Nafi Thiam, la plus exceptionnelle athlète de notre pays, a déjà tout gagné. Mais elle veut plus. Avec en perspective les Jeux de Paris, nous l'avons suivie en exclusivité pendant un an.
"Pour moi, le sport n’est pas seulement un travail. C’est un mode de vie. Et c’est ce que j’aime tant", lance Nafi Thiam, très détendue, lors de notre rencontre sur des gradins en béton, dans une ombre rafraîchissante, ses longues jambes étendues sur les sièges de la rangée devant elle. Bien que l’automne arrive dans l’hémisphère sud, il fait chaud ce matin au Coetzenburg Athletics Stadium, le stade d’athlétisme de l’université de Stellenbosch. Le silence serein des athlètes à l’entraînement n’est perturbé que par une enceinte déposée dans un coin de la piste par une délégation de sprinters qataris qui travaillent leurs accélérations sur du reggae. Une heptathlonienne allemande s’entraîne sur le tapis de saut en hauteur, tandis qu’une équipe allemande de paralympiens enchaîne des tours de piste sur des lames prothétiques.
La crème de la crème des athlètes vient volontiers ici pour profiter des conditions idéales réunies au pied de la montagne de Stellenbosch. Et peu sont aussi éminents que Nafi Thiam qui, pour la seconde année consécutive, a choisi de passer l’hiver dans cette ville viticole et universitaire d’Afrique du Sud. Ce jeudi saint est un jour de repos dans le programme hebdomadaire chargé de l’athlète de 29 ans, qui doit s’entraîner dans sept disciplines sportives en cinq jours ouvrables. Depuis octobre, après une saison estivale l’année dernière où tout ne s’est pas déroulé comme prévu, elle s’entraîne ici, sur les pistes et dans la salle de sport, lors de longues séances dont elle partage parfois un aperçu sur Instagram. Pour le reste, elle apprécie de pouvoir faire "simplement son truc", loin des regards et du mauvais temps de son pays.
"I’m In a good place here"
Au cours de l’année écoulée, Sabato a bénéficié de plusieurs entretiens exclusifs, à différents moments et en différents lieux, avec la plus grande sportive de Belgique qui fêtera ses 30 ans en août, ainsi qu’avec quelques personnes de son entourage, un cercle qu’elle maintient délibérément restreint. Des discussions à propos des attentes, de la pression qu’elle s’impose, de la solitude inhérente à la vie d’athlète, du flirt constant avec les blessures et de ses ambitions futures. "Je suis arrivée à un stade où je sais très clairement ce que je veux", déclare-t-elle. "And I’m in a good place here."
Cela signifie plusieurs choses. Elle se sent notamment bien ici, profitant du climat exceptionnel, tant météorologique que sportif du Cap-Occidental. Mais elle se porte bien aussi, physiquement et mentalement. L’inflammation des tendons d’Achille, qui l’avait contrainte à renoncer aux Championnats du monde en août dernier, est guérie. Les pensées sombres qui l’avaient accablée durant la période de préparation aux Jeux de Tokyo, reportés à cause de la pandémie, se sont dissipées. Avec une assurance visible, elle déclare: "Si ça continue comme ça, je pense que ma forme pour cet été est très prometteuse."
"J’ai beaucoup de médailles et j’en suis très fière."Nafissatou Thiam
Objectif majeur
Cet été, le programme commence par Rome, puis Paris. En juin, elle participe d’abord aux Championnats d’Europe dans la capitale italienne, où elle disputera son premier heptathlon complet en deux ans. Un tremplin idéal, tant pour l’esprit que pour le corps, mais aussi une nécessité, car elle doit encore se qualifier pour l’événement qui suit début août, les Jeux olympiques de Paris. Si elle est au meilleur de sa forme, et qui sait, si elle remporte une troisième médaille d’or consécutive, elle réalisera un exploit inédit dans sa discipline extrêmement exigeante, présente au menu des Jeux olympiques depuis 1964.
Nafissatou Thiam, titulaire d’un baccalauréat en géographie, n’a pas besoin de courir, sauter, lancer et pousser pour étoffer davantage son palmarès et s’installer à jamais dans le panthéon du sport belge (et international). En effet, elle a déjà remporté tous les principaux titres à deux reprises et obtenu le troisième meilleur score de tous les temps dans ce qui est considéré, en termes d’aptitudes purement athlétiques, comme la discipline la plus polyvalente de toutes — même si elle n’est pas toujours appréciée à sa juste valeur. L’heptathlon comprend, successivement et répartis sur deux jours, les épreuves du 100 mètres haies, du saut en hauteur, du lancer du poids, du 200 mètres, du saut en longueur, du lancer de javelot et du 800 mètres.
Mais elle le veut quand même, ce palmarès encore plus prestigieux. Cependant, Nafi Thiam, plus mature et plus sage grâce à son expérience, est également devenue plus patiente et plus sélective dans ses objectifs. Elle n’a plus besoin de concourir à chaque tournoi majeur pour réitérer les mêmes performances. Elle veut être dans la forme de sa vie à Paris, et avant la fin de sa carrière, elle entend réaliser un score exceptionnel, voire un record. "J’ai beaucoup de médailles et j’en suis très fière. Lorsque je participe à un championnat, c’est pour gagner. Je suis une compétitrice dans l’âme. Mais pour atteindre ce que je sais pouvoir réaliser, je dois faire des choix judicieux. Je vise plus que de simples bons résultats."
Changements
Pour atteindre ces objectifs, tout ce qui était familier devait changer. L’athlète avait besoin de nouveaux stimuli, tant physiques que mentaux, de nouvelles méthodes d’entraînement et -ô combien important – de récupération. À l’automne 2022, elle a pris tout le monde de court en changeant d’entraîneur pour la première fois depuis son adolescence. Elle travaille désormais avec Michael Van der Plaetsen, qui avait acquis de l’expérience et des connaissances en entraînant son frère cadet Thomas, ancien champion d’Europe de décathlon, et avait établi sa base à Stellenbosch depuis un certain temps déjà.
Le fait que la sœur de Michael, Helena Van der Plaetsen, soit depuis des années une des deux managers de la jeune femme est une pure coïncidence, assurent-elles. La scène du décathlon est un petit monde très fermé, principalement limitée à l’Europe de l’Ouest et aux États-Unis. Et la Belge a fait son choix en toute indépendance.
Un an et demi plus tard, Nafi Thiam peut dresser le bilan et affirme avoir effectué le bon choix. "Certaines choses peuvent convenir à certaines étapes de la vie, mais pas indéfiniment. Je ressentais le besoin de changer à tous les niveaux. Mon corps réagit mieux et de manière plus saine, et je prends plus de plaisir tout en continuant à apprendre. C’est exactement ce que je recherchais. J’ai l’impression d’avoir dissipé des doutes et d’avoir beaucoup progressé."
Liège, juillet 2023
Les peupliers bruissent au-dessus de la piste du complexe sportif Province Naimette Arena à Liège, où le Meeting international d’Athlétisme de la Province de Liège réserve un événement phare en ce mercredi soir de début juillet. Nafi Thiam joue à domicile: il s’agit de la compétition annuelle de son club, le RFC Liège, si proche de chez elle qu’elle aurait pu s’y rendre à vélo. Comme tous les athlètes, la double championne olympique doit s’échauffer dans un pré aménagé derrière la tribune. Dès qu’elle apparaît, les têtes se tournent et quelques "Allez Nafi!" retentissent.
La jeune athlète est ici pour (re)trouver son rythme de compétition et ne participe qu’au saut en longueur, car il s’agit pour elle d’une saison de transition. L’enthousiasme des supporters locaux est à son comble. Tellement, même, qu’il induit en erreur le DJ du stade, qui, pour galvaniser la foule au premier tour de Thiam, entame l’introduction de "We Will Rock You", mais trop tôt: une athlète néerlandaise doit passer avant elle. Thiam réalise quatre sauts ce soir-là et chaque réception dans le bac à sable est directement suivie d’une concertation approfondie avec Van der Plaetsen, en bord de piste.
Il s’agit surtout d’une question de rythme, expliquera plus tard Van der Plaetsen. «Le saut en longueur est en réalité assez simple -il s’agit de prendre de l’élan puis de sauter- mais le développement de la vitesse, la distance entre les foulées, l’alignement entre les épaules et les jambes lors de l’impulsion, la posture en l’air, le timing de toutes ces phases sont autant d’éléments que j’analyse et sur lesquels je donne un feed-back immédiat." Même une une multichampionne comme Thiam en a besoin. "Mon travail consiste à faire en sorte que Nafi n’ait pas à réfléchir et puisse simplement exécuter. J’introduis des automatismes pour les grands rendez-vous. Mais cela nécessite tout un processus d’entraînement au préalable."
Michael Van der Plaetsen a été lui-même un jeune athlète prometteur dans sa jeunesse, d’abord comme décathlonien puis comme coureur de haies. Lorsque sa carrière s’est arrêtée en raison de blessures, il s’est consacré au coaching alors qu’il n’avait qu’une vingtaine d’années. Il a notamment étudié sous la direction de Vitaly Petrov, l’entraîneur des légendes du saut à la perche Sergey Bubka et Yelena Isinbayeva, dont il a surtout retenu l’importance d’un environnement positif. "Certaines personnes s’intéressent aux avions ou aux voitures. Moi, je me passionne pour les athlètes et à la réalisation de leurs performances exceptionnelles", lance le coach. Il place d’ailleurs Nafi Thiam parmi les athlètes les plus faciles à entraîner qu’il ait jamais rencontrés. "C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles elle excelle. C’est la marque des grands champions. Sa motivation est impressionnante."
Les plus grands triomphes
Également présent dans la petite tribune liégeoise ce soir-là, et chaleureusement salué par de nombreuses personnes présentes: Roger Lespagnard, l’ancien mentor qui a guidé Thiam vers les plus grands triomphes pendant 14 années. L’athlète en a surpris plus d’un en annonçant, en octobre 2022, au terme d’une saison où elle est devenue championne du monde et d’Europe pour la deuxième fois, la fin de leur collaboration. C’est Lespagnard, triple champion olympique et ancien bourgmestre de Fléron, qui avait pris Thiam sous son aile lorsqu’elle avait 14 ans.
À l'époque, elle se distinguait déjà par ses aptitudes et sa morphologie exceptionnelles. Depuis son record du monde junior en 2013, qui n’a pas été homologué en raison d’une erreur administrative typiquement belge, le duo a enchaîné les succès. Après son départ, Lespagnard, aujourd’hui âgé de 77 ans, n’a pas caché "sa très grande déception".
Pour Thiam, suffisamment d’encre a coulé à ce sujet. Elle considère avoir amplement justifié sa décision. Pour éviter tout semblant de jugement de valeur, elle ne souhaite pas faire de comparaisons. "Mon nouvel entraîneur et mon ancien ne sont clairement pas de la même génération, ce qui a probablement influencé leur conception du sport et l’élaboration des programmes d’entraînement. Cependant, je ne dirai pas que l’un est meilleur que l’autre. Pour continuer à apprendre, il faut parfois regarder à travers un nouveau prisme. Changer de perspective. En tant qu’athlète et en tant que personne. Et je ne veux avoir aucun regret."
Vie privée préservée
Le monde extérieur peut en penser ce qu’il veut, mais la jeune femme a appris à se tenir au-dessus de la mêlée. Même si ce n’est pas toujours facile. Depuis sa première médaille d’or à Rio, on attend d’elle toutes sortes de choses, y compris qu’elle remporte toutes les compétitions auxquelles elle participe.
"Je me mets déjà assez de pression, car je veux exceller. Je ne vais pas en plus me soucier de ce que pensent les autres ni même de la manière dont ils interprètent mes propos. Ce n’est pas mon problème. Je suis une athlète professionnelle depuis plus de dix ans, depuis mes 18 ans. J’ai connu de bonnes années, mais aussi de moins bonnes. C’est ainsi que se déroule une carrière. Le chemin n’est pas toujours droit vers le sommet. J’imagine qu’il est quelque peu difficile pour ceux qui ne sont pas des sportifs professionnels de comprendre à quel point cela peut être complexe."
La jeune femme a dû s’adapter à cette réalité, d’autant qu’elle est de nature timide. Par exemple, elle ne lit plus la presse. Elle limite ses réseaux sociaux à Instagram et même là, elle reste prudente. Elle reçoit énormément de messages, principalement positifs, mais il y a aussi des messages de haters. Heureusement, ils vont dans une boîte de réception séparée qu’elle peut facilement ignorer.
Elle veille également et scrupuleusement à sa vie privée, bien plus qu’avant; pourquoi un athlète devrait-il tout partager avec tout le monde? Mais en même temps, c’est devenu tellement important sur le plan commercial, elle ne peut pas s’en éloigner très longtemps.
"Je sais que le sport est un divertissement. Il a besoin de l’attention des médias et des sponsors, car sans spectateurs, il n’y a pas d’argent. Je dois donc tenir compte de nombreux facteurs lorsque je prends des décisions. Pour moi, ce n’est pas mon travail, c’est un mode de vie. Et c’est ce que j’aime tant."
Spectre des blessures
"Les tendons d’Achille, le dos, les épaules, les coudes: chaque partie de mon corps a souffert à un moment donné de ma carrière."Nafi Thiam
La compétition de Liège sera une ligne de plus dans ses statistiques, mais pas davantage, car Nafi Thiam se classe deuxième avec un saut de 6,47 mètres, soit 40 centimètres en dessous de son record. Plus inquiétants que le résultat, ses tendons d’Achille sont très douloureux, la contraignant à ajuster son programme. Une semaine plus tard, elle part en stage à Belek, en Turquie, où elle peut s’entraîner sans solliciter davantage ses tendons. En vain, car ce qui est déjà dans l’air est confirmé peu de temps après: elle ne participera plus à aucune compétition cet été, à l’exception d’un titre belge au lancer de javelot. Et elle devra se contenter de regarder ses rivales s’affronter aux Championnats du monde un mois plus tard.
Cette danse avec le spectre des blessures est une constante dans sa carrière, mais c’est peut-être davantage le cas chez les heptathloniens, qui ont besoin de chaque groupe musculaire et doivent maîtriser tant de mouvements techniques. S’entraîner, c’est pousser le corps jusqu’à ses limites, et parfois même les dépasser, mais Thiam ne perd pas son sang-froid qui la caractérise. "Les tendons d’Achille, le dos, les épaules, les coudes: chaque partie de mon corps a souffert à un moment donné de ma carrière. C’est inévitable. On peut le contrôler, mais pas complètement. Il faut donc être capable d’adapter ses plans. Je pense que je m’en sors plutôt bien depuis dix ans."
À la fin de la soirée, malgré des obligations telles qu’interviews et contrôles antidopage, Nafi Thiam reste à prendre des selfies et signer des autographes. Surtout pour ses jeunes fans. Cela ne lui demande aucun effort et lui rappelle l’époque où, enfant, elle participait au programme jeunesse des rencontres d’athlétisme, pour ensuite partir à la chasse aux autographes de grands noms le soir venu.
Elle n’avait pas une seule idole, elle admirait des superstars comme Usain Bolt ou Allyson Felix (respectivement 8 et 7 médailles d’or). "Quand j’ai commencé en tant que professionnelle, j’ai réalisé que l’inspiration pouvait venir de n’importe quel athlète, car chacun trace sa propre voie. Aujourd’hui, je suis peut-être moi-même un des visages de l’athlétisme, mais cela ne change rien à cette vérité."
Bruxelles, septembre 2023
"Don’t Stop Me Now" de Queen résonne dans les haut-parleurs lorsque Nafi Thiam entre dans une salle remplie de collaborateurs d’Axa, dominant tout le monde avec sa taille imposante (elle mesure 1,87m) et ses tresses. Le public qui a la chance d’assister au meet and greet est visiblement ébloui. Mais pas d’inquiétude: chacun a l’opportunité de poser des questions et de prendre une photo, même si le responsable du marketing demande de la publier sur les réseaux sociaux avec les hashtags appropriés. L’athlète se prête au jeu avec le sourire, même s’il ne s’agit pas de sa marque d’intérêt préférée. Elle préfère de loin un stade rempli de spectateurs pour performer.
Axa est le principal sponsor de l’athlète et annonce ce jour-là, au siège de Bruxelles, un contrat exceptionnel: Nafi Thiam restera ambassadrice de l’entreprise à vie, même après sa carrière -qui, précise-t-elle lors d’une conférence de presse, ne s’achèvera pas à Paris. Ensuite, elle accorde trois interviews et, de manière assez déconcertante pour un journaliste qui écoute, s’entend poser à trois reprises exactement les mêmes questions, auxquelles elle répond un peu machinalement. A-t-elle regardé le Championnat du monde manqué (non), sa blessure est-elle grave (ça va bien), sa déception est-elle grande (non)? Elle semble alors passer en mode interview, comme sur pilote automatique. "Désolée, mais on doit se répéter si souvent!"
Girl on Fire
Nafi Thiam assiste ensuite à une réunion avec l’équipe créative chargée de concevoir la campagne de pub qu’Axa lancera avant les Jeux olympiques, et qui met en scène Thiam dans une chorégraphie très complexe. Elle est impressionnée et donne son accord: "Très cool, très élégant." Pour la musique, le titre "Girl on Fire" d’Alicia Keys est envisagé, bien qu’il faille vérifier les droits d’auteur.
En tout point, Thiam entend garder le dernier mot, mais depuis qu’elle est professionnelle, elle confie l’aspect commercial au duo Helena Van der Plaetsen et Kim Vanderlinden qui, après leur jeunesse sur les pistes d’athlétisme, ont fondé une agence de gestion d’athlètes (d’abord Wafel, ensuite We Are Many) pendant leurs études en communication. Elles connaissaient le monde de l’athlétisme et il n’était pas difficile de voir une pépite en la jeune sportive de 18 ans, mais elles ne s’attendaient pas à ce que cela débouche sur une telle carrière.
C’est à elles que revient la tâche de filtrer toutes les demandes qui lui arrivent et de veiller à ce qu’elle puisse optimiser son emploi du temps. Le potentiel commercial de l’heptathlonienne, qui perçoit un salaire de fonctionnaire de la Fédération wallonne d’athlétisme, est en principe énorme, compte tenu de sa domination, de sa personnalité et de sa présence athlétique.
Mais elle présente toutefois quelques inconvénients: la Belgique est un petit pays, l’athlétisme reste un sport mineur sur le plan financier et l’heptathlon est de surcroît un sport niche. Bien que les heptathloniennes soient des athlètes polyvalentes, la discipline, avec son système de points qui nécessite un doctorat en mathématiques (ou une application spéciale) et ses différentes épreuves étalées sur plusieurs jours, ne constitue pas un vecteur d’audience. "Il faut vraiment un état d’esprit particulier", explique Kim Vanderlinden.
Marque mondiale
La stratégie a toujours été de lier l’athlète à des marques premium dont les valeurs correspondent globalement aux siennes. Elle a des contrats avec l’assureur Axa certes, mais également avec le géant de la boisson énergisante et du marketing sportif Red Bull, la marque automobile Polestar, l’horloger de luxe Richard Mille et la marque de sport Nike. Beaucoup de propositions lui parviennent, mais son management est délibérément sélectif. "Cela ne fonctionnera jamais avec les entreprises qui demandent beaucoup d’actes de présence ou de temps. Et il faut qu’elle soit vraiment enthousiaste, sinon elle ne le fera pas."
Lorsque Nafi Thiam se retrouve sous le feu des projecteurs après Rio, le duo Vanderlinden-Van der Plaetsen avait déclaré dans De Tijd que Thiam pourrait devenir une marque mondiale. Est-ce le cas? "Le contenu de ses contrats a évolué avec ses performances. Si cela avait été sa priorité, elle aurait pu devenir une marque encore plus grande, c’est certain. Mais, au fil des années, il est aussi devenu clair que ses ambitions sont focalisées sur le développement de son talent."
Hélas, les lois de l’économie sportive sont implacables et rares sont les sports dans lesquels les revenus sont proportionnels aux performances physiques. "Nafi n’en est pas frustrée. Nous sommes convaincues que les performances qu’elle livre valent bien plus que ce qui est habituel en athlétisme."
Au siège d’Axa, Nafi Thiam passe d’une obligation à l’autre. Dans un studio, elle doit prendre diverses poses pour des gifs destinés aux réseaux sociaux, mais elle doit se tenir devant un écran vert et son pantalon est vert. Une légère panique se propage car elle n’a pas d’autres vêtements avec elle, et cela doit être du Nike. Heureusement, Axa et Nike sponsorisent également le Liverpool FC, et quelqu’un trouve quelque part dans le bâtiment un pantalon d’entraînement noir large du club de football. Seul le logo de Liverpool doit être caché sous du ruban adhésif noir.
Elle répond ensuite à des questions rapides pour de courts clips vidéo. Athlète préférée? "Simone Biles et Serena Williams." Livre? "‘The Nickel Boys’ de Colson Whitehead." La chose la plus folle que vous ayez jamais faite? "Je passe."
Sous le regard d’une vingtaine de personnes, elle accomplit patiemment ce qu’on lui demande. Exactement comme la décrivent ceux qui la connaissent: posée, maîtrisant ses émotions, imperturbable, réservée. N’a-t-elle jamais envie de jouer les divas? La réponse est non. "Je pense être une personne calme. J’ai peut-être développé ça en réaction parce que ma mère était souvent stressée auparavant. À juste titre, car elle avait toujours tellement de choses à l’esprit."
Disney
Nafissatou Thiam a grandi à Rhisnes, près de Namur, avec sa sœur et ses deux frères. Sa mère, Danièle Denisty, s’est occupée seule de ses quatre enfants après le divorce avec le père sénégalais de Thiam. Pour se défouler, Denisty pratiquait activement l’athlétisme (elle est devenue championne du monde d’heptathlon chez les plus de 40 ans en 2008) et c’est ainsi que la très jeune Nafi a été initiée à cette discipline dès l’âge de sept ans. Habituellement, les enfants commencent à se spécialiser dans l’épreuve d’athlétisme qui leur convient le mieux vers l’âge de 12 ans, mais l’enfant était douée dans toutes les disciplines et appréciait tout. Elle a donc continué à pratiquer toutes les épreuves, ce qui l’a naturellement menée à l’heptathlon.
Quelle sensation cela procure-t-il d’atteindre le sommet dans ce que l’on fait, une émotion que seule une petite minorité peut ressentir? "Cela peut paraître un peu Disney, mais pour moi, cela réside surtout dans le chemin parcouru. Chaque médaille remportée lors d’un grand championnat ne suscite pas la même émotion. Prenons Tokyo." Nafi Thiam fait référence à son second titre olympique, une prouesse qu’aucune Belge n’avait jamais réalisée, à l’été 2021. Après une compétition exténuante et deux longues années de pandémie, elle a fondu en larmes devant les caméras. Ce n’était pas de l’euphorie, mais un pur soulagement que ce soit enfin terminé.
"J’étais complètement vidée. Le chemin pour y arriver a été éprouvant. Je ressentais trop de pression. L’année d’avant, j’étais misérable chaque jour. Ensuite, quand j’ai gagné, je me suis demandé si tout cela en valait la peine. Alors que tout le monde demande: pourquoi n’es-tu pas heureuse? C’était bien sûr gratifiant, car j’avais atteint mon objectif. Mais étais-je heureuse? Non. Rien à voir avec Rio. J’ai toujours beaucoup apprécié mon sport, depuis que je suis petite. Mais à ce moment-là, je l’avais perdu de vue. Heureusement, j’ai pu sortir de cette spirale négative."
Malgré tout, l’athlète réussit à traverser ces journées de compétition. L’heptathlon est aussi une épreuve mentale, qui nécessite une capacité constante à s’activer/se désactiver entre les épreuves. Elle n’a pas de rituel spécifique pour se détendre, mais la musique l’aide, ou un livre. Se gonfler à bloc pour les moments décisifs, entrer dans la "zone" et en sortir à temps est un travail réalisé par les champions, mais Nafi Thiam n’a pas de recette. "Je n’y pense plus vraiment. Peut-être parce que je le fais depuis si longtemps? Ou parce que j’y ai tellement réfléchi pendant mes entraînements? J’aime aussi beaucoup les compétitions. J’aime pouvoir montrer ce dont je suis capable."
En cette chaude soirée de septembre, nous bénéficions d’une escorte policière depuis le centre de la capitale jusqu’au Heysel, où se déroule le Mémorial Van Damme. Dès qu’elle descend de voiture, une nuée de fans se forme autour d’elle. Bien qu’elle ne puisse pas participer à la compétition en raison de ses tendons, elle est attendue pour donner une courte interview (malheureusement presque inaudible) devant l’ensemble du stade.
Stellenbosch, mars 2024
Dans les tribunes du stade Coetzenburg de Stellenbosch, l’hilarité éclate quand l’entraîneur Michael Van der Plaetsen arrive, visiblement contrarié. Il aime s’entraîner avec sa protégée et son frère, mais lors d’un saut en hauteur, il est frappé au genou par une pointe acérée et, maintenant, il peine à gravir les marches. L’ambiance est clairement au beau fixe. À la fin de ce long hiver d’entraînement sous le soleil sud-africain, les soucis de blessure de Nafi Thiam sont heureusement derrière elle. Du moins pour l’instant. "Si on se sent bien, on commence inévitablement à se demander quand surviendra la prochaine blessure. Est-ce trop beau pour être vrai? Mais bon, si ça doit arriver, ça arrivera", avoue-t-elle à propos de la grâce qui semble lui être accordée pour le moment.
Ici, dans ce qui est devenu peu à peu sa seconde maison, Nafi Thiam est dans son élément. Une piste ensoleillée, une salle de sport digne de ce nom, une piscine, une équipe de soutien: tout est à sa disposition pour une préparation idéale et sereine. L’accent est mis sur la santé et la régularité, explique Van der Plaetsen, un peu moins sur l’intensité. Il a développé une expertise à cet égard lorsqu’il y a dix ans, son frère Thomas est atteint d’un cancer des testicules et doit alors s’entraîner entre deux sessions de chimiothérapie. "En fait, nous nous entraînions dans le but de récupérer de la manière la plus optimale possible."
Une approche similaire fonctionne également avec l’athlète belge, estime l’entraîneur. Le choix de ne pas participer au Championnat du monde s’est avéré judicieux dans la perspective de Paris, car cela lui a permis de commencer à travailler plus tôt sur la construction de sa force et sa condition physique. Les données sont encourageantes. "Elle s’est améliorée dans ce que l’on pourrait appeler ses points faibles, comme la mobilité et la force. Sa production de puissance a augmenté de 20%. Son VO₂max (cabsorption maximale d’oxygène, le paramètre le plus couramment utilisé pour évaluer la condition physique, NDLR) est beaucoup plus élevé. Tout cela est positif, mais ne garantit pas automatiquement un meilleur résultat final."
Déesse grecque
"Elle est venue ici pour donner le meilleur d’elle-même et ne fait que très peu de compromis à cet égard. Elle veut encore accomplir quelque chose d’exceptionnel, c’est évident."Coach de Nafi Thiam
Nafi Thiam est dotée de la morphologie d’une déesse grecque et ses membres en font une sorte de phénomène de la nature, dans le meilleur sens du terme. Cela lui confère un avantage sur les autres, mais son véritable talent réside peut-être encore davantage dans le mental, assure son coach. "Elle est venue ici pour donner le meilleur d’elle-même et ne fait que très peu de compromis à cet égard. Elle veut encore accomplir quelque chose d’exceptionnel, c’est évident."
Outre cette éventuelle troisième médaille d’or, il y a donc l’objectif d’établir un nouveau record. Seules quatre femmes dans l’histoire du sport ont réussi à terminer un heptathlon avec plus de 7.000 points. Nafi Thiam a obtenu 7.013 points en 2017, sa meilleure performance à ce jour, à seulement quelques points du record européen de 7.032 points établi par la Suédoise Carolina Klüft. Le record du monde, détenu depuis 1988 par la légende américaine Jackie Joyner-Kersee, s’élève à 7.291 points et semble hors de portée. En additionnant tous ses records personnels dans les sept disciplines, la Belge arrive à 7.286 points. Elle a donc besoin d’une journée vraiment exceptionnelle et plus encore, mais ce record d’Europe semble être son objectif.
Heure de vérité
À moins de 100 jours des J.O. de Paris, l’heure de vérité approche, mais la jeune femme préfère rester le plus longtemps possible dans sa bulle d’entraînement. "Je ne suis pas impatiente. Je suis juste en train de poser les briques pour que ma maison soit suffisamment solide."
Dans ces moments-là, se remémore-t-elle ses nombreux trajets en train du passé? Avant d’emménager à Liège pour ses études supérieures, elle faisait la navette entre Namur et son club plusieurs fois par semaine pour s’entraîner après l’école. Elle faisait ses devoirs en chemin. "Ce n’est pas un mauvais souvenir. C’était peut-être un peu ennuyeux, mais cela fait partie de mon parcours. Cela en dit probablement long sur mon engagement, même à un jeune âge."
Être athlète de haut niveau, c’est aussi avoir le talent de mener une vie disciplinée, mais Nafi Thiam n’a jamais eu de difficultés à cet égard. Elle n’a jamais eu l’impression que la belle vie lui échappait. "Pas du tout. Ce que j’ai retiré du sport, même à l’âge où d’autres commençaient à sortir, boire et ainsi de suite, m’a apporté beaucoup plus de satisfaction. L’athlétisme m’a beaucoup donné. J’ai reçu beaucoup plus en retour que ce qui aurait pu me manquer."
Je lui demande si elle a déjà une idée de ce qu’elle fera le 10 août, au lendemain de l’heptathlon olympique? "Me reposer, je suppose", répond-elle. "Comme toujours après une compétition. On a juste envie de dormir. Oui, me reposer, après le meilleur heptathlon de ma vie, j’espère."