréable. Je ne suis pas le genre de photographe égoïste qui ‘prend’ une photo. Chaque portrait est une interaction. Pour mon projet sur les coulisses du Royal Ballet, j’ai passé des semaines avec les danseurs en établissant un lien avec eux. L’intimité de ces photos découle entièrement de l’amitié, de l’amour et du respect qui s’étaient développés entre nous. C’est un aspect important de mon travail.»
Jamais exposé auparavant
L’exposition «Moment of Affection» au Château La Coste est également un projet de passion. «It all comes down to friendship», selon les mots de Georgina Cohen de la galerie Gagosian, cocuratrice de l’exposition. «Mary est extrêmement talentueuse, et aussi très agréable et elle a une personnalité spéciale», nous avait déclaré Cohen au téléphone. «Nous nous connaissons depuis longtemps et sommes devenues amies lorsque nous avons travaillé ensemble la première fois, pour l’exposition ‘Mother Daughter’ à New York, pour laquelle nous avions combiné des photos d’elle et de Linda McCartney. Depuis lors, j’ai un lien encore plus fort avec l’œuvre. Je vois la douceur et la tendresse de son regard, mais aussi la crudité et l’authenticité de ses clichés.»
Une grande partie de ces photos sont issues des archives personnelles de McCartney et n’ont jamais été montrées au public. Les aspects personnels revêtent une connotation légèrement différente quand votre père est un Beatle. Une méfiance qu’elle a dû surmonter explique-t-elle.
McCartney: «Lorsqu’on grandit avec le nom de McCartney, on veut avant tout protéger tout ce qui est privé. Je cachais les photos qui avaient trait à ma famille. Je n’avais encore jamais pensé à les présenter. Le tournant s’est produit lorsque j’ai présenté l’exposition ‘Mother Daughter’ chez Gagosian à New York, en 2015. C’était très intime et personnel, mais le résultat était spécial. Cela m’a fait prendre conscience du fait qu’il n’est pas juste de garder mes photos personnelles cachées quelque part dans un coffre-fort. Pourquoi ne pas les montrer alors qu’il s’agit justement des choses qui me sont les plus chères?»
Étant née dans une famille d'artistes, vous engager sur cette voie était-il une évidence? Ou paralysant?
McCartney: «Pendant un certain temps, j’ai résisté à l’idée de devenir artiste. Quand on vient d’une famille connue, le monde a beaucoup d’attentes et vous pousse dans une case. Alors qu’en tant qu’artiste, vous devez être libre pour faire quelque chose qui puisse être sincère, vulnérable et imparfait. Je n’ai pu m’épanouir que quand j’ai décidé que je n’avais rien à prouver. Je partais du principe que le monde porterait sur moi un regard encore plus critique, alors que j’étais encore plus sévère avec moi-même.»
Vous êtes devenue photographe comme votre mère, et vous avez aussi suivi sa voie en tant que cheffe et autrice de livres de cuisine végétarienne.
McCartney: «I know! Bien sûr, j’y pense parfois. Quand je regarde ma vie, je fais littéralement les mêmes choses qu’elle: photographier, écrire des livres de cuisine, monter à cheval... Je n’ai jamais tracé cette voie de manière consciente, mais je trouve très beau de constater que je porte autant d’elle en moi. C’est un honneur que de prolonger ainsi quelque chose de sa vie. Dans tout ce que je fais, je ressens son héritage.»
Durant l’adolescence, n’avez-vous jamais traversé une phase de rébellion contre vos parents?
McCartney: «Non, je n’ai jamais eu de raison de me rebeller contre mes parents, cette envie m’était totalement étrangère. Il m’a fallu un certain temps pour découvrir qui j’étais, en tant qu’individu et en tant qu’artiste.
Quand j’ai commencé à vivre seule, je me suis dit que je n’étais peut-être pas obligée d’être végétarienne comme mes parents. Que j’étais adulte et que je pouvais faire mes choix. Cela a semblé intéressant pendant un moment.
Je travaillais à Soho, au cœur de Londres, et pour mon lunch, je prenais un sandwich au thon et à la salade. Voilà ma rébellion! (rires) Je trouvais ça très bon, mais je me sentais mal. Il y a un animal mort qui pourrit dans mon estomac, me disais-je. Cet animal a été pris dans un filet, tué de manière horrible, transporté jusqu’ici par avion... Je n’arrivais pas à me le sortir de la tête. Je suis donc rapidement arrivée à la conclusion qu’il n’était pas nécessaire de m’opposer aux valeurs qui m’avaient été inculquées à la maison et que je défends aujourd’hui encore. J’adore cuisiner végétarien, surtout pour les non-végétariens. Pouvoir lire dans le regard d’un carnivore invétéré: ‘Bon sang, c’est étonnamment bon!’ me procure une immense satisfaction.»
Vous avez une émission culinaire aux États-Unis, «Mary McCartney Serves it Up», sur Discovery Plus. Pourtant, vous semblez séparer votre carrière de cheffe et de photographe. Pourquoi?
McCartney: «Parce que j’ai toujours pensé qu’il devait en être ainsi, afin d’être crédible. Mais je suis devenue peu à peu plus relax à ce sujet. Dans un prochain projet, je combinerai d’ailleurs les deux. Pour ‘Feeding creativity’, je me rendrai chez des artistes en leur proposant chaque fois un plat végétarien. Le résultat, avec mes recettes et mes photos, sera publié dans un livre l’année prochaine. J’ai déjà organisé un lunch chez l’artiste David Hockney, entre autres. Je lui avais préparé une tarte salée aux épinards et aux oignons rouges caramélisés. Il m’a expliqué que sa mère était déjà végétarienne et qu’elle recevait même des tickets de rationnement supplémentaires pendant la guerre, afin de pouvoir acheter des haricots au lieu de la viande.»
«J’ai trouvé que manger ensemble était un moment très intime. C’est un privilège spécial lorsqu’un peintre vous permet d’entrer dans son atelier. Et cuisiner pour quelqu’un qu’on ne connaît pas vous rend très vulnérable, car vous ne pouvez qu’espérer que ce sera à son goût. En fait, tout comme la photographie, la cuisine constitue un moyen parfait de créer un lien.»
«Moment of Affection» par Mary McCartney, sous le commissariat de Georgina Cohen.
Tous les jours de 12h à 18h. Jusqu’au 4 septembre, Galerie Bastide au Château La Coste.
www.chateau-la-coste.com