Il ne vous houspille pas si votre position n’est pas parfaite et n’est pas bronzé toute l’année. Par contre, si votre godille est nulle, il vous le signale illico. Sabato a suivi un cours avec Carv, le premier moniteur de ski numérique.
À trois mille mètres d’altitude, sur le glacier autrichien d’Hintertux, les meilleurs skieurs de compétition du monde sont mis à l’épreuve. Mi-octobre, bien avant l’ouverture des stations de ski, c’est ici qu’ils viennent s’entraîner, animant de leurs combinaisons multicolores un univers monochrome de roche et de glace. Des équipes venues du monde entier se pressent autour des remontées mécaniques et au sommet des pistes, attendant leur tour devant les portes du slalom. Autour d’elles s’agite un bataillon de coachs.
Dans cette foule de pros, je suis le skieur le plus surveillé.En effet, le premier moniteur de ski numérique au monde examine chacun de mes mouvements, de l’angle des carres de mes skis à la pression relative exercée par chacun de mes orteils. Cachées dans mes chaussures, deux semelles pleines de capteurs communiquent via bluetooth avec un smartphone rangé dans la poche de ma veste, en contact avec un serveur basé à Francfort. À chaque virage, je soulève un nuage de neige et de données.
Les applications pour smartphone qui enregistrent la vitesse maximale et la distance parcourue sont courantes, mais Carv est singulier. Un virage moyen dure environ 1,5 seconde, durant laquelle il recueille et analyse plus de 5.000 données. En mode free-skiing, il enregistre la performance en silence. Ensuite, pendant la remontée, on peut consulter son smartphone et vérifier son temps minimum de carre à carre ou voir à quel moment du virage on commence à exercer une pression. Si c’est trop geek, on peut le laisser dans sa poche et juste écouter la voix informatisée qui donne le score de la descente.
iPhones fixés sur les skis
La saisie et le score ne sont que le début. Si on choisit un des exercices du cours, l’application s’adresse au skier pendant qu’il skie (via un casque sans fil) et prodigue conseils et encouragements en notant chaque virage. Un tintement enjoué (j’imagine Pac-Man avalant un fantôme) récompense les bons virages, tandis qu’un bip négatif désapprouve les mauvais.
"Plutôt que de communiquer des données brutes et de faire appel à une niche de skieurs de haut niveau, nous avons décidé de créer une expérience de coaching qui permet au skieur moyen de progresser, ce qui est un problème beaucoup plus complexe!", détaille Jamie Grant, chief executive de Motion Metrics, la société qui a conçu ce système. On pourrait supposer qu’il émane d’un fabricant d’équipements de sports d’hiver ou d’un producteur de games, mais non: Motion Metrics est une start-up spécialisée dans l’apprentissage machine et l’intelligence artificielle pour la finance.
Après un diplôme à Oxford et une année sabbatique à Whistler, Grant (32 ans) devient stagiaire chez Barclays Capital tout en suivant un doctorat en économie financière à l’Imperial College London. "J’envisageais d’utiliser l’apprentissage machine pour optimiser l’allocation de portefeuille sur les marchés à terme, ce qui m’a exposé au codage, aux statistiques et aux sciences des données. D’où l’idée d’utiliser les mêmes techniques pour essayer de comprendre mes propres données lorsque je skiais."
Il se met donc à développer des algorithmes permettant de suivre le niveau du skieur et publie un message aux valves du collège pour trouver un associé, avec la promesse de devenir millionnaire comme les GAFA. Pruthvikar Reddy, master en génie mécanique travaillant à temps partiel pour JPMorgan pour participer au développement d’une application iPad pour le London Metal Exchange, se manifeste. Ensemble, ils fondent Motion Metrics, d’abord en développant une application de suivi, ensuite en créant des prototypes de capteurs (au départ des iPhones fixés sur les skis).
Passionnés, ils se consacrant à plein temps au projet, même si Reddy n’a jamais skié. Aidés par le Venture Catalyst Challenge de l’Imperial, un programme d’accélération de start-ups, ils décrochent des appuis: Alex Hoye, chief executive du fabricant de skis Faction, et Sean O’Sullivan, investisseur américain en série spécialisé dans la technologie.
Ski d’été et chiens pisteurs
Depuis 2015, ils mènent une vie itinérante entre Shenzhen, la capitale chinoise de l’électronique où est fabriqué le matériel de Carv, et les stations de sports d’hiver en Autriche, en Italie, aux États-Unis et en Slovénie, où est testé et développé le logiciel. "Nous testions des prototypes sur une piste de ski sèche dans l’Essex", se souvient Reddy (26 ans). "C’était l’été, et quelqu’un m’a vu traverser la gare de Liverpool Street avec des chaussures de ski desquelles sortaient des fils. En une seconde, la gare était bouclée, la police était sur place avec chiens et démineurs. Un policier m’a demandé ce que je transportais, à quoi j’ai répondu “Un moniteur de ski numérique”."
Quatre ans plus tard, l’entreprise compte huit collaborateurs et un bureau permanent verra bientôt le jour à Innsbruck - une base centrale pour les marchés européens, proche des domaines skiables de Stubai et Hintertux où nous nous rencontrons.
Reddy reste au coin du feu pendant que Grant skie à mes côtés tandis que je teste l’application Carv. "Go get ‘em tiger!", m’encourage la voix féminine dans mon casque sans fil. Bien que séduit par l’enthousiasme juvénile de Grant et Reddy, je suis sceptique: étant donné les variables -infinies-, je doute que l’apprentissage machine puisse rivaliser avec un moniteur en chair et en os. En plus je vais à la montagne pour déconnecter!
Et pourtant, Carv est addictif. Même en mode free-ski, je me concentre sur chaque virage afin d’améliorer mon score - surtout en tenant compte de la fonction ‘classement’ où se retrouvent tous ses utilisateurs, partout dans le monde et en temps réel. Une combinaison de baromètre et de GPS indique au système quand nous prenons une remontée et, sur le remonte-pente, Grant et moi comparons nos scores.
Tintements gratifiants
Une fois échauffé, je commence la séance d’exercices de Carv. Tout d’abord, une session sur les carres. Je commence au niveau 12 sur 20, et ne passerai au suivant que si 16 des 20 virages consécutifs répondent à la norme. Très vite, j’entends les tintements gratifiants, mais la voix me reprend: “Essayez de ne pas former un A avec vos jambes”. Déception: après des années de travail, je croyais avoir amélioré ma posture en A, soit quand le genou intérieur va vers l’extérieur en virant.
Le fait que Carv ait relevé cette lacune est aussi impressionnant que décourageant. Et troublant: je ne peux m’empêcher d’avoir l’impression qu’il m’observe. Grant m’expliquera que la posture en A est déduite d’un écart dans l’angle formé par mes skis intérieur et extérieur.
Carv ne s’adresse pas aux débutants. par contre, il peut améliorer la technique des skieurs moyens.
Les 48 capteurs de pression situés sous chaque pied permettent de savoir où se porte le poids lors d’un virage et s’il passe en douceur d’un ski à l’autre. Le mouvement du smartphone dans la poche de la veste permet de savoir si le haut du corps est correctement positionné face à la ligne de chute. Un accéléromètre, un gyroscope et une boussole électronique sont cachés dans une minuscule puce sous chaque cou-de-pied: ils peuvent surveiller l’angle des carres, la vitesse, la symétrie des virages etc. À l’arrivée, Carv me félicite “Great job!” J’ai terminé le niveau. En tapotant deux fois mon écouteur du gant, je passe au niveau suivant.
Jusqu’à présent, les professionnels ont été positifs - tant les skieurs de compétition, dont le numéro un britannique Dave Ryding et l’ex-champion du monde de bosses américain Jeremy Bloom, que les moniteurs. Lorsque l’entreprise a lancé une campagne Kickstarter, les membres de l’équipe de ski américaine et la Professional Ski Instructors of America Association ont invité Grant et Reddy à un camp d’entraînement en Californie.
Certains des meilleurs skieurs de la PSIA, dont Jonathan Ballou, directeur de l’école d’Aspen, ont participé à l’élaboration des exercices et skié avec Carv pour fournir des données de référence. "On pourrait croire que cela va à l’encontre de leurs intérêts, mais je pense qu’ils veulent vraiment que plus de gens se mettent au ski", conclut Grant.
Carv ne pouvant pas prédire les avalanches, on aura toujours besoin d’un moniteur pour faire du hors-piste. L’application ne s’adresse pas aux débutants, ne conseille pas les restaurants d’altitude et elle ne porte pas les skis. Mais elle est rentable: une journée avec un moniteur privé revient à 550 euros environ dans les Alpes et beaucoup plus aux États-Unis. Si on les achète avant décembre, les semelles et l’application Carv coûtent 260 euros, et l’entreprise est en pourparlers avec de grands fabricants de chaussures de ski en vue d’intégrer la technologie dans des ‘smart boots’ prêtes à l’emploi, tant pour la vente que la location.
Le moniteur de ski du futur
Il existe d’autres applications qui ont un beau potentiel pour les amateurs de sports tels que le cyclisme, la course à pied et le golf, ainsi qu’en médecine. Pour cette dernière, ce type de capteurs est aujourd’hui déjà incorporé dans des corsets utilisés pour traiter la scoliose, pour fournir aux médecins des données quantifiables plutôt que de se fier aux entretiens avec les patients.
Même à ces prix, le métier de moniteur de ski n’est pas en danger pour le moment, car, même s’il est le moniteur du futur, Carv s’adresse aux skieurs moyens qui souhaitent améliorer leur technique. Chaque virage est enregistré dans ses serveurs, de sorte que le programme peut identifier les instructions et les exercices auxquels on répond le mieux, ainsi qu’à les comparer à d’autres skieurs du même niveau. Grant fait le parallèle avec la façon dont Spotify apprend à connaître le style de musique qu’aiment les utilisateurs et la façon dont l’intelligence artificielle est utilisée par les sociétés d’éducation. "En fin de compte, tout est optimisé sur mesure."
À la fin de la journée, nous redescendons dans la vallée en téléphérique et repassons de l’hiver à l’été: il fait 21°C et l’air sent une odeur de foin chaud. Même si Grant et Reddy ne sont pas encore millionnaires, cela ne fait pratiquement plus aucun doute que l’ère de l’information a sonné dans la montagne.