C'est sa bisque de crevettes grises qui attirait la clientèle dans son premier restaurant. Le chef Willem Hiele nous trace les origines de ce qui était devenu son plat signature et nous en donne la recette.
Willem Hiele: Dans mon livre "Zeevuur / Seafire", je suis parti à la recherche des premières saveurs, odeurs et expériences qui intriguaient au-delà de toute mesure l’enfant d’une famille de pêcheurs que j’étais. Ma philosophie en matière de cuisine est directement liée à nos traditions familiales et aux anecdotes inlassablement racontées au coin du feu. Tout ce que j’ai vécu a contribué à l’histoire que je raconte aujourd’hui dans ma cuisine.
Je n’aime pas refaire trop souvent les mêmes préparations, mais cette bisque peut être considérée comme mon plat signature. Enfant, j’accompagnais mes parents chez mon grand-oncle, Ferdinand Hiele. À chaque fois, un sourire se dessinait sur mon visage. Ferdinand a navigué dans les eaux islandaises pendant 39 ans. Dès que nous entrions dans sa cour, je sentais l’odeur saline de ses filets séchant au vent entre les peupliers. À l’intérieur, mon oncle Ferna était à table, où il dégustait un "poester", alternant une gorgée de café avec une gorgée de Bressac tout en fumant une Saint-Michel verte. Ma grand-mère, Mé, était assise en face de lui, à éplucher des crevettes juste cuites. Les têtes et les carapaces servaient ensuite à faire une soupe, dont le fumet pénétrant se répandait jusque chez les voisins.
Notre caviar
Au plus profond de mon cœur d’enfant, j’ai gardé le souvenir de Mémé Vermote assise dans son vieux fauteuil brun foncé. L’air inquiet et les sourcils froncés, elle jetait un œil silencieux à travers une des petites fenêtres pour repérer un merle ou un étourneau en quête d’un nid dans la sécurité des pruniers. Sur l’appui de fenêtre, il y avait une statuette grossière représentant un pêcheur sur son cheval, sculptée dans le bois par mon oncle Ferna. Sur ses genoux, Mémé décortiquait des crevettes sans les regarder: "Maintenant, c’est du caviar; seule différence, c’est que les crevettes ne rapportent pas autant!", s’exclamait-elle toujours en riant.
On entendait le grésillement de la radio du bateau, toujours allumée pour savoir s’il y avait des nouvelles de son fils Ferna, qui s’était un jour échoué sur les îles Féroé. Il avait à peine 14 ans lorsqu’il a effectué son premier voyage en Islande, à bord du James Ensor. D’émouvantes chansons françaises résonnaient des haut-parleurs et Mémé fredonnait "Non, je ne regrette rien" avec la même tristesse qu’Edith Piaf.
Pépé buvait goulument sa tasse de café à la chicorée tout en sirotant son Bressac, un brandy bon marché qu’il avait acheté quelque part en échange d’un lot de stockfish fraîchement séché. Un panache de fumée de tabac s’élevait d’un cendrier en verre cristallin et flottait comme une épaisse couche de brouillard retenu par le plafond en lattes de bois. À côté, il y avait son paquet froissé de Saint-Michel vertes sans filtre et toujours un jeu de cartes à portée de main, car il jouait au rami mieux que personne. La nappe en plastique jaunie, au motif floral bien trop chargé, servait régulièrement de toile de fond à une partie de cartes mouvementée entre grand-père et petit-fils.
Atmosphère de slurp
Une marmite en fonte remplie de nectar fumant et intensément parfumé mijotait tranquillement sur le vieux fourneau. Enfant, ces effluves pénétrants de "ziftelingen" (crevettes trop petites pour être vendues) doucement rôties, d’ail braisé, d’oignon et de poivre de Cayenne me touchait au plus profond de mon être. Des années plus tard, le paysage brut et authentique du pain, du beurre et des crevettes allait devenir ma signature.
Midi et soir, nous servions de la soupe de crevettes grises pêchées par un pêcheur à cheval d’Oostduinkerke. Nous faisions notre propre beurre, clarifié et bruni avec du lieu jaune saumuré et séché. La soupe était surmontée d’une couche de crème au café fouettée avec du Bressac. Sans oublier un délicieux morceau de pain au levain tout droit sorti du four à bois.
Tout cela créait une atmosphère de dégustation, de slurp, de silence intime et de chaleur conviviale, dédiée à ma famille. Un moment passé à table si spécial qu’il a gravé des souvenirs dans l’âme de tous ceux qui l’ont vécu. Pour l’instant, je garde la bisque bien en sécurité au plus profond de moi, dans un petit coin de mon cœur rempli de gratitude. Mais, un jour, je ressortirai ce bol d’histoire familiale culinaire, et lui offrirai un nouvel avenir. C’est mon arme saline contre le passage du temps.
En mode pause
Son plat signature est la synthèse des produits qui se trouvent dans son environnement familier -pain, beurre et crevettes. Pourtant, Willem Hiele va mettre sur pause sa "Bisque de crevettes grises", mais rien ne vous empêche d’essayer cette recette chez vous.
Recette: bisque de crevettes grises
Bien sûr, ma formation culinaire et mon bagage technique sont importants, mais il ne s’agit pas d’une recette qui se base sur des quantités précises. Ce n’est d’ailleurs pas l’intention: la cuisine est pour moi un mode d’expression ludique et intuitif. Ma bisque n’aura jamais le même goût que la vôtre. Il faut que vous alliez chercher la magie par vous-même: l’étincelle, la confiance, votre véritable moi. Apprenez à lâcher prise et osez être impulsif. Je vous invite à lire mes recettes et puis, à vous lancer avec ce que vous avez sous la main.
C’est pourquoi je fais d’abord rôtir les crevettes grises vivantes dans de l’huile avec de l’ail, du piment et du concentré de tomates. Lorsque le bon picotement vient chatouiller mes narines et que mon feeling m’y invite, je mouille le tout avec de l’eau du robinet. La soupe peut mijoter pendant 25 minutes, après quoi je la retire du feu. Je la laisse refroidir pendant deux heures environ, puis je la passe au chinois. Je laisse les crevettes s’égoutter lentement, sans exercer de pression. Je répète ce processus de cuisson encore deux fois dans la semaine, à un jour d’intervalle. Je prépare toujours la bisque dans la même marmite. J’utilise aussi toujours la même cuillère et la même quantité de crevettes: 3 kilos.
Les trois bisques, chacune à son propre degré de "maturation", sont ensuite mélangées, remises à mijoter et à réduire jusqu’à ce que je sente que c’est bon. Je sers la bisque avec du pain de seigle et d’épeautre: je pétris la pâte dans une ancienne mangeoire et je la fais cuire dans notre four d’argile jusqu’à ce que la réaction de Maillard se produise, pour avoir une superbe croûte brune et épaisse. Je fais également le beurre moi-même. Je laisse reposer un mélange de lait de vache non pasteurisé et de babeurre pendant 24 heures à température ambiante, puis je le baratte. Ma bisque de crevettes me renvoie à des souvenirs d’enfance, un sentiment que j’aime partager avec mes clients. Mé serait heureuse de savoir que lorsque son petit-fils sert sa soupe fumante dans son restaurant, tout le monde se tait.
Ingrédients
Pour 4 personnes
- 3kg de petites crevettes grises "ziftelingen"*
- 1 gousse d’ail, coupée en deux et écrasée
- 3 piments
- 200g de purée de tomates
- huile d’olive
Pour la crème au café
- 200 ml de crème fouettée
- 2 cuillères à soupe de café froid
- sel et poivre
(*) Les ziftelingen sont les crevettes qui passent entre les mailles du filet et sont trop petites pour être vendues.
Préparation
Faites chauffer l’huile dans une grande marmite. Faites revenir les crevettes vivantes avec l’ail haché et les piments pendant environ cinq minutes, ou jusqu’à ce qu’un fumet pénétrant de têtes de crevette grillées vous chatouille les narines. Ajoutez la purée de tomates, mélangez bien et laissez caraméliser. Mouillez à hauteur avec de l’eau.
Laissez mijoter à feu très doux pendant 25 minutes. Retirez du feu et laissez refroidir pendant une heure et demie à deux heures. Passez au chinois et faites réduire jusqu’à ce que le goût vous plaise. Mettez au réfrigérateur. Répétez ce processus le lendemain et le surlendemain.
Réunissez les trois bisques dans la marmite et portez à nouveau à ébullition.
Fouettez la crème avec du sel et du poivre. Ajoutez deux cuillères à soupe de café froid.
Présentez la bisque dans de jolies tasses en porcelaine et coiffez-la de crème.
Servez avec du pain au levain, une assiette de crevettes grises décortiquées à la main et du beurre au lieu jaune (recette page suivante).
Recette: beurre parfumé au lieu jaune
Ingrédients
Pour 4 personnes
Pour le poisson séché:
- 1 lieu jaune, nettoyé
- 1 mélange fait de 3 parts de sel et d'une part de sucre
- 1 poignée de poivre noir moulu
Pour le beurre:
- 900 ml de crème
- 100 ml de babeurre
- un brin de thym
- un trait de jus de citron
Pour sécher le poisson, laissez-le reposer dans le mélange sel-sucre pendant 2 à 3 jours (au réfrigérateur). Retirez ensuite le poisson du mélange et remplissez la cavité abdominale de poivre noir. Suspendez le poisson à une ficelle et laissez-le sécher au vent pendant au moins 3 à 7 jours, en fonction de l’humidité.
Préparez le beurre. Mélangez la crème avec le babeurre et laissez-le reposer à température ambiante pendant au moins 24 heures. Couvrez avec une mousseline ou un torchon de cuisine. Fouettez ce mélange jusqu’à ce que le liquide et la graisse se séparent.
Malaxez les parties grasses et rincez-les sous l’eau froide. Passez cet appareil dans une mousseline. Roulez la partie grasse qui se trouve dans la mousseline de manière à former une grosse boule et continuez à rincer à l’eau froide sous le robinet jusqu’à ce que tout le petit-lait soit éliminé du beurre. Le beurre est maintenant prêt à être utilisé.
Pour le beurre au lieu jaune, faites fondre 100 grammes de beurre à feu doux. Découpez un morceau du poisson séché en très fines lamelles et faites-les fondre dans le beurre avec un brin de thym et un tait de jus de citron.
Avec mes remerciements à Kobus van der Merwe, chef du restaurant Wolfgat, pour l’inspiration.
"Zeevuur/Seafire", Willem Hiele, Hannibal Books, 55 euros (en anglais). www.Hannibalbooks.be